Citations de Antjie Krog (23)
Être vulnérable c'est être humain à part entière. C'est la seule façon de pouvoir saigner dans l'autre.
Les années de plomb
16 DÉCEMBRE
un zeste d'état sauvage
de régate le long de côtes étrangères
pays inhabités
un zeste de siège sur un chariot
de regard au cœur d'une étrange vallée
− non scarifiée par le barbelé des frontières
par le bruit des voix
par le clapotis des bacs
les bailles à goudron et les cages à poules
le long du chariot
c'est un zeste de course à mi-corps dans l'avoine rouge
de quête de groseilles à maquereau de raisins de loup
de coupe de rotin
et de sommeil sous la toile ouverte de la nuit
étendue sur hiboux et chacals
une chose qui nous dépasse nous amena ici
une chose qui devint la jante de notre survie
le groseillier coriace de la foi
car qui presse les nuages contre les montagnes
afin que demeure légère et blanche la poudre
comme le talc français du cap
qui pousse les blancs boucliers noirs boucliers
avec la sagaie de la nuit
laissons-les attendre l'aurore et sa calebasse de feu
qui de sa propre main
mène le brouillard dense à l'assaut des montagnes
afin que nous voyions large et loin…
p.66-67
Portrait de l'artiste
CHANT UNI-DIMENSIONNEL POUR LE NORD
DE L'ÉTAT LIBRE D'ORANGE
PLUS PRÉCISÉMENT MIDDELSPRUIT
…
état sans printemps cher au cœur
où les trains et leurs fougères de fumée
gloussent égal-égal chaque hiver
sur l'avoine rouge tachée d'ailes de moineaux
sur des buissons kaki et des épineux comme du basalte
comme des pintades
brun jonc brun grès brun daman brun hiver
et dans les marais des touffes de livourne
où les perdrix roulent des crêpes avec le crépuscule
chaque matin d'hiver grince pointu comme une aiguille
clair claque le saule fouettant le gel
la lointaine bouffée des fumiers fumants
les pâturages d'automne réduits aux peupliers
− douce si douce entre les fils cliquète l'énergie électrique
ô plaines les plus chères à mon cœur
où le canif de l'hiver
plonge complètement
dans la récolte verte de l'été
tant d'années passées à essayer de t'effacer
pour féconder les plaines autrement
mais chaque saison je reviens te dessiner encore et encore
car je meurs comme je meurs
et même au Boland au Bushveld
fleurit dans mes yeux mois sur mois l'avoine rouge
p.20-21
PAYS DE CHAGRIN ET DE CLÉMENCE
EXTRAIT (f)
le corps se dérobe
la gorge bâillonnée
le prix de ce pays de peur
c’est la grandeur de son cœur
le chagrin traîne tout seul
quand les voix des angoissés se noient dans le vent
tu n’abandonnes pas
tu t’avances sur le sentier à pas comptés
tu me coupes les liens
en pleine lumière — plus léger, plus audacieux que le chant
puis-je te serrer ma sœur
dans le pli fragile d’un mot unique et partagé
p.116
Portrait de l'artiste
Je suis debout sur un foutu rocher
au bord de la mer à Paternoster
La mer cogne dans l'air ses guirlandes
d'écume verte
je regarde sans peur chaque bon dieu de vague
au fond des tripes avant qu'elle ne se brise
le rocher tremble sous mes pieds
les muscles de mes cuisses se bandent
mon bassin expulse ces vieilles résignations
et merde je suis rocher je suis caillou je suis dune
mes nichons chantent un air de cuivre
mes mains cramponnent la Baie du Meurtre
et la Baie de la Gueule
mes bras se déchirent d'extase au dessus de ma tête :
je suis
je suis
le seigneur m'entende
une putain de femme libre.
p.25
Les racines
MAMAN
Maman, je t'écris un poème
sans ponctuation chic
sans mot qui riment
sans adverbe
juste
un poème aux pieds nus –
car tu me fais grandir
dans tes petites mains tordues
tu me cisèles de tes yeux noirs
et de tes mots pointus
tu tournes ta tête d'ardoise
tu ris et replies mes tentes
mais tu m'offres chaque soir
à ton Seigneur Dieu.
ton oreille-grain de beauté est mon unique téléphone
ta maison ma seule bible
ton nom mon brise-lame face à la vie
je pleure maman
de n'être pas celle
que j'aimerais être à tes yeux.
p.29
Portrait de l'artiste
TRANSPARENCE DE LA SOLE
la lumière coule
de la nuit sur mon bureau
j'attends mes visiteurs sur papier
mes quatre enfants
dorsales et caudales les tiennent en bel équilibre
les petites nageoires près du cou vibrent sans cesse
les yeux si doux
dans la mare d'eau saumâtre Maman
pétrit l'argile des métaphores
approchez de derrière les dictionnaires et les pages vides
comme j'aime cette petite classe fragile
cette flottille mes quatre poissons
approchent de quoi vous nourrirai-je ?
enfant chéri flanc étroit
laisse-moi glisser vers le lit de la mer
jusqu'à l'étirement oui comme ça
cela tire un peu mais Maman te tient
Maman est là
l'œil du dessous surpris et bleu comme celui de Papa
émigre prudent en une gerbe complexe
de nerfs et de muscles
vers l'autre du dessus
la bouche mutine s'en va presque difforme
avec le temps la languelette trouvera son gîte
le flanc supérieur commence à se pigmenter sombre
imperceptible vous êtes couchés entre sable et rocher
partie du sol et jamais plus
ni pillards ni fuyards
je presse ma bouche contre chaque visage
chiffonné Maman sait
vous survivrez à la marée
p.13-14
PAYS DE CHAGRIN ET DE CLEMENCE
EXTRAIT (h)
à cause des récits des blessés
ce pays ne s'étend plus entre nous
mais en nous
il respire
se calme face aux cicatrices
à sa gorge merveilleuse
dans le berceau de mon crâne
il chante
il allume
ma langue mon oreille interne le creux de mon cœur
frémit vers la frontière
d'un vocabulaire nouveau plein de gutturaux doux et intimes
la rétine de mon âme apprend à s'ouvrir
chaque jour mille mots
me vissent une nouvelle langue
je suis à jamais transformée. Je veux dire
pardonne-moi
pardonne-moi
pardonne-moi
toi que j'ai lésé − s'il te plait
prends-moi
avec toi
p.118-119
MAMAN RENTRERA TARD
que je revienne vers vous
fatiguée et sans souvenirs
que s'ouvre la porte de la cuisine je
m'insère avec des ballots de cadeaux hâtifs
dans les couloirs rôdent les rêves
tristes de ma famille les vitres incrustées
de leur langue délaissée à la lumière
crue de la salle de bain me lave les dents
me colle une pilule sur la langue : Agis.
que je passe devant ma fille endormie
ses draps bien aplatis sous le menton
sur la coiffeuse des vers à soie couvés d'or
que je franchisse mes garçons
les poings froncés dans les coussins
leur chuchotement agité blesse la chambre
que je froisse une chemise de nuit dans le tiroir
l'enfile dans le noir empatté derrière ton dos
que m'inonde la chaleur
ne me fais ni poète ni humain
dans l'embuscade de la respiration
je meurs en femme.
p.61-62
ARCHITECTE MISSIONNAIRE
le jour nous sortons au soleil
— toi tes yeux de violon alto
et tes cheveux lisses comme les Alpes —
moi et mon accent
nous sortons entre d'étranges cuillers
et des couvertures pour poneys
par les montagnes qui font craquer leurs jointures
sous la fumée des bouses et les corbeaux
dans de blancs canoës nous glissons sur l'ignorance
sur des jours napperonés de paix
des garçons derrière les chèvres
et des troupeaux de bœufs ngunis
des charbons bruns se piquent sur les pentes
des champs rasoirs au flanc de Thaba-Tseka
de Thaba-Putsoa
mais la nuit : la nuit
nous rentrons au presbytère blanc de Morija
la nuit crépitent les écrevisses dans le vin français
la nuit nous dormons dans une tapisserie fait main
entre le corbusier et frank lloyd wright
égarés entre nos bras
perdus dans nos yeux
occupés à grimper
vers le plus haut
sommet
de la civilisation.
p.19
Sous une arche d'air violente, le bateau en route vers le continent me secoue ainsi que les commissaires. Je suis prise d'une indescriptible tendresse envers cette Commission. avec toutes ses erreurs, son arrogance, son racisme, son côté moralisateur, son incompétence, les mensonges, son incapacité en deux ans à mettre en place une politique d'indemnisation provisoire, sa frime - avec tout cela-, elle s'est montrée courageuse, naïvement courageuse face aux vents de fourberie, de rancœur et de haine. Face à la marée écrasante, sous le poids d'un passé brutal et de nouvelles politiques usurpatrices, la commission a maintenu en vie l'idée d'un humanisme commun. Elle a ciselé dans la douleur un chemin au-delà du racisme et donné du champ à toutes nos voix. Malgré tous ses échecs, elle a cependant allumé une lueur d'espoir qui me rend fière d'être ici.
Nous souhaitons simplement être des humains - certains avec des couleurs vives, d'autres avec des couleurs pâles, mais tous avec de l'air et du soleil.
Les années de plomb
16 DÉCEMBRE
…mais des merveilles ne redisent plus une merveille
les voix ne résonnent plus clairement
le pays n'est plus ni vaste ni cruel
mais petit et sans défense
et sur les routes goudronnées personne ne laisse de traces…
pourtant nous sommes façonnés par des saisons
de prospérité et de douleur
par la simplicité de quatre murs
par la poussée de la terre
la duplicité de la lumière et de l’été
c’est pourquoi nulle part ailleurs nous ne pouvons aller
car nulle part la terre n’est tendue de tant d’émotion
l’air n’est si clair
le jour ne se lève avec autant de violence
nulle part ne pouvons dormir aussi doucement
que dans la paume ouverte de ce pays
p.67
Portrait de l'artiste
CHANT UNI-DIMENSIONNEL POUR LE NORD
DE L'ÉTAT LIBRE D'ORANGE
PLUS PRÉCISÉMENT MIDDELSPRUIT
état sans printemps cher au cœur
où le maïs craque comme des étoiles
des barbes de renard plein la lune
les champs de tournesol étendent leur mouchoir sur les plaines
les nuages trébuchent comme des chevaux
le soleil noir lance des plumes de paon
au dessus des collines couvantes grasses et duveteuses
chaque étang éoliennisé de saules
scintillent les dernières étincelles du soir
sur des eaux héronement calmes…
p.20
CHUTE D'EAU
le large front vert et plat du Zambèze
qui se précipite
de l'eau tombante
chaînons d'écume
écumant manteau
pistes éclaboussées
chevelure affluant
fumante
arcs-en-ciel qui relient
tressent la vapeur le jet
le front vert et fumant du Zambèze immensongé…
p.62
Vers la liberté
À NOUVEAU DEVANT UNE PAGE BLANCHE
FORMAT A4
une ouverture doucement fait la moue
vibration, ma respiration ralentit
ratissage contenu j'attends
la pointe du crayon à fleur de page
je sens venir le fin battement de toile
mes sens se heurtent légèrement
au loin appelle un enfant/une porte claque/
bruits de pas dans le couloir
je force l'ouverture – même une tache fera l'affaire !
amoureux pressé ce muscle qui se ferme
une torpeur me saisit aux pieds je me dresse face au mur lisse
un enfant entre prudemment/tu es occupée, maman ?/
ses yeux gris et chiffonnés...
p.89
Vers la liberté
ODE A L'ÉCRITURE
la terre geint dans une couleur de rouille
le soleil crachote des feux fragiles et bleus
où le mot se trouve-t-il vraiment en sécurité ?
où donc rencontre-t-il l'accueil impartial
afin d'être testé, rénové puis emballé pour la surface ?
Les vignobles sur les pentes prennent un serment vert et
absorbant :
rien ne s'évanouira sous cet air archi-tendu
et battu par les vents
les nuits de lune on entend les sabots marteler les rochers
pour faire des étoiles
mais cela signifie ?
combien de couleur dans le bouquet ?
p.93
Vers la liberté
ODE A L'ÉCRITURE
pour écrire il me faut entrer en moi
en me projetant dehors
je quitte la lumière du jour
la rengaine des voix préfabriquées
m'aventure sous terre
je voyage telle une pensée
le calme règne par ici
complètement coupé
en sécurité intime
je sonde les murs
ramasse à la ronde dans l'obscurité
du terreau
pour trouver ma voix
entendre le son du poème
le vers qui jaillit en douceur
La mise en écrit naît du combat contre soi-même
(à la surface
m'attend l'homme que j'aime
les dimanches il affronte la Tête de Lion
la lumière du soir creuse le rocher
l'espace qui n'est pas
n'existe pas, dit-il)
cela rend problématique la mise en écrit
et je me combats à mort
p.92-93
PAYS DE CHAGRIN ET DE CLÉMENCE
EXTRAIT (b)
au début voir
c’est voir pendant des siècles
la tête pleine de cendres
sans oxygène
sans antennes
voir nécessite enfin le mot approprié
et l’œil tombe dans la plaie en furie
écoutez ! écoutez la montée de la langue humaine
dans son crâne doux et vulnérable
écoutez les voix multilingues du pays
chacun baptisé dans une syllabe de sang
ce pays appartient aux voix qui l’habitent
dépose le pays au pied des récits
de safran et d’ambre
d’outrage et de cheveux d’ange
d’honneur, rosée et fil de fer
p.111
Que feriez-vous si les révélations impliquaient [...] ?