Citations de Abdellah Taïa (265)
Je n’avais que 17 ans.
Je ne savais pas.
Je ne savais rien.
Dans ce cimetière près de la plage de Salé, tu avais toi décidé quelque chose. Je croyais être de nous deux le plus malin. Mais non. Ma sorcellerie n’a servi à rien. Ni moi ni mes djinns n’étions en mesure ce jour-là de deviner à quel point ton pouvoir était immense et à quel point ta dictature naturelle allait tout écraser en moi, absolument tout dominer.
A cause de toi je suis devenu un autre.
Je ne suis plus moi aujourd’hui.
Je suis qui ?
Tu étais à moi. Un étranger encore. Un corps puissant par lequel j’allais sauver ma peau, fuir la pauvreté. m’épanouir ailleurs. connaître un autre monde. celui que je voyais à la télévision. Avoir de L’argent. Devenir riche.
C’est sans doute le plus beau moment de toute ma vie. Non seulement je vivais le rêve mais, en plus, par la perte définitive de l’innocence je préparais l'avenir.
Je te faisais à toi ce que je voyais les femmes autour de moi faire. Comme elles, j’étais impitoyable, en cet instant si près de ton sexe, L’occasion était là : pouvoir, vengeance et assurance matérielle pour le reste de ma vie. Inutile de jouer au pur: cela ne menait nulle part. Par le mal. la sorcellerie, il fallait te retenir. T’emprisonner. Inscrire en toi mon programme. Te donner l’ordre de revenir.
Tu es à moi. Tu es à moi. Tu es à moi. Chuchoter dans tes oreilles ma voix qui habite désormais ton prénom. Ton très beau prénom. Emmanuel. Emmanuel Emmanuel. Tu ne savais rien de tout cela, n'est-ce pas ? Aujourd hui je le révèle et je te quitte.
Ceux qui sont comme moi aujourd’hui. je les croise à Paris depuis mon arrivée. lls viennent eux aussi du Maroc ou bien des pays d’à côté. Ils sont homosexuels. Ils ont désomals presque 60 ans et ils disent que la France les a sauvés. Cela me fait rire à l’intérieur chaque fois que je les entends parler ainsi de la France qui émancipe et donne les cés indispensables à la liberté. Des foutaises ! Rien que des foutaises, tout ce langage. Les pédés arabes qui cherchent un abri en France sont traités de la même manière que les autres émigrés. Une case préparée pour eux depuis plusieurs décennies, plusieurs siècles, les y attend, les y enferme. Pour être acceptés des Français, ils parlent leur langage théorique, abstrait, fumeux. Avec les années qui passent, vite, ils n’osent plus nuancer leur parole, quelque chose de ce qu’ils sont au fond, de la première terre où ils ont tout appris de la vie. Ils sont intégrés. Ils sont acceptés. Ils sont libres. Ils le disent et le redisent. Ils peuvent tromper les autres, les Français, avec ces affirmations. Pas moi. Surtout pas moi qui vais, qui marche à Paris sur le même chemin qu’eux. Comme eux j’ai été d’abord un excitant et exotique objet sexuel en France. Je ne le suis plus. J’ai 40 ans. Je suis vieux, fini, asséché, déjà.
Tu ne voulais pas de moi. Tu avais l’intention de me tuer. Et pourtant, de tous tes enfants, je suis celui qui te ressemble le plus. J’ai exactement le même cœur que toi.
Maman, tu as disparu. Tu vas disparaître. Et on ne s’est rien dit. Je sais tout de toi. Tout. Mais tu ne sais pas l’essentiel sur moi, en moi. Tu ne sais pas ce que je veux que tu saches.
je t’admire, maman. Tu as su rester fidèle à tes principes. La cruauté comme règle du jeu, du monde. Oui c’est oui. Non c’est bon. On ne discute pas. Exécutez.
Je suis plus que jaloux de lui.
Et, malheureusement pour moi, je suis comme toi.
Exactement comme toi.
Je fais tout comme toi. Et je n’arrive à le voir vraiment, clairement, que depuis ton départ, ta mort. 2010.
Tu n’es plus là. Et tu es toujours là.
Malgré moi, en tout, je te ressemble.
Je veux être déchu comme lui, Hamid. Je suis froid et tranchant comme toi. Malin, calculateur, terrifiant parfois.
Tu as disparu de ma vue mais tu es encore là, dans l'air. Je te vois. Ta trace. Ton souvenir. Ta virilité douce.
Me donner à toi. Te prendre en moi, mélanger mes odeurs et notre sueur. Nos chemins et nos rêves.
"𝘕𝘰𝘶𝘴 𝘯𝘦 𝘴𝘢𝘷𝘰𝘯𝘴 𝘱𝘢𝘴 𝘷𝘰𝘪𝘳. 𝘓𝘦𝘴 𝘩𝘰𝘮𝘮𝘦𝘴 𝘯𝘦 𝘴𝘰𝘯𝘵 𝘥𝘰𝘶𝘦́𝘴 𝘲𝘶𝘦 𝘱𝘰𝘶𝘳 𝘶𝘯𝘦 𝘴𝘦𝘶𝘭𝘦 𝘤𝘩𝘰𝘴𝘦 : 𝘪𝘯𝘷𝘦𝘯𝘵𝘦𝘳 𝘥𝘦𝘴 𝘮𝘦𝘯𝘴𝘰𝘯𝘨𝘦𝘴 𝘦𝘵 𝘷𝘪𝘷𝘳𝘦 𝘥𝘦𝘥𝘢𝘯𝘴 𝘦𝘯 𝘤𝘳𝘰𝘺𝘢𝘯𝘵 𝘴𝘦́𝘳𝘪𝘦𝘶𝘴𝘦𝘮𝘦𝘯𝘵 𝘲𝘶𝘦 𝘤'𝘦𝘴𝘵 𝘭𝘢 𝘷𝘦́𝘳𝘪𝘵𝘦́."
Les enfants ne s'appartiennent jamais chez nous.
Je comprends et je ne comprends pas. Je vois et je ne vois pas. Le monde des hommes du bled. La solidarité entre les hommes du bled. Les gestes des hommes. Les hommes passent l’essentiel de leur temps entre eux. Homme à homme. Et ce qui doit arriver arrive. Il se soulage entre eux. En attendant. Rien de nouveau. C’est naturel.
On est là. Sur cette terre. Et, d’un coup, on n’est plus là. C’est comme si on n’avais jamais été là.
Ensemble, nous vivrons et nous oublierons le traumatisme que nous venons de vivre. De subir. Il n’y a que cela comme solution. Espérer trouver un jour l’oublie.
J’avais accompli cette mission étrange et nécessaire : enterrer un corps invisible. Et mes yeux étaient devenus secs, secs. Mourir ? Continuer de vivre ? À ma grande surprise, je voulais rester dans cette vie. Il me fallait alors entrer dans une nouvelle peau (…). Changer. Changer de coeur. Arracher mon coeur d’avant et le remplacer par un autre. Et manger le monde. Dévorer le monde. Tuer le monde. Il n’y a que cela qui marche, visiblement.
Tout le monde me rejette de nouveau. Tout est fermé. Toutes les portes. Il n’y a rien à espérer . Je veux juste retourner derrière les murs. être avec mes amis, mes frères, mes hommes. C’est la guerre et c’est la paix. C’est la paix et c’est la guerre. L’une dans l’autre en permanence. Pas de répit. La paix en prison vaut la peine d’être menée. On fait tout cela sans vraiment se cacher. C’est cela qui me manque le plus : ne pas me cacher. Depuis que je suis sorti, je dois me cacher de nouveau, jouer plusieurs personnages à la fois, être hypocrite, être stratège, être faux tout le temps. Avoir mille et un visages. Ce n’est plus pour moi. Je n’ai plus les codes d’ici. Je ne comprends plus rien à ici.
Je devais me lever à cinq heures du matin tous les jours pour lire le Coran pendant deux heures consécutives, faire la prière sans cesse comme pour revenir à moi et laver mes péchés.
Mais je n'y arrive plus. Je n'en peux plus. Car mon corps m'appartient , il n'appartient ni à mon père, ni à mon mari, ni à mon entourage, ni aux yeux des hommes dans la rue et encore moins à l'Etat.
J'ai moi aussi décidé de vivre mes amour librement et je suis parti. Mais, si nos maisons d'exil sont plus sures, leurs murs sont nus. Ici, nos rêves sont à l'abri mais n'abritent plus aucun souvenir.
Partir vivre dans un pays étranger, a fortiori sur un autre continent, vous fait réfléchir à vos origines, à votre identité et votre nationalité. On vous demande continuellement d’où vous venez et pourquoi vous êtes là. J’avoue ne pas pouvoir répondre clairement à ces deux questions.
À présent, il faut le sauver de cette Monique. Éloigner cette Monique de notre vie. L’empêcher de détruire tout ce que j’ai construit très difficilement pendant toutes ces années. On est proches du but. Tout proches. Je ne laisserai personne arrêter notre marche, nous imposer d’autres chemins, nous diviser.