Il y a chez les musulmans une humanité troublante. Les jeunes hommes se montraient envers moi d’une douceur tendre. J’ai trouvé là une famille, puisque mon nom et ma fortune reviendront à mon neveu, plus froid que la glace, rempli de calculs et de ruses… Vous m’accusiez de défendre les morisques par cupidité. En réalité, je les aime, Monsieur le cardinal. lls ne sont pas meilleurs que les autres hommes. L’occasion de se venger s’offrirait-elle à eux, ils me trancheraient la gorge sans le moindre remords. Ils vivent dans un accord intime avec le monde ; chaque aurore est pour eux une promesse accomplie. Ils ne connaissent pas non plus la solitude. Toujours et partout ils se rassemblent, se tiennent mutuellement chaud, avez-vous remarqué ce trait ?… C’est cela que l’Espagne va perdre, Éminence, plus encore que le fruit de leur travail, le réconfort d’une communauté.
Lorsque je réclame l’expulsion de la population morisque, c’est cette réalité que j’ai en tête. Pensez-vous que des civilisations que tout sépare puissent cohabiter dans l’harmonie ? Où trouvez-vous que ce prodige ait réussi ? En quel pays ? Trouvez-moi une terre musulmane où le culte chrétien puisse être célébré librement.
J’entends ces arguments depuis l’enfance, je les ai lus dans des dizaines de pamphlets : donner du temps, patienter, faire montre de douceur. Hélas, il vient une heure où il faut oser trancher.
Ce que l’Europe déteste en nous, c’est moins notre cruauté que la résistance que nous opposons aux idées néfastes de la liberté de conscience.
Il y a partout des mouchards et des espions. Tout le royaume est une entreprise de délation.
Bien que nés dans le pays, bien qu’hispaniques, ils ne parlaient pas le castillan, malgré les siècles passés depuis leur défaite. Le sentiment populaire les regardait avec haine, les soupçonnant de trahison à travers leurs marchands ambulants qui parcouraient tout le pays ; on les accusait d’avarice, de cupidité ; du fond de leur misère, ils éprouvaient la peur d’être bientôt submergés par leur nombre. C’était une haine viscérale, animale, faite d’une crainte obscure. Les membres du Conseil avaient reçu copie de centaines de lettres adressées au sultan pour lui déclarer qu’en cas d’invasion il trouverait une armée prête à se battre, si seulement elle recevait des armes ; d’autres, envoyées au roi du Maroc, le renseignant sur les forts dressés sur les côtes, leurs garnisons, leur nombre, autant de preuves de leur trahison.