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Critique de Fabinou7


Lorsqu'on lui demandait pourquoi il n'écrivait pas l'histoire de sa vie, le compositeur magyar Franz Liszt répondait « c'est bien assez de la vivre » !

Je n'étais pas loin de penser comme lui, mais je dois avouer qu'avoir sa bio signée Stefan Zweig, ça a de l'allure…

Ces trois destins germains n'ont à priori que peu de rapport, Kleist, dramaturge excessif et subversif, Hölderlin, barde de l'hellénisme version teuton et Nietzsche le philosophe super héros prussien mais équinophobe.

Et pourtant, ces trois hommes n'ont choisi ni la tranquillité de l'esprit ni le repos de l'artiste. Contrairement à Goethe ou Schiller, sans doute sauvés par leur vertige, ils ont choisi, comme Faust, de pactiser avec le démon, de plonger tête bêche dans l'infini, sans compromis, sans recul mais en connaissance de cause.

Nous sommes tous agités par des formes de pulsions, des désirs ou d'autres ressorts psychologiques ou tendances de vie qui, nous le savons, avec le temps, jouerons contre nous. L'écrivain autrichien appelle cela métaphoriquement le “démon”. Ces trois âmes allemandes vont entrer en duel avec leur démon. Elles ne peuvent échapper à leur destin, autant essayer de couper de l'eau avec un couteau.

« La folie a creusé de trépidants ravins dans les refrains de la vie » écrivait le poète Tzara. le démon de l'infini, les poussent à surcharger de poids, sur la balance de leur vie, le plateau de leur oeuvre. Au bord du précipice, refusant les mains tendues par une vie trop prosaïque et – pour reprendre Tristan Tzara à nouveau - “la raison sans issue”, ils finissent tragiquement par chuter sous le poids de leur oeuvre, avalés par leur génie, et sont ainsi cueillis par le démon.

***

“L'Homme ne peut pas supporter tous les coups, et celui que Dieu frappe a, je pense, le droit de mourir”. Kleist souffre de ses excès, il n'a aucune mesure. Lorsqu'il a une passion, le démon s'empare de lui et lui donne une énergie démoniaque seulement pour là lui retirer dès que la passion s'affaiblie. Ereintant sa vie, au fil des tumultes de ses passions, le conduisant à brûler ses propres manuscrits, il finit par n'avoir plus que celle de la mort. Ainsi son démon, après l'avoir épuisé, tourmenté, isolé, car trop dangereux pour les autres, et lui avoir refusé le succès de son vivant, le conduit fatalement à s'ôter la vie.

“Ce n'est que pour de courts instants que l'homme peut supporter la plénitude divine. Ensuite la vie n'est que le rêve de ces instants.” Pour Hölderlin, les choses sont plus insidieuses. Ainsi le jeune poète, icône romantique au même titre que Novalis, Lord Byron, Lamartine et Keats, refuse catégoriquement, comme ses comparses, une vie sociale avec tout ce que cela implique de travaux alimentaires, de compromissions mondaines, et d'érosion du corps et de l'esprit. Il est poète et c'est tout. Son seul but dans la vie est d'apporter aux hommes la parole divine. Hypérion et Empédocle sont les héros de ce jeune Prométhée. Si ces premières années lui apportent une certaine notoriété il est vite incompris, sa poésie manque de chair, elle est hors sol, lui qui refuse tout expérience terrienne, et Goethe et Schiller lui tournent le dos. Mais, là où le démon avait poussé un Kleist, en conscience, à se supprimer, Hölderlin n'en fait rien. le démon lui retire lentement mais sûrement la raison, de sorte que ce jeune éphèbe aux boucles grecques continuera à vivre pendant plus de quarante ans, esseulé, embrumé, après sa mort sociale, oubliant jusqu'à son propre nom. Sa légende se muera en raillerie pour les jeunes étudiants prussiens.

“Si tu regardes longtemps dans un abîme, l'abîme regarde aussi en toi.” Enfin, Nietzsche, le sur-homme, en réalité très chétif, est sans cesse attiré par l'épicentre du séisme, le cratère du volcan, l'oeil du cyclone. Il encourage les philosophes à vivre sur un volcan, à penser dangereusement. Il ne veut pas d'un repos solennel et bourgeois comme Hegel, ou d'une vie momifiée et statufiée comme celle de Kant. Il veut penser jusqu'au bout, soigner son mal par une philosophie forte, il frappe désespérément sur l'enclume de sa chair maladive à la seule force de son marteau philosophique. le prophète dément annonce les guerres à venir, se fait son propre disciple dans la solitude de Sils Maria.

***

Zweig signe une triple biographie érudite, mieux construite que le triptyque précédent (« Trois Maîtres : Balzac, Dickens, Dostoïevski »), parfois emphatique et lyrique, mais surtout captivante, par la précision de sa plume, la clarté de son propos et la richesse de sa langue. le grand écrivain viennois assume sa subjectivité et ses interprétations. Il réussit à démasquer le démon qui est à l'oeuvre en chacun de nous et rend hommage au destin tragique des indomptables qui l'ont suivi.
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