Citations de Chantal Creusot (33)
Au début de années cinquante, sur les côtes du Cotentin, vivaient à la lisière d'un bois, dans une sombre maison délabrée, une femme et son enfant. Jamais personne ne leur rendait visite. La mère, jeune et déjà fanée, se déplaçait, vaquait à ses tâches avec lenteur et, quelle que fut son occupation, semblait toujours rôder au lieu d'imprimer à sa démarche la sobriété des gestes utiles. Son épaisse chevelure à l'abandon, qui autrefois donnait de l'éclat à un visage trop neutre à force de délicatesse, n'accusait plus que des traits émaciés. On ne l'avait jamais vu s'inquiéter de quiconque, s'attarder à une conversation, et ce détachement, ajouté à la négligence de son allure, suscitait de longue date la méfiance des villageois.
Maman se prélassait, la mine abattue. Je me suis installée dans un fauteuil assez loin d'elle car je la sens toujours mal à l'aise en ma compagnie.
Nous allons l'abandonner à une solitude totale et certainement définitive. Elle a perdu mon père depuis longtemps. Je crois que mon cœur ne lui a jamais été acquis. Nous regrettera-t-elle ou sera-t-elle délivrée, qui sait ? Quel âge a-t-elle, réellement ? Ses cheveux ont blanchi en quelques mois.
J'ai songé que ma vie aurait été tout autre si je l'avais aimée. En aurait-elle été satisfaite ? Il n'est pas sûr que mon affection eût triomphé de cette sombre humeur jamais dissipée. Du moins, son existence n'aurait-elle pas été ce total dénuement. Il est trop tard pour m'en excuser, je ne sais pas parler aux autres.
Peu de mois après son mariage, Simon n'était plus amoureux. Ce fut comme une disparition. Une évidence perdue. Et il sut que plus jamais il ne retrouverait l'espoir qui le portait vers Solange. Le château de sable, l'univers enchanté s'effondrèrent, le laissant abasourdi. L'heure où l'on cesse d'être épris avait surgi, l'instant dérobé qui se joue dans le secret des consciences : il est franchi et rien ne sera plus comme auparavant.
Tout le monde ne réagit pas de même, certains glissent d'un état à l'autre, semi inconscients, beaucoup se résignent. Quelques-uns ne sont pas fâchés de voir s'éloigner cet hôte intimidant, ils respirent à nouveau, de retour en famille, dans la sécurité du solide compagnonnage.
Certains encore ne peuvent vivre hors du cercle magique sans s'étioler, aussi repartent-ils en quête d'une nouvelle passion.
Le plaisir, cette exigence de nourrisson, je l'avais toujours tenu à distance et je crois que, dans mes colères, j'ai du cracher dans mon berceau. Je me méfiais de la langueur qui nous escamote pour nous livrer sans défense aux éléments. Elle ne pourra jamais être autre chose qu'un acompte. Contre cette balayure d'étoiles que sont les plaisirs sensuels, j'aurais voulu porter le soleil en moi. A quoi celui-ci ressemble, je ne le saurai jamais, j'ai perdu la foi. Je ne ferai plus l'amour, d'ailleurs je ne le faisais pas : je couvais une idée.
Depuis, elle se dépensait sans compter dans l'art de faire l'amour, ce qui, paraît-il, retiendrait les hommes. Une technicienne n'étant pas forcément une magicienne, elle n'en retenait aucun.
Écrire reste pour moi ce qu'il y a de plus efficace contre cet opiniâtre processus de désintégration qu'est la vie. Le soir, je ramasse les morceaux de l'existence et les recolle en noircissant du papier.
Vers dix heures, je suis descendue au jardin. Maman s'y prélassait, la mine abattue. Je me suis installée dans un fauteuil assez loin d'elle car je la sens toujours mal à l'aise en ma compagnie. Nous allons l'abandonner à une solitude totale et certainement définitive. Elle a perdu mon père depuis longtemps. Je crois que mon coeur ne lui a jamais été acquis. Nous regrettera-t-elle ou sera-t-elle délivrée, qui sait ? Quel âge a-t-elle =, réellement ? Ses cheveux ont blanchi en quelques mois. J'ai songé que ma vie aurait été tout autre si je l'avais aimée. En aurait-elle été satisfaite ? Il n'est pas sûr que mon affection eût triomphé de cette sombre humeur jamais dissipée. Du moins, son existence n'aurait-elle pas été ce total dénuement. Il est trop tard pour m'en excuser, je ne sais pas parler aux autres.
Devenue adulte, Hélène ne conservait de son enfance et de son adolescence que des impressions indifférenciées, une abstraction remplie d'actes à accomplir qui devaient inévitablement la préparer à cette métamorphose que représentait l'état de grande personne. Lorsque son père lui présenta le procureur, elle n'avait ressenti aucune révolte, juste un imperceptible mouvement de recul. L'intuition et quelques lectures illicites l'avaient initiée aux réalités amoureuses mais il ne lui vint pas à l'idée qu'elle pouvait les appliquer à ce fiancé sévère, embarrassé quand il s'agissait de savoir s'il devait marcher devant ou derrière elle. Son instinct lui disait qu'elle serait gagnante. Sa nuit de noces fut décisive. Sous le coup de la frayeur, voyant son mari battre en retraite, elle sut qu'elle ne redouterait jamais plus personne. Elle ne songea pas être mal tombée ou qu'il manquait de confiance, elle venait seulement de découvrir l'art imparable de l'intimidation.
Le fourgon funéraire déboucha sans tarder à l'angle de la ferme. Deux hommes à la mine composée en sortirent. Après un bref échange, la fermière les dirigea vers la chambre mortuaire où Camille avait veillé toute la nuit. Assoupi sur une chaise, il sursauta à leur entrée. La fermière avait revêtu Marie de la robe blanche, lavée et repassée, qu'elle portait le jour de sa mort. Elle avait natté et coiffé en couronne sa chevelure. Paupières closes, les mains jointes sur sa poitrine, elle semblait retenir contre son cœur un ultime secret. Camille, le visage crispé par des sanglots contenus, la contempla une dernière fois avant de quitter la pièce. Sur un signe, les deux employés procédèrent à la mise en bière. Il soulevèrent avec des gestes précautionneux le corps dont les bras retombèrent à demi. Alors, la fermière remarqua un anneau d'or à l'annulaire de sa main gauche. Camille n'avait pu résister à la tentation de ces fiançailles d'outre-tombe. Elle ne ressentait rien à ce moment. L'intensité de son chagrin paralysait ses émotions. Elle vérifia que la tête reposait bien sur le coussin, lissa l'étoffe de sa robe, lui prit la main et la baisa. Les deux hommes laissèrent passer quelques secondes puis recouvrirent la dépouille du linceul. La fermière sortit précipitamment pour ne pas voir Marie disparaitre à jamais.
L'objectif était simple : s'approprier un homme pourvu d'une bonne situation, le goût du plaisir et l'amour venant bien après. (...) Cependant, ses maîtresses déchantaient assez vite, l'avocat n'éprouvant guère le besoin de quitter une épouse qu'il n'aimait plus pour une femme qu'il n'aimait pas.
- Elle aussi est morte ? Ca alors ! Heureusement que les morts sont sous la terre, sinon on ne saurait plus où se mettre.
Paule éclata de rire.
Habituellement, il ne manquait pas d'un certain cynisme à l'égard des assassins qu'il envoyait à l'échafaud. Ceux-ci existaient à peine pour lui. Une fois, il avait lancé à un désaxé parricide : "Il semblerait que vous ayez toujours eu des difficultés avec votre tête, la société va vous rendre un grand service, elle va vous l'ôter."
- Ne vous tourmentez pas, ma chère petite sotte, seuls les mariages d'amour sont maudits.
Elle ne trouva rien à répondre à tant de sagesse.
Le plaisir, cette exigence de nourrisson, je l'avais toujours tenu à distance et je crois que, dans mes colères, j'ai du cracher dans mon berceau. Je me méfiais de la langueur qui nous escamote pour nous livrer sans défense aux éléments. Elle ne pourra jamais être autre chose qu'un acompte. Contre cette balayure d'étoiles que sont les plaisirs sensuels, j'aurais voulu porter le soleil en moi. A quoi celui-ci ressemble, je ne le saurai jamais, j'ai perdu la foi. Je ne ferai plus l'amour, d'ailleurs je ne le faisais pas : je couvais une idée.
C'est à ce moment qu'il l'avait rencontrée. Les premiers mois, sa futilité l'avait ravi, tant elle acquiesçait à son rêve d'une féminité qui échappât aux disgrâces de l'humanité. Sa mère dont le front se plissait et les mains noueuses s'agitaient à la moindre explication, l'avait détourné des raisonneuses.
Les années passaient. Pierre vivait dans l'univers aride et exaltant d'une ambition qui se concrétisait au fur et à mesure de ses efforts. Son existence lui convenait pour sa sobriété et il appréciait que Lucile fût sa fiancée comme il aimait que sa mère fût sa mère.
Solange pratiquait assidûment le flirt, attentive aux émois qu'elle suscitait. Le charme de son visage tenait au flou gracieux de ses traits, à la délicatesse de ses expressions. Le regard d'ambre, la chevelure mordorée évoquaient le feuillage d'automne et la secrète lassitude qui ronge déjà la nature si rayonnante cependant que l'on ne sait plus si elle est promesse ou nostalgie.
Aux environs de sa treizième année, la littérature occupa la quasi-totalité des loisirs de Marianne, non sans susciter chez elle une légère perplexité car il fallait que le monde sonnât bien creux pour que des êtres prissent la plume afin de la refaçonner au moyen des mots
Dormir auprès de son épouse lui devint insupportable. Il se souvenait avoir éprouvé ce malaise, adolescent, en voyant sa mère déambuler le matin, vêtue d'une lingerie transparente.
La sexualité, sourire jaune des familles, notre antique sournoiserie, pensait- il , amer.
(Marianne)
...Bref répit pour son entourage, elle fut quelques années une enfant très sage chez qui la colère avait laissé place à la mélancolie, mais sa pugnacité endormie ne faisait qu’attendre pour se ranimer les temps propices de l’adolescence.
Un matin, après une nuit à se retourner dans son lit entre deux sommeils précaires, elle se réveilla humide.Du sang déjà caillé souillait ses draps, sa chemise . A l’affolement consterné succéda sa curiosité inquiète. Sa méfiance agressive en éveil, elle appela sa mère qui, embarrassée, lui murmura des paroles rassurantes :
- Ce n'est rien de grave, tu n’es pas malade, ne t’inquiète pas, cela se reproduira chaque mois, c’est signe que tu es désormais une jeune fille, je vais te donner une serviette pour te protéger.
Elle quitta la pièce et revint quelques minutes plus tard munie d'une garniture qu'elle tendit à sa fille.
-Tiens, maintenant prépare-toi pour le lycée, je vais nettoyer le lit.
Marianne, pétrifiée, finit par interroger sa mère qui la considérait avec gêne :
-Que veux-tu dire avec cette histoire de sang et de jeune fille ?
-Cela signifie que les femmes pour avoir des enfants sont obligées d’en passer par là.(...)