Alexandre Lacroix

Infirmières, chirurgiens, anesthésistes, voilà des métiers que l'on choisit par sainteté, par dévouement, par philanthropie, par désir de se rendre utile, mais aussi, parfois, parce que cela donne l'occasion inouïe, que seuls ont connu dans l'histoire quelques kapos ou pervers habiles, d'avoir des centaines d'êtres souffrants à sa merci.

S'ils sont plus beaux, les enfants que nous avons jeune, c'est que quelque chose de la flamme de notre propre enfance ne s'est pas encore éteint et passé directement en eux.

Oui, je pense que c'est lors de ces échanges de regards, sans paroles, davantage que pendant nos longues conversations asymétriques, que nous nous trouvions pleinement l'un face à l'autre, père et fils.

J'ai bien l'impression qu'aucun homme ne s'est décrit en train de changer une couche.

(...) nous nous sentions comme deux marins amateurs qui n'ont jamais rien fait d'autre que de canoter sur le canal de Loire et qui se trouvent en train de passer les quarantiemes rugissants, puis les cinquantièmes hurlants, et qui vont être obligés de se relayer en permanence à la barre, de prendre des quarts, la peur au ventre, sans jamais plus être libres de s'octroyer la moindre pause.

Être un banlieusard d'Avignon, ce n'est pas être un banlieusard de Pars, Londres, New-York ; aucun rayon de lumière d'une mégalopole ne vient jusqu'à vous ; il s'agit de survivre dans une zone interdite, un nulle part ailleurs, le genre de biotopes vers lequel n'a jamais été dépêchée une équipe de télé et où, pour cette raison même, par l'absence d'enregistrement, de comptabilité officielle, tout devient possible.

"C'est ta photocopie. " (...) Cela ne me déplaisait pas d'avoir utilisé le corps d'une femme comme une photocopieuse.

Alors oui, pour revenir à votre question, appartenir au modèle dominant, se trouver dans la norme hétérosexuelle est rassurant, au moins au départ, car on n’a pas à se justifier, on n’est pas non plus montré du doigt, mais ça ne garantit nullement qu’on trouvera son bonheur. Et si le chemin du marginal, du minoritaire est plus compliqué pour commencer, il demande du courage et force à être plus conscient de ses désirs… Cela aide peut-être à se réaliser par la suite.

Nous nous sommes occupés d’eux à plein temps, et c’est à peine si nous avons pris du repos. C’était tellement accaparant que je me mettais parfois à extrapoler, à imaginer une humanité qui serait exclusivement occupée à son propre prolongement. S’il y avait un enfant en bas âge par adulte, partout dans le monde, les métiers, l’économie, la création, la science s’éteindraient, dans une apocalypse de crèche.

Peut-être l’une des plus courantes et plus tristes erreurs que commettent ceux qui se lancent dans cette aventure de la recomposition familiale est de partir du présupposé que tout va bien se passer, que ça se tissera sans peine, vision utopique qui prépare à bien des déconvenues et des souffrances. Il vaudrait mieux tenir pour certain que la situation sera bancale et conflictuelle, que tout le monde finira amer et frustré, et accueillir au sein de ce désastre annoncé les beaux moments comme des sourires.

Les grands jours de notre vie sont, théoriquement, comme des épreuves auxquelles nous devrions nous présenter en pleine forme, au meilleur de nous-mêmes – cependant, en pratique, nous ne sommes pas des machines. 

J’ai bien l’impression qu’aucun homme ne s’est jamais décrit en train de changer une couche. Les écrivains mâles ont évoqué en détail la manière dont ils chassaient, dont ils faisaient du sport, dont ils lisaient, mangeaient, combattaient, travaillaient, s’enivraient, dont ils faisaient l’amour, dont ils déambulaient dans les rues en quête d’un assouvissement sans cesse ajourné, dont ils voulaient faire la révolution ou changer le monde, dont ils allaient aux toilettes même… Mais y en a-t-il eu un seul pour nous raconter comment ça se passe, un changement de couches ?

Je comprenais que les enfants, lorsque nous passons vraiment du temps avec eux, nous rendent le monde une seconde fois. Par empathie, immergés dans leurs impressions, nous nous mettons à redécouvrir des merveilles du quotidien auxquelles nous ne prêtions plus attention.

On ne se console pas de la mort de celui ou de celle qu'on aime parce que le temps passe, que la plaie se referme et que l'on finit pas oublier. Bien au contraire, on s'en console lorsqu'on arrive à vivre une sorte de compagnonnage heureux avec son mort. Je crois qu'il y a là une étrange réalité dont personne n'ose parler : non seulement nous vivons avec nos morts, mais cette relation intérieure que nous avons avec eux est une des choses les plus intenses et les plus belles qu'il nous soit échu de vivre.

Une phrase est unique si on l'envisage selon sa structure grammaticale, mais elle ressemble à un labyrinthe des glaces si on considère le nombre d'images mentales qu'elle est susceptible de générer.

la lecture des livres de philosophie permet de mettre des mots sur les idées qui se trouvent en nous à l'état diffus, exactement comme la lecture des romans nous aide à mettre des mots sur nos sentiments diffus.

Au lieu d'espérer que les baisers m'emmènent entre deux cuisses, je souhaitais au contraire qu'il ne se passe rien. Je me suis mis, bizarrement, à me réjouir d'un tout autre genre de palots. Non plus les câlins enivrés qui jalonnent le chemin vers la coucherie, mais au contraire, les baisers de surface, si j'ose dire. Des contacts des lèvres aussi superficiels que les relations qui se nouaient au hasard. Il existe, en effet, un geste que seule favorise la métropole, impossible dans un village, et qui a du coup une valeur spécifique : je veux parler des baisers gratuits. De ceux qu'on échange dans la folie du moment, sans penser à l'après. Je ne me serais jamais cru capable de pourchasser ce genre d'accolades en pure perte, et pourtant elles ont fini par me sembler délicieuses

Il y a bientôt eu mon Drancy. Un microcosme me permettant d'échapper momentanément à l'agitation de Paris, ce théâtre de marionnettes ripoliné. (p. 200)

Et c'était vrai, un chant avait commencé à retentir, qui provenait du fond de la chambrée. C'était un chant yiddish, un de ces chants déchirants du ghetto dont je ne comprenais pas les paroles, mais c'était très beau quand même. Les syllabes étaient comme découpées dans du métal. Malgré les trémolos pathétiques, on sentait qu'aucune de ces paroles ne voulait faire un cadeau au malheur ni le caresser, non, il s'agissait plutôt de le rouer de coups. (p. 155)

Elle a révélé chez moi des ressources que je ne soupçonnais pas. Oui, elle m'a donné le courage de surmonter ma fatigue, mon dégoût, ma faim, mon désespoir, parce que je voulais l'encourager et que je sentais qu'elle avait besoin d'une présence, d'une amie sûre. Moi, je voulais être ce soutien pour elle. En lui remontant le moral, en jouant les protectrices, c'est moi que je maintenais à flot. (p. 38-39)