Au fur et à mesure que le soleil déclinait, la mer changeait de couleur, passant du gris foncé à un gris clair qui virait au blanc acier, presque la couleur du platine, et sur toute la surface de l'eau s'allumaient des étincelles jaune citron. Les vagues projetaient des ombres portées. A la lumière du soleil couchant on aurait dit des îles en constante métamorphose sur un marais doré qui dansait. D'après Fred c'était tout aussi beau quand il pleuvait. "Tout est gris, disait-il, à perte de vue, la mer, le ciel, partout du gris."
La mer était calme, paisible, chaque ride à la surface de l'eau semblait avoir été choisie et posée là avec délicatesse. Devant nous, à l'horizon, s'étiraient les silhouettes ocre et imprécises des îles. Au-dessus de la digue un groupe de bécasses battait des ailes et faisaient des loopings en guise d'adieu. Dans les trépidations, la fumée et les puanteurs de gazole, au sein d'un nuage de vacarme, nous avons fait route vers les brisants, accompagnés du teuf-teuf du moteur, en créant des remous.
Nous échangions peu de paroles mais nous faisions beaucoup ensemble, ce qui est également une forme de communication, parfois même plus agréable que la variante verbale.
( p.19)
Sur le ventre des vagues, des dessins à la craie tigrés formaient des continents qui s’étiraient, de vastes territoires changeant à l’infini, traversés de grands lacs et de larges rivières. Des isthmes et des myriades d’îles semblaient former un code secret, un poème épique chinois, écrit en idéogrammes salés. Ce manuscrit recélait très probablement l’avenir de l’univers fixé dans ses moindres détails, mais malheureusement, les caractères n’en étaient pas encore déchiffrés (“le Chaos”).
Au moment de prendre congé, il fit la constatation : " Désormais j'ai donc un
" homme" de ménage ". Nous nous serrâmes cordialement la main et, après m'avoir assuré qu'il apprendrait par coeur mon nom qu'il m'avait fait noter sur un bout de papier en guise de pense-bête, je quittai le terrain de la maison Le Loriot. Je ressentais des vibrations positives. L'accostage en terre étrangère s'était déroulée de façon satisfaisante.
( p.84)
Le tricot, la broderie et même l'usage du tricotin en bois constituent des techniques tout à fait reconnues aux Beaux-Arts.Je trouve qu'il est très apaisant de contempler vos couvertures. Elles me font penser aux mantras dont se servent les bouddhistes pour méditer. Je vois dans votre travail bien plus que l'exploitation des restes de laine. Ce sont les expressions poétiques d'un désir de beauté pure.Contrairement à l'art abstrait géométrique, qui souvent fait sur moi une impression de dureté et de froideur, vos bandes colorées diffusent tendresse et douceur. Le matériau y est naturellement pour quelque chose.
( p.63)
Si on oriente la face argentée d'un CD devant la fenêtre de sorte que le ciel s'y reflète et qu'on fixe la surface lisse, j'ai récemment découvert qu'on voyait la mer par un jour ensoleillé.
De nouveau, Ripmeester piaffait de l'envie d'aller faire un tour.Bien qu'il eût vécu l'existence comme un calvaire, il débordait de vitalité. Il voulait être jeune de nouveau.
( p.128)
Il y avait une éternité qu'il n'avait pas mis le nez dehors, ne s'était pas lavé ou peigné les cheveux. La conclusion s'imposait :
"Vous faîtes une dépression", dis-je.
"Oui, une dépression, soupira-t-il avec lassitude, ou une déprime, ils disent bien ça : une déprime ?. "
"Oui, en effet, une déprime. Une déprime, c'est la même chose qu'un dépression."
"C'est bien ce qui me semblait." Il regardait devant lui, l'air douloureux : "Je me sens un peu comme mes cheveux."
"Vous voulez dire, en désordre."
"Oui.
L'air d'opérette, qui n'en finissait pas, semblait se concentrer surtout sur le côté sombre de l'âme russe. Une basse profonde, soutenue par des hautbois, des violons et une seule balalaïka, produisait un chant plaintif qui évoquait des étendues d'herbe ingrates, semées de butte de terre, des femmes aux visages maculés de tâche rouges, comme si elles avaient les oreillons, et des vieillards en train de mendier, affublés de vestons élimés couverts de décorations militaires, qui essayaient de vendre quelques pommes. Les batailles napoléoniennes, les tsars et tsarines, les masses avançant au combat ou crevant de faim, les cornichons, les mines d'uranium et autres camps de travail, des villes portant des noms comme Novosibirsk, la vodka pour moyen de paiement, les mères et les enfants dépérissant dans un trou qu'ils avaient creusé de leurs mains dans la terre - la basse des steppes chantait tout cela.