AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Almudena Grandes (300)


En
montant en voiture, j’eus la sensation que ma grand-mère Teresa, et sa
présence douce et bienfaisante continuaient de voler au-dessus de ma tête,
me recouvrant et me protégeant à la fois. J’étais étourdi et pourtant
tranquille, heureux de savoir mais encore incapable d’analyser ce que je
venais d’apprendre, toutes ces informations qui tournaient dans ma
mémoire – l’image de ma grand-mère, si jolie, si jeune, si fière, ce petit
miracle du temps et de l’histoire qui l’avait fait vivre, qui l’avait tuée, qui
me l’avait rendue après tant d’années sous la forme d’une image digne
d’elle-même, de sa force, de son intelligence et de son courage. Il y avait
une chose héroïque et familière, exemplaire et petite, grandiose et connue,
merveilleuse et quotidienne, espagnole et universelle chez Teresa González
Puerto, et tous ces ingrédients débouchaient au même endroit. Moi.
Commenter  J’apprécie          20
C’était une femme très forte, pensai-je. Ce fut une femme très forte puis
plus rien ; Teresa González Puerto, celle qui l’inventa, qui s’engagea
beaucoup, énormément, et qui passait ses journées à crier dans les rues, et
était forte, intelligente, courageuse, trop courageuse, comme si le courage
pouvait être excessif, comme s’il dérangeait, comme s’il pouvait être de
trop dans la vie de quelqu’un, dans celle des autres, mais elle était bonne
également, très bonne, et il faut le souligner, car la bonté d’une mère de
famille ne va pas de soi quand elle est forte, intelligente, et courageuse, trop
courageuse, dans les territoires exempts de la loi de la gravité. Teresa
González Puerto, qui avait épousé le mauvais homme, avait essayé
l’existence d’une jeune et paisible épouse bourgeoise, mais n’avait pas aimé
ça. Elle avait cru au rêve de sa propre liberté, et l’avait exercé pour gagner
l’amour d’un magicien, pour tout risquer, pour tout perdre et enfin la vie.
Alors, et bien que le sourire de ma grand-mère me fit du mal, bien que je
pressente qu’il ne cesserait jamais de m’en faire, son souvenir me porta vers
celui d’une autre femme excessive.
Commenter  J’apprécie          00
Elle
était morte bien avant ma naissance, mais elle restait ma grand-mère, elle le
serait toujours même si elle était morte à mon âge, à quarante et un ans, une
femme extraordinaire, plus que je ne le deviendrais de toute ma vie. C’était
ma grand-mère et je l’aimais. Je ne l’avais jamais vue, mais je l’aimais. Elle
ne m’avait pas connu, mais je l’aimais. Elle ne m’avait jamais touché,
jamais pris dans ses bras, jamais embrassé, mais je l’aimais, je l’aimais, je
l’aimais. Pour de bon, et soudain, je l’aimais.
Commenter  J’apprécie          00
« Si on l’avait fait avant, il ne serait pas nécessaire de continuer
aujourd’hui », voilà ce que j’avais dit, mais je ne savais pas alors ce que ces
mots signifiaient. Je ne savais pas ce qu’on éprouve en imaginant la terreur,
l’angoisse, le désespoir, la peur, la douleur qui au dernier moment
décompose le visage de l’homme ou de la femme, jeune et souriante, qu’un
enfant a vus pendant toute sa vie sur la photo posée sur une commode, au
salon ou dans l’entrée de la maison où il a vécu, où il est devenu un adulte
doté de jugement et de mémoire. « Ton grand-père, ta grand-mère, ma
mère », juste un prénom et un visage, et avec de la chance une poignée de
mots aussi, peut-être un objet joli, voire précieux, et rien d’autre, aucun
souvenir vivant et chaud à associer à un sourire ancien, immobile, congelé
dans un simple cliché en noir et blanc. Jusqu’au moment où la nuit tombe,
un trou s’ouvre, un verrou est poussé, un peloton se forme ou le canon d’un
pistolet se pose sur une nuque et alors oui, alors on éprouve ce que l’on n’a
jamais vu, la terreur, l’angoisse, le désespoir, la peur et la douleur, on sent le
corps qu’on n’a jamais étreint, les mains qui ne se sont jamais touchées, les
larmes que les photographies ne versent pas et le goût de plomb dans le
palais.
Commenter  J’apprécie          40
À 12 h 40, le bureau de l’état civil de Torrelodones était désert. Je pensai
que le sort m’avait abandonné, mais après m’être raclé la gorge, avoir
tapoté le comptoir et dit bonjour à grands cris, je vis apparaître un très jeune
homme, mince et portant des lunettes, qui m’adressa le regard terrifié des
novices absolus. Il aurait pu être un de mes élèves et cela me rassura.
Commenter  J’apprécie          00
Les traîtres se trahissent eux-mêmes avant toute chose ou quiconque.
C’est peut-être ça, le manque de respect envers soi qu’implique toute
trahison, qui les rend si méprisables.
Commenter  J’apprécie          00
Puis j’allai tranquillement me coucher, comme si ma vie n’avait pas été sens
dessus dessous ces trois derniers jours, comme si je me sentais capable de
maîtriser ma confusion, comme si cette confusion n’avait jamais existé.
Mais avant de m’endormir je me demandai quelle sorte de secrets pouvaient
bien découvrir les enfants de quarante ans sur leurs parents, quand ceux-ci
mouraient à quatre-vingt-trois ans, au début du xxie siècle, dans d’autres
pays du monde, et je me rendis compte que j’avais négligé un détail.
Commenter  J’apprécie          00
J’aurais dû rester là, m’interroger sur les différences, les coïncidences, le
sens véritable de ces vieux mots qui nous pèsent tant, qu’ils nous obligent à
tant de choses après tant d’années, mais les histoires espagnoles abîment
tout et moi j’étais tombé amoureux, j’étais amoureux de ma grand-mère, de
Raquel, et j’avais choisi de vivre cet amour, pas de le penser, mais de le
servir avec loyauté et abnégation, la conscience noble et entière d’un naïf
chevalier médiéval ou le strict désespoir du fils ingrat, traître, qui se soulève
contre son père. Mon père. Ces deux mots n’avaient jamais été un problème
pour moi, cela ne m’avait jamais coûté de les prononcer, de les assumer,
avant de connaître Raquel, avant de connaître Teresa, un sourire jeune et
paisible qui n’avait pas eu de chance, pas davantage que n’en eurent la
raison, la justice ou la liberté, la lumière pour lesquelles elle se battit. Ma
grand-mère, une vague d’amour soudain et une intensité, une pureté
difficile à expliquer, aurait fait de moi un homme meilleur si je l’avais
connue avant, si je l’avais connue à temps. Son souvenir m’aurait suffi
pendant de longues années, il aurait été suffisant pour charger de sens mon
prénom, mes noms de famille, or il m’était parvenu maintenant dans une
émotion contradictoire et multiple, une ferveur qui l’affirmait et l’excluait
en même temps.
Commenter  J’apprécie          00
Tout avait tellement changé et si
vite, dans des proportions si impeccables, que je ne pouvais pas analyser ce
qui m’arrivait et le vivre en même temps. J’avais choisi de vivre, et
pourtant, quand je pris Teresa González de la main gauche et que je touchai
son visage avec les doigts de la droite, comme j’avais vu faire Raquel avec
la photo de ses grands-parents, je me demandai si dans d’autres pays du
monde les gens n’avaient pas plutôt des portraits de leur père, de leur mère,
sur la table de nuit ou à côté de l’écran d’ordinateur.
Commenter  J’apprécie          00
En fin de compte, je tins quarante-huit heures.
J’avais la tête à sa place, plus qu’avant, plus que jamais, et je tins
quarante-huit heures, une énormité abyssale de secondes et aucune parce
qu’elles se délitèrent dans l’air comme si elles n’avaient jamais existé
quand je la revis et qu’elle me regarda, sourit, ferma les yeux, les rouvrit, et
décréta l’inexistence foudroyante, radicale, de n’importe quel être vivant ou
objet inanimé hors de la portée de ses bras. Moi, j’étais entre ses bras, la
tête à sa place, ferme, solide, bien ancrée sur les épaules. Moi, Álvaro
Carrión Otero, plus moi, plus vivant, plus raisonnable. Moi, soudain
excessivement homme.
J’avais tenu quarante-huit heures et pendant ce laps de temps il ne s’était
rien passé, et pourtant il s’était passé beaucoup de choses.
Commenter  J’apprécie          00
La marque des bretelles sur la peau de ses épaules, me rappelai-je. La
couleur exacte de ses mamelons. La tension de son menton quand elle
laissait tomber la tête en arrière. Le mystérieux ressort rétractile que le
plaisir activait dans ses doigts de pied, les ongles courts et vernis en rouge
comme des crochets soudains et incapables de se contrôler. L’odeur de son
sexe sur mes mains. Le poids de sa tête sur ma poitrine. L’écume sucrée de
sa peau. La joie.
Commenter  J’apprécie          00
Cet homme était moi, et il ne savait pas l’être, il était
moi, et il ne me comprenait pas, il était moi, et il ne savait pas ce qui
m’arrivait ni pourquoi, parce que rien de semblable ne m’était jamais arrivé,
et pourtant tout était simple, aussi élémentaire que la faim, la soif, le
sommeil, cette définition flamboyante du besoin que je parvenais à peine à
attacher avec les courroies expérimentées de mon ancienne prudence.
Commenter  J’apprécie          00
Elle parla, et tout se remit à couler avec une placidité rose, l’habitude
impassible de l’eau qui coule, une violence symbolique, paisible et charnue,
qui déboucha sur une nouvelle définition de la nécessité et finit de
pulvériser le prestige des phrases importantes, inutiles maintenant,
maladroites, puériles dans leur difficulté ampoulée. Raquel Fernández Perea
ouvrait les yeux, exposait sa qualité dense et brillante à la volonté fascinée
de mes yeux, et tous les pendules du monde entreprenaient à la fois un
mouvement harmonique qui arrêtait le temps, annulait l’espace, et faisait
trembler mon cœur, le cœur de la Terre. Raquel Fernández Perea fermait les
yeux, et ses paupières caressaient les yeux de la planète comme une
harmonie de doigts parfumés, apaisants, pour que tous les pendules du
monde tournent dans l’autre sens, emportant la réalité avec eux vers un
univers frais et tendre, nouveau-né. Raquel Fernández Perea respirait, la
respiration tendait d’un fil imaginaire le balcon immaculé de sa poitrine, et
je voulais mourir.
Commenter  J’apprécie          00
Puis elle sourit à nouveau, ou peut-être pas, car ses lèvres s’entrouvrirent,
s’incurvèrent, et dessinèrent l’arc d’un sourire théorique mais incompatible
avec elle-même. Son geste ne parvenait pas à masquer un rictus amer, la
trace d’une peine profonde et souriante, domestiquée et sincère, qui
respirait avec modestie et aussi avec orgueil, comme ces douleurs légères et
constantes auxquelles les malades chroniques ne savent plus ni ne veulent
renoncer. C’était à cela que ressemblait Raquel lorsqu’elle souriait, pendant
qu’elle enveloppait sa peine dans un sourire feint, ou peut-être authentique,
qu’elle l’emmitouflait, prenait soin d’elle et la couvrait comme si elle avait
été un bien précieux, même si cela faisait mal, comme un plaisir
douloureux, mais un plaisir. Je vis tout cela dans le sourire de Raquel
Fernández Perea, et je pensai que c’était le sourire le plus triste que j’aie vu
de ma vie, la peine la plus souriante que j’aie jamais contemplée, et je ne
sus plus que faire, que dire.
Commenter  J’apprécie          00
« C’étaient des rouges
espagnols, républicains, exilés. Ils avaient jeté les nazis hors de France,
gagné la Seconde Guerre mondiale, et ça ne leur servit à rien, mais ne
t’inquiète pas, c’est normal que tu ne le saches pas. Personne ne le sait, et
pourtant, ils étaient très nombreux, presque trente mille. Mais on ne les
montre jamais dans les films de Hollywood, ni dans les documentaires de la
BBC. On voit les prostituées françaises, qui se mettaient du cyanure dans le
vagin, et les boulangers, qui empoisonnaient les baguettes, mais pas eux,
jamais eux. Parce que si on les voyait, les spectateurs se demanderaient ce
qu’ils sont devenus, pour quoi ils se sont battus, ce qu’on leur a donné en
échange… Sans parler d’ici, ici, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé,
comme si maintenant ils dérangeaient, comme si on ne savait pas où les
mettre… Bref, c’est une histoire injuste, laide, une histoire triste et sale.
Une histoire espagnole, de celles qui gâchent tout. »
Commenter  J’apprécie          00
Je le regardai, il souriait, le sourire de Raquel se superposa au sien sans
effort, et il resta à flotter dans l’air tiède et bruyant de la brasserie pendant
que nous sortions dans la rue, mais il était là aussi, sur les panneaux
publicitaires, les vitrines des boutiques, les abribus et toutes les femmes que
je croisai, vieilles et jeunes, fillettes et adolescentes, plus ou moins mûres,
jolies, laides, vulgaires, voyantes… Elles étaient toutes Raquel, sur le point
de le devenir ou elles l’avaient déjà été et cela les définissait, les classait,
les exaltait ou les rendait indignes de vivre dans un monde qui n’était que
Raquel et n’avait d’autre pays que celui de mes yeux. Je marchais sur le
trottoir bigarré et curieux du samedi à midi et j’étais suspendu à l’heure, à
Fernando, à traverser sur les passages piétons, au meilleur itinéraire pour
arriver au restaurant où j’avais rendez-vous pour déjeuner avec ma femme
et avec celle d’un ami, et je souriais, je souriais seul ou ce n’étaient que mes
lèvres en retrouvant des détails, des gestes, des angles, des images qui
venaient d’elles-mêmes dans ma mémoire récente, qui était désormais la
seule à compter. Je connaissais enfin toutes les données du problème, mais
je me sentais incapable de le résoudre, incapable de formuler la relation
entre des hanches rondes, qui excédaient légèrement la théorie des
proportions, et l’étroitesse d’une taille qui proclamait avec véhémence sa
perfection. J’étais resté là, sur un point de cette équation impossible, et la
nostalgie de ce foyer tendre et solide, doux et généreux, relâchait mes
jambes et mon esprit à chaque pas.
Commenter  J’apprécie          10
Julio observa Romualdo, sourit, leva son verre et comprit ce qu’il venait
d’entendre. Armes secrètes, bombes miraculeuses, avions magiques,
uniformes taillés dans un tissu qui renvoyait les balles, il était loin du front
depuis plusieurs mois mais il lui était arrivé d’entendre des histoires comme
celle-ci, les contes de fées – ou de bonnes femmes – qui commencèrent à
proliférer après l’échec de Stalingrad – la bataille qui devait décider de la
victoire finale et qui avait été perdue. Mais il se contenta de sourire, il but et
resta silencieux.
Commenter  J’apprécie          00
Il venait de découvrir que, sans avoir cessé d’être une menace, son passé
pouvait devenir une garantie raisonnable d’avenir parce que, quel que soit
le résultat de cette guerre, il allait la gagner, et cela, être du côté du gagnant,
était la seule chose qui importait
Commenter  J’apprécie          00
Au printemps 1942, Julio Carrión ne doutait toujours pas que les siens
allaient gagner, cependant il ne pensait pas à la victoire, mais à sa survie.
Rester en vie, rester en vie jusqu’au bout, c’était là la seule chose dont il se
souciait. Il n’aimait pas la guerre, la vie militaire, mais il obéissait aux
ordres qu’il recevait, sans paresse excessive ni trop de diligence, car il
estimait que l’indiscipline pouvait lui coûter aussi cher que l’héroïsme.
Quand il fallait avancer, il n’était pas en première ligne mais pas en dernière
non plus, quand ils reculaient, il ne faisait jamais partie des premiers, ni des
derniers qui partaient en courant. Et quand les orgues de Staline, des
camions chargés de batteries d’artillerie si puissantes que leurs tuyaux
rappelaient ceux des orgues des églises jusqu’au moment où ils se mettaient
à tirer tous en même temps, jouaient la musique de cette guerre, il se jetait
par terre quelques secondes avant qu’on ne le lui ordonne, mais juste
quelques secondes. Il essayait de se camoufler dans la médiocrité de la
troupe, de devenir un homme gris, ni lâche ni courageux, ni admirable ni
méprisable, un soldat parmi les autres, sans signes particuliers – et pourtant
à Possad il se battit comme un lion, comme un suicidaire, comme le héros
qu’il n’avait jamais prétendu être. Il se battait pour lui, pour sa propre vie,
parce que chaque minute de survie, dans cette position assiégée, rallongeait
d’une minute ses perspectives de délivrance, parce qu’ils étaient peu
nombreux, parce qu’ils étaient seuls et qu’il n’y avait personne à proximité
à qui déléguer la responsabilité de son salut. Puis on le décora, mais tandis
qu’il feignait l’orgueil et l’émotion qu’il lisait dans les yeux d’Eugenio, il
pensait juste que, pendant les deux ou trois mois à venir, il n’aurait pas à se
porter volontaire pour une mission.
Commenter  J’apprécie          00
En d’autres
temps, Julio Carrión aurait ri de la naïveté inconditionnelle de cette
épidémie volontaire et euphorique, mais la guerre l’avait dépouillé avec ses
doigts simples, impitoyables, de son commode manteau de cynisme.
Commenter  J’apprécie          00



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Almudena Grandes (1045)Voir plus

Quiz Voir plus

Le coeur glacé

Quelle boisson manque tant au grand père Ignacio habitant à Paris ?

Champagne
rhum
vermout
aucune

4 questions
2 lecteurs ont répondu
Thème : Le Coeur glacé, tome 1 de Almudena GrandesCréer un quiz sur cet auteur

{* *}