Ce constant décalage, cette distance pudique et hypocrite vis-à-vis de la souffrance, fit qu'à terme tous mes actes, même quand je les croyais pieux, ne pouvaient que se résoudre dans le paradoxe ou m'entraîner vers le mensonge.
J'espère pouvoir le dire sans mentir : j'ai le sentiment profond d'avoir toujours été sincère, et c'est sans doute pour cela que je suis passée si aisément d'une contradiction à une autre.
Je n'arrivais pas à comprendre comment il avait pu passer du statut de musulman parfait à celui d'épave absolue, sans transition, alors que j'avais toujours cru que l'islam protégeait de telles dérives. Dans ma vision encore très manichéenne du monde, j'aurais voulu croire à un châtiment divin, mais qu'avait-il donc bien pu faire de si mal? […] Il était évident, mais je ne devais le comprendre que plus tard, que comme des milliers de jeunes des cités, en passant ainsi d'un extrême à l'autre, il ne faisait qu'exprimer sa détresse existentielle, son incapacité à trouver sa place dans un monde qu'il ne comprenait pas et qui ne semblait pas vouloir de lui. Que cherchait-il au juste? Que cherchent tous ces jeunes à la dérive qui se suicident à l'aide d'un islam extrême ou à coups de canettes de bière suralcoolisée et de spliffs dix fois trop chargés? La passion pour l'école et les études m'avait épargné de nombreux pièges mais j'étais essentiellement aussi fragile que mon cousin, finalement prêt à basculer à chaque instant.
Il faudrait réfléchir à ce qu'est vraiment la cité, […] il faudrait comprendre la désolation, la misère intérieure de ceux qui l'habitent. Je ne dis pas qu'il leur est impossible d'y vivre des moments heureux; mais tous sont en souffrance, parce qu'ils n'ont pas choisi leur situation et qu'elle leur semble fixée pour toujours. Le drame de la cité, c'est le déterminisme, la conscience d'un destin indépassable, de là découle son malheur. La quête effrénée de l'argent, dans laquelle tous les coups sont permis, vient de là: il ne fait certainement pas le bonheur mais il donne le choix.
Cette femme, qui toute sa vie n'avait connu que le catholicisme, admettait sans s'émouvoir outre mesure que ses fils ne perpétuent pas une tradition spirituelle familiale datant d'avant ses grands-parents. […] Ma mère me dit même un jour que la religion n'était qu'un moyen, et que seul le but comptait.
C'est au milieu de ce chaos qu'est née l'actuelle génération de jeunes, qui s'est retrouvée livrée à elle-même. Ceux qui auraient dû leur fournir un modèle étaient devenus soit des épaves shootées du matin au soir soit des dealers sans foi ni loi qui auraient trahi père et mère pour quelques francs. Comment dès lors éprouver du respect pour eux? Des gars se sont retrouvés en affaire avec des types qui avaient dix, voire quinze ans de moins qu'eux, quand d'autres se faisaient agresser verbalement et physiquement par des gangs de gamins qui avaient l'âge d'être leurs enfants.
A l'époque il devait avoir quinze ans, soit à peine deux de plus que moi, mais c'était déjà une vraie légende : à lui seul, il se faisait environ quinze mille francs par jour.
Si l'on ajoute à cela la revente du produit des cambriolages d'appartements dont nous étions devenus spécialistes, on peut comprendre que je gagnais très bien ma vie dès l'âge de douze ans.
Cette fête africaine perpétuelle dans laquelle je vécus jusqu'à mon adolescence développa en moi un esprit de tribu et la particularité de parler fort sans aucune raison.
"On a pris le rap comme ça, pour s'évader d'la prison d'l'existence..."