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Citations de Antonio Ungar (36)


La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choc de la douleur lui parvinrent en même temps.
(Incipit)
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La jungle avait toujours été un mystère pour Eva. D’abord, à l’école, un mystère fait de photographies et de mauvais films gringos. Ensuite, quand apparut la possibilité de tout laisser tomber pour s’en aller à ce port de nulle part, un autre mystère, un mystère innocent, enfantin, qui commença à se défaire tandis que le petit avion cherchait une piste dans cet univers sombre, plus vaste que n’importe quelle ville, sillonné par des rivières qui vues d’en haut avaient l’air noires et ondulantes comme de gigantesques serpents. Un mystère de conte pour enfants qui disparut complètement, douloureusement, quand la porte de l’avion s’ouvrit et que cette humidité odorante, chargée de bruits animaux, la frappa, littéralement, à l’estomac, la faisant presque s’asseoir de nouveau, comme si l’immensité de la jungle se trouvait tout entière dans la poussée de cette masse de chaleur et d’eau suspendue, lui disant qu’elle ne devait pas être là, que c’était mieux de remonter dans l’avion et foutre le camp.
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Vue depuis les curiaras [canoës traditionnels d'Amazonie], la culture, toute la culture, leur culture, devenait un mirage dont il ne valait pas la peine de garder mémoire. Evaporés dans la chaleur s'en allaient les bâtiments, les armes, les livres, les ponts, les ordinateurs, les musées, les sports, les drogues. Tout. La vraie sagesse, Eva commença à le croire, se trouvait dans l'absence de progrès. Les Curripacos, les Desana, les Puinaves [tribus indigènes de l'Orénoque] à qui elle rendait visite vivaient de la même manière depuis des millénaires. L'idée de changer ce que les pères avaient fait, de s'inventer une culture pour le plaisir de se l'inventer, ça n'existait pas. Les ressources étaient toujours les mêmes (l'eau, le soleil, les plantes, les animaux, une poignée de graines), et comme elles étaient toutes indispensables, l'existence ne consistait qu'à les utiliser du mieux possible.
Chaque soir, les hommes s'accroupissaient autour du feu et restaient un long moment silencieux, écoutant le crépitement du bois enflammé jusqu'à ce que quelqu'un raconte une anecdote qui lui était arrivée et que les autres racontent aussi les leurs. Et c'était tout. Les femmes faisaient la même chose dans les lieux de transformation du manioc et de la viande. Elles mentionnaient les petites différences entre un jour et l'autre. Et rien de plus.
Si cette existence était telle qu'elle semblait être (facile, agréable et heureuse), ça n'avait pas de sens de faire les efforts nécessaires pour inventer l'écriture, la science, la technologie, l'art, la guerre. C'est pourquoi les peuples de la jungle considéraient les Blancs avec un mélange de peur, de compassion et de dérision. Tous. Y compris les infirmières. La maladie faisait partie de la réalité et entre être de ce côté-ci de la matière ou de l'autre côté, celui du mystère, cela ne faisait pas une grande différence. La réalité des morts était toujours aussi présente que celle des vivants. Il en avait toujours été ainsi, avant que les guérisseurs indigènes n'existent et avant que les médecins blancs n'arrivent avec leurs petites fioles, et il en serait toujours ainsi, jusqu'à ce que la jungle disparaisse et avec elle ses habitants.
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Il n’y avait ni manioc ni poisson, ni viande, et les femmes se déplaçaient parce qu’elles le pouvaient encore, pour supporter le cauchemar, comme de lentes déments (comme des fantômes de démentes sur le point de disparaître dans l’obscurité de la jungle).
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Dès la première sortie [dans la jungle], elle comprit que la prise de conscience de l'inconvenance absolue de son existence et de celle de sa civilisation n'était pas une tragédie mais la seule occasion de laisser derrière elle tout le pesant fatras qui la lestait depuis des années, l'écrasait contre le sol.
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Sur une barque à la dérive, au fin fond de la jungle de l’Orénoque, Eva se vide de son sang. Dans le sommeil de son agonie, elle se demande si elle atteindra jamais une rive vivante, si son corps sera livré aux bêtes sauvages. Et si elle parviendra à éviter pareil destin à son enfant.
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Le Rio Magdalena, c'est ce que j'ai vu de plus grand. Il est plus grand que notre ville, il ressemble à quelqu'un qui a reçu beaucoup de coups, qui se vide de son sang et qui continue à marcher. Dos courbé, il parcourt les méandres de la vallée brûlante entre les montagnes, et on dirait qu'il est muet, on dirait qu'il ne regarde rien, mais il rugit sous les eaux boueuses et a envie de manger des gens.
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De 1964 jusqu'en 2016 le guérilla communiste Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes (FARC) a livré une guerre brutale contre les forces de l'Etat colombien. A partir des années quatre-vingts des factions principales de l'armée nationale se sont alliées aux armées paramilitaires d'extrême droite, financées par de grands groupes économiqies, légaux comme illégaux. La guérilla a elle même usé du séquestre, du narcotrafic et du vol de l'essence, entre autres. L'extraction minière, légale et illégale. a servi de combustible efficace pour les deux bandes. Le résultat de ces cinquante-deux ans de combats fut 7.134.000 déplacés, 983.000 morts et 166.000 disparus. Le 26 septembre 2016 un accord de paix a été conclu. Les groupes qui investirent leur argent dans la guerre et le système politique qui la promut sont intacts.
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Ma tête qui pense que ce n'est peut-être pas si bien d'être un oiseau, parce que les oiseaux regardent la terre de loin et ne peuvent regarder le ciel, sinon ils pourraient heurter d'autres oiseaux ou les montagnes épaisses, ou tomber en une pluie d'oiseaux.
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Alors l'ombre, comme issue de nulle part, comme armée de tout son pouvoir de fendre le vent, passe en rasant de très près la maison, fait vibrer les tuiles, me recouvre un instant de son obscurité et me laisse là, immobile, les yeux fermés, enlacé à maman, sentant de nouveau une sueur qui me glace le dos.
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La tante Luteh, elle m'adorait. Je crois que c'était la personne qui m'aimait le plus au monde : elle m'aimait presque autant que ses deux fils, qui traînaient derrière eux une couverture comme la bave d'escargot et laissaient tomber de la vraie bave et de la vraie morve par leurs orifices faciaux chaque fois qu'ils sortaient dire bonjour aux amis du pâté de maisons.
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A quarante ans, et sans faire aucun acte politique, il fut élu gouverneur du Guainia grâce à la campagne paramilitaire. Le vote ou le plomb. Dès lors, associé aux narcotraficants mineurs et protégé par l'Etat, il avait déclenché une guerre sans précédent et réussi à coincer la guérilla dans les forêts du sud (...)
p. 82
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Il avait passé quatre mois dans ce port et vivait maintenant à Manaos, dans l'Amazonie brésilienne. Au milieu d'une phrase, Eva sentit que, comme dans une télénovela, son destin se manifestait à ce moment là. Peut-être que ce qui pouvait la guérir de l'ennui de Bogota, de ce vide qui ne se remplissait avec rien, de ce froid qui la dévorait de l'intérieur, c'était la forêt.
(Traduction libre du contributeur, p. 55)
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Je pleure, et quand je n'ai plus de larmes, je me retourne et je vois que papa est beaucoup plus fatigué que le véritable, qu'il est plus vieux. Je voudrais que papa soit là, mon papa, le véritable, pas ce vieux type défait. Alors le vieux type, l'air très sérieux, comme si tous les muscles de son visages étaient douloureux à force de sérieux, se met aussi à pleurer en essayant de continuer à conduire et de me cacher ses grandes larmes transparentes.
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Pour Eva, le regard que les indigènes posaient sur elle était la preuve qu’elle s’était trompée toute sa vie, mais aussi la preuve qu’elle pouvait encore apprendre, corriger ses erreurs, laisser derrière elle la peur qui animait chacun de ses actes (peur de l’immobilité, du silence, du vide qui se cachait derrière tout ce qui était solide). Il suffisait que les yeux compatissants et moqueurs des indigènes la regardent pour qu’elle se sente réconfortée, accompagnée soudain de la certitude que toute sa vie antérieure n’avait été qu’une grande erreur de perspective et que l’unique bonne idée qu’elle avait eue était d’aller vivre dans un endroit où les personnes remarquaient cette erreur fondamentale avant même qu’elle ouvre la bouche.
Outre le plaisir que lui donnaient ses rencontres avec les indigènes, elle développa une dépendance physique, bien plus forte que celle de la drogue, à la jungle elle-même. Au silence blotti derrière tous ses bruits la nuit, au mystère tapi dans sa sombre humidité, à l’absence de mystère en chacun des êtres vivants qui la peuplaient. Jamais elle ne ferait partie de ce monde, elle le savait bien, mais elle ne pouvait plus désormais être heureuse en ville. Dès la première sortie, elle comprit que la prise de conscience de l’inconvenance absolue de son existence et de celle de sa civilisation n’était pas une tragédie, mais la seule occasion de laisser derrière elle tout le pesant fatras qui la lestait depuis des années, l’écrasait contre le sol.
Dans la jungle, qui elle était n’importait pas, ni d’où elle venait, ni ce qu’elle avait possédé avant d’arriver. Ce qu’elle faisait ou ne faisait pas sous ces arbres n’avait pas non plus d’importance. Elle pouvait mourir, et la jungle s’en foutrait. Elle pouvait guérir trente personnes sans que cela modifie d’un iota le poids absolu de la manigua. Elle pouvait avoir des convictions politiques, des principes moraux, des souvenirs, une personnalité, des intérêts, des désirs, mais pour la jungle, elle n’était qu’un être minuscule qui respirait. Un être de plus, plus vulnérable que les autres.
p 60
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Dans la forêt, peu importait qui elle était, d'où elle venait et ce qu'elle avait eu avant d'arriver. Pas plus que n'importait ce qu'elle ferait ou arrêterait de faire sous ses arbres. Elle pouvait mourir et la forêt s'en moquerait. Elle pouvait soigner trente personnes et cela ne changerait en rien le poids absolu de la jungle. Elle pouvait avoir des discussions politiques, des principes moraux, des souvenirs, une personnalité, des intérêts, des désirs, mais pour la forêt elle ne serait rien qu'un être minuscule qui respirait. Un de plus, davantage vulnérable que les autres.
(Traduction libre du texte original p. 79)
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Après avoir commercé pendant quinze ans sur la rivière, le batelier croyait avoir tout vu. Des poitrines arrachées par du gros calibre, des hommes qui respirent à travers leurs blessures, des coupures à la machette au visage. Rien ne l'avait préparé à ce qu'il affronta dans ces villages. A ces cinq enfants morts de faim. Dans leurs hamacs, en différentes positions, les extrémités toujours telles à des petits morceaux de bois prêts à se briser et les mains très ouvertes et des yeux paniqués dans les visages, comme si avant de partir ils avaient du écouter l'aigu éclat de rire de la mort.
(traduction libre du contributeur p. 75)
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Aldana soulève les genoux, les appuie contre le dossier du siège avant et se cale de telle manière que je repose sur la partie du corps qu'Aldana a entre le nombril et le pubis.
Ce morceau de corps qu'Aldana met derrière le mot attends est le plus tiède et le plus délicieux des oreillers, et en réalité je sens que de son corps, de sa main qui n'est plus posée sur ma tête, émanent des ondes capables de me faire changer.
De me faire autre. Je ferme les yeux et m'abandonne au bonheur.
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Il pose mal la question. Il dit: Comment c'était dans la jungle, cher monsieur? Avez-vous chassé beaucoup de jaguars? Et il veut me caresser les cheveux. Je laisse sa grande main frôler mon visage, se poser sur mon cou, et l'air très sérieux je le regarde dans les yeux sans dire un suel mot (je ne suis pas un monsieur, moi, je suis beaucoup plus). Tu as sept ans, mon garçon, dit-il, mais tu as l'air d'un homme maintenant. Je continue à le fixer, l'air sérieux, sans bouger (je ne chasse pas les jaguars, moi; les jaguars dorment avec moi, à mes pieds). Et lorque grand-père rit, gêné par tant de sérieux et tant de silence, et qu'il se dispose à enlever sa main, je m'apitoie. Ce n'est qu'un adulte. Je dis: Oui, beaucoup de jaguars, grand-père, et je nettoie l'air entre nous avec le meilleur de mes sourires. p. 117
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(Avant de sombrer exténué, avant de m'endormir sur le plateau métallique du camion, aux pieds de maman, je comprends que nous pouvons être heureux. Malgré tout ce qui est arrivé. Malgré le fantôme de papa qui rôde dans la savane. Heureux. Le noyau dur de la bande. Les survivants. Maman, brune, verticale, intouchable, qui chante à la nuit, riant mais toujours prête à tout faire pour nous, ses enfants. Ma soeur, complète, redevenue chat, comme le chat qu'elle avait été auparavant, mais à présent un chat sauvage, un chat de montagne maigre, électrique et trempé, les griffes cachées, qui regarde les étudiants sans cesser de rire. Moi, allongé par terre, riant aussi, les poumons plus grands et les mains plus ouvertes, ouvert en entier à la pluie. Comme un tigre nouveau, vivant, heureux.) pp. 91-92
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