AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Daniel Adam Mendelsohn (222)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées


Les disparus

Ruchele Jager avait seize ans en 1941. Sur la photo, elle est une jeune fille belle et souriante.



Nous avons tous dans nos tiroirs quelques photos de nos aïeux prises dans leur jeunesse. J'avais demandé à mon grand-père des photos de lui quand il était jeune et ainsi j'avais récupéré un portrait de lui et ma grand-mère dans les années quarante. En 1941, il avait vingt-quatre ans et ma grand-mère vingt. Ils ont vieilli, pour le meilleur et pour le pire… Mais Ruchele, elle, n'a pas vieilli… Pourquoi ?... Parce qu'elle « a été tuée par les nazis ». Comment ? À cause de "la Shoah par balles ». Qu'est-ce que cela signifie? Que se cache-t-il derrière ces étiquettes très brèves, trop brèves peut-être?



Daniel Mendelsohn s'est posé la question et est parti enquêter aux quatre coins du monde, sur les traces de Ruchele, ses soeurs : Lorka, Frydka, Bronia et leurs parents: l'oncle Shmiel et la tante Ester.



Ce récit se lit à la fois comme une enquête policière, un essai philosophique et une réflexion historique, psychologique et métaphysique, grâce à l'insertion et aux commentaires de passages bibliques.



J'ai trouvé le texte agréable à lire malgré la gravité du propos. J'avais envie comme Daniel Mendelsohn de comprendre comment le mal et l'horreur absolu pouvaient soudain surgir mais aussi, comme lui, de savoir qui étaient ces quatre jeunes filles, comment elles avaient vécu, qui les connaissait, qui les aimait, quels souvenirs ceux qui les avaient côtoyées gardaient d'elles.



Daniel Mendelsohn est un conteur érudit et talentueux qui parvient à retracer les histoires croisées des membres de sa lointaine et défunte famille. Le récit est toujours captivant, jamais glauque. Pourtant, il ne cache rien des horreurs de cette terrible période. Il sait faire preuve d'une grande empathie, tout aussi grande que son intelligence, son aptitude à apaiser les esprits tourmentés par la culpabilité et ainsi obtenir sans juger des confessions qui l'aident à mieux comprendre la situation politique des pays de l'Est dans les années quarante, comment tout a basculé dans la barbarie, comment le voisin est soudain devenu un ennemi qu'il fallait éliminer.



Ce livre est un hommage rendu aux êtres chers disparus pour qu'ils ne sombrent pas définitivement dans l'oubli. Soixante ans après, il n'est pas évident de trouver des témoins, d'anciens amis, petits amis qui, parfois, n'ont pas envie de se remémorer une page douloureuse de leur existence.



Dans Les Disparus, Daniel Mendelsohn voudrait d'abord savoir comment sont morts ses aïeux mais ce qu'il finit par apprendre, c'est surtout comment ils ont vécu. Ainsi, il les fait revivre à travers ses recherches et la quête de témoignages. Il reconstitue une époque révolue et qui pourtant n'est pas si différente de la nôtre. La jeunesse des quatre filles ressemblerait presque à la nôtre et à celle de nos enfants. C'est ce qui est troublant, effrayant, nous incite à la vigilance, à la réflexion sur le mal et comment il peut parfois surgir ou pourrait resurgir.



Ce récit revêt un caractère universel, intemporel et, à travers l'histoire personnelle de Daniel Mendelsohn, devient un livre qui honore aussi la mémoire de tous les peuples victimes de massacres de masse et de génocides.


Lien : https://laurebarachin.over-b..
Commenter  J’apprécie          12926
Les disparus

Dans le Temps retrouvé, Proust écrit : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. »



C’est exactement ce que j’ai toujours pensé à la lecture de nos différents ressentis sur un même récit, il y a une résonnance entre notre moi le plus intime et le contenu d’un livre, c’est un miroir dans lequel, notre subconscient se reflète.



Les photographies jouent un rôle essentiel dans cette recherche. Daniel Mendelsohn m’a, ainsi, aidée à comprendre cet attachement particulier que j’avais avec les photographies de ma famille. Devant les paysages dévastés à la suite de catastrophes naturelles, je me suis toujours dit que le pire pour moi, serait de perdre mes photographies.



Cette photographie qui fixe, dans le temps et dans l’espace, le sourire d’une personne, son visage, son regard, son attitude, sa tenue vestimentaire, sa manière de regarder l’objectif ; une photo, ce fragment du passé qui vient se glisser dans le présent et bien que cela ne soit qu’ « un instantané durable », cette image signifie que celui qui regarde l’objectif a vécu, a eu sa part de bonheur, sa part de souffrance, a aimé, a pleuré, en un mot, il a été un être de chair et de sang : l’histoire d’une vie.



Dès l’âge de quinze ans, Daniel Mendelsohn s’est intéressé à la généalogie de sa famille. Passionné par les histoires que lui racontait son grand-père, Granpa - Abraham Jäger, il s’est penché très vite sur l’histoire de sa famille, celle qui résidait en Pologne, à Bolechow, « Schmiel et Ester qui avaient quatre filles superbes, tués par les nazis ». Schmiel, dont le nom figurait au dos des photographies mais dont personne ne prononçait le nom, s’était transformé en une énigme dont la résolution se perdait dans la nuit des temps.



Et ce silence et ces larmes que versaient les vieilles personnes juives lorsqu’à six ou sept ans, Daniel rentrait dans une pièce, entouré de tous ces murmures en yiddish pour mieux en préserver le secret. Tous ces mystères ont éveillé chez lui son intérêt, sa curiosité, pour « Schmiel assassiné par les nazis ». Granpa s’en est allé en 1980, sans jamais avoir parlé de ce qui était arrivé à Schmiel. Il ne reste que les photographies et ces quelques lettres adressées par Schmiel à sa famille mais pourquoi n’y a-t-il aucune trace des réponses. Les porteurs de mémoire ont rejoint « Les disparus ». Les questions ne peuvent rester sans réponse.



C’est un récit unique en son genre qui relate toutes les recherches, les rencontres effectuées avec les survivants, par l’auteur et son frère Matt, des Etats-Unis où ils résident, de la Pologne à Israël, de la Suède au Danemark, dans un style particulièrement vivant, où les dialogues vibrants, intimes, parfois douloureux, très souvent en yiddish (toujours traduits) viennent animer le récit, lui donnant toute son intensité. Ce livre est un hommage à sa famille mais il est aussi une épitaphe à tous les Juifs ashkénazes qui ont vécu ces persécutions, donnant ainsi la juste mesure de ce qu’était la vie dans ces pays d’Europe de l’Est et Centrale avant l’arrivée des nazis et pendant l’occupation des nazis. Cette enquête abouti à un livre édifiant sur la Shoah mais pas n’importe lequel, un récit pétri de chair et de sang, d’émotions, de sensations, de bonheurs et de douleurs, taillé dans les souvenirs qui parfois sont tapis au fin fond de l’inconscient . Il lui faut se confronter aux témoignages, parfois différents, des rescapés, témoignages fondés sur le réel mais, aussi, parfois aux projections de leur imaginaire dans une reconstruction de la mémoire soixante ans plus tard. Et puis toujours cette sensation désagréable qu’il manque une suite, que le témoignage est incomplet, qu’il y a encore comme un vide, ce ne sont que des fragments, il faut remuer le passé, redonner vie à ce que l’on s’est efforcé d’oublier, les dégâts psychologiques, les tragédies et les drames qui hantent. C’est une quête identitaire mais surtout une quête des racines, celles qui vous enfoncent dans le sol des origines, qui vous disent qui tu es, d’où tu viens, où tu vas et ce qui est troublant dans ce récit ce sont les rencontres inattendues qui vont se trouver sur le chemin de Daniel - des portes vont s’ouvrir.



A l’heure où les rescapés disparaissent les uns après les autres et qu’ils ne peuvent plus témoigner, l’auteur tente de redonner vie aux membres de sa famille disparus. Il se fait passeur de mémoire dans un récit bouleversant, d’une grande érudition, qui s’inscrit dans les obsessions qui touchent les enfants, les petits-enfants issus des victimes comme les survivants de la Shoah.



Daniel Mendelsohn est professeur de littérature classique à l’Université de Princeton. Helléniste et francophile, essayiste, critique littéraire, son style est à la fois intellectuel et intimiste. La singularité de cet ouvrage, nonobstant la charge émotionnelle, tient à sa construction qui s’appuie sur la Torah. Découpé en cinq parties qui portent chacune le nom d’un passage de la Torah, il procède par analogie entre l’exégèse biblique qu’il rapproche des évènements survenus dans sa famille et les exposés de deux éminents commentateurs tels que Rachi ou Friedman. Linguiste confirmé, il décompose l’hébreu afin de mieux démontrer les corrélations entre L’Histoire et la Bible hébraïque. C’est passionnant et troublant tant la Bible possède plusieurs niveaux de lecture que chaque lecteur peut s’approprier. De là à penser que tout est écrit dans la Bible……



Au fur et à mesure de cette lecture tellement délicate, d’une grande finesse, cette famille est devenue la mienne.

Commenter  J’apprécie          9657
Les disparus

"We shall not cease from exploration

And the end of all our exploring

Will be to arrive where we started

And know the place for the first time."

(T.S. Eliot, "Four Quartets")



Il n'est pas aisé de qualifier le brillant livre de Daniel Mendelsohn. Est-ce un roman, un document, un témoignage, une quête généalogique, un récit sur la Shoah ? On a un brin de chaque, et l'ensemble nous donne une histoire passionnante ; un livre nécessaire sur la transmission de la mémoire.

Imaginez qu'on vous pose des questions sur un ami que vous avez connu enfant. Seriez vous encore capable de vous en souvenir ? Donner des détails sur sa vie, sa famille, savoir ce qu'il est devenu ? Au fur et à mesure que les années passent, les connaissances et les événements d'autrefois tombent dans l'oubli. Parfois consciemment, parfois seulement parce que la vie est ainsi faite, et les vieux souvenirs se transforment, s'effacent, et disparaissent...

Il est de notre devoir d'humain d'entretenir la mémoire des 6 millions de victimes de la Shoah, et la littérature sur le sujet ne manque pas. Mais ceci est la quête personnelle d'un homme à la recherche du destin des six membres de sa famille, perdus dans cet océan anonyme. Et ces personnes ont bien un nom : son grand-oncle Shmiel Jäger, sa femme Ester, et leurs quatre filles - Lorka, Frydka, Ruchele et la petite Bronia.



Enfant, Daniel Mendelsohn - un Juif new-yorkais dont la famille vit en Amérique depuis trois générations - a toujours été fasciné par les vieilles histoires racontées par son grand-père. Y compris celles de Bolechow, la bourgade en Galicie où Shmiel, le frère de son grand-père, a décidé de retourner après son bref passage aux Etats-Unis pendant la guerre. Dans la famille Mendelsohn, on ne sait pas grand-chose sur la famille Jäger, seulement qu'ils ont été tous "tués par les nazis". Mais quand et comment sont-ils morts ? Est-il encore possible d'en savoir plus sur ces six disparus depuis le début des années 40, quand tant de Juifs ont péri dans les camps de concentration, et d'autres étaient fusillés lors des nombreuses razzias organisées ou spontanées un peu partout dans ce coin d'Europe ?

Mendelsohn est du genre obstiné. Ses recherches généalogiques, ses correspondances et ses fouilles méticuleuses pour trouver les témoins de ces événements - quelques "anciens de Bolechow" qui soient encore en vie - sont peu à peu couronnées de succès. Ses pas, en compagnie de son frère, le mènent d'abord à Bolechow (en actuelle Ukraine), puis aux quatre coins du monde, en des endroits aussi éloignés que l'Australie, Israël, la Suède ou le Danemark. Tant d'années après la guerre, c'est parfois littéralement une course contre la montre, et les résultats relèvent du miracle.

Alors oui, on saura... mais on saura aussi que la quête en soi peut devenir plus importante et révélatrice que son résultat final. Que des impasses peuvent cacher des portes secrètes qui s'ouvrent sur d'autres personnes et d'autres souvenirs. Que tout cela n'est en réalité jamais fini, et que les souvenirs sont importants non seulement pour qu'on sache comment les gens sont morts, mais aussi et surtout comment ils ont vécu.



Le destin de la famille Jäger n'est qu'une petite histoire perdue dans le cours de l'Histoire, et Mendelsohn va patiemment la reconstruire à l'aide de témoignages entrecroisés, enregistrements, anciennes notes, lettres et photos. Son écriture ne tombe jamais dans le pathos, même lors des passages glaçants sur les "aktions" à Bolechow, sur les comportements inhumains ou sur les observations de quoi on est parfois capable pour sauver notre vie, ou celle de quelqu'un d'autre. Mais le livre est aussi loin d'avoir un style sec et documentaire : chaque infime détail compte - les gestes, les intonations, les petites observations et souvenirs, les sonorités de certains mots, l'accent avec lequel ils sont prononcés ou la façon dont ils sont orthographiés - tout cela est parfois répété jusqu'à l'obstination, et donne une dimension très personnelle et presque mélancolique au récit.

Cette vaste entreprise est encore mise très intelligemment en valeur par son reflet dans la Torah et les quatre premiers récits de la Genèse. Ces passages ponctuent et organisent le livre de Mendelsohn et lui ajoutent une dimension supplémentaire, en nous rappelant l'histoire biblique du peuple juif. L'arbre de la connaissance fait écho aux arbres généalogiques, tout comme l'histoire de Caïn et Abel reflète non seulement Shmiel et son frère, mais aussi Daniel et son frère Matt, ainsi que les rapports entre les Juifs, les Polonais et les Ukrainiens à Bolechow. Tant de châtiments divins s'abattent sur le peuple juif, et à chaque fois Dieu va choisir seulement quelques justes qui doivent survivre. Peut on anéantir tout un peuple ? Condamner toute une nation pour cet anéantissement ? Peut on juger objectivement tous les actes du passé ? Certains des témoins de Daniel le pensent, d'autres préfèrent se taire ou occulter une partie de la vérité. Daniel ne juge pas, il veut juste savoir, afin de préserver ses "disparus" de leur disparition définitive.



Pendant la lecture j'ai souvent pensé à "L'Immortalité" de Kundera : un livre qui met en parallèle "l'immortalité" des grands hommes qui se transmet par la mémoire collective, et la "petite immortalité" de tout un chacun, possible seulement grâce à la mémoire familiale, et bien plus difficile à entretenir. C'est cette "petite immortalité" qui est le but de la quête de Mendelsohn, en nous révélant au passage tout un pan de la grande Histoire. 5/5, avec tous mes respects, et non seulement au livre.
Commenter  J’apprécie          8527
Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée

L'Odyssée est mon livre-fétiche : lu et relu- dès que j'ai su lire, dans les Contes et Légendes d'abord, puis dans la version de Bérard, si douce à l'oreille, et enfin dans celle de Jacottet, en alexandrins magnifiques – traduit et retraduit - au lycée et , à plusieurs reprises, au cours de mes études classiques- joué et rejoué pendant presque deux ans, dans une « tournée théâtrale » et néanmoins scolaire qui fait partie de mes plus chers souvenirs– je faisais Nausicaa, lui Ulysse, une version hellénique de toi Tarzan, moi Jane… à quinze ans, ça ne s'oublie pas…



Bref, je ne vais pas vous raconter ma vie, mais l'Odyssée l'a marquée de son empreinte pleine de fantaisie et de sagesse, de ruses et de souffrances, de tours et de détours…et je n'ai pas été étonnée qu'encore une fois elle me retrouve, dans un tardif retour de boomerang…



J'avais adoré Les Disparus de Mendelsohn et, sitôt qu'elle s'est annoncée à l'horizon de la rentrée littéraire, cette « Odyssée, un père, un fils, une épopée » m'a, bien entendu, fait de l'oeil…Un vieil ami qui me connaît bien m'en a fait cadeau et la flamme s'est rallumée aussitôt ! Je viens de l'emmener dans mes bagages faire un tour sur une île –bretonne, pas grecque !- et ma lecture s'est terminée avec ce joli périple insulaire…



Pas déçue du voyage ! Quelle lecture ! J'ai ressorti mon Bérard et surtout mon petit classique Hachette orange, tout en V.O. Je suis même arrivée, de temps en temps, à lâcher Mendelsohn pour retrouver le poète grec dans le texte, picorer une expression, un hexamètre dactylique –dactyle, spondée, le rap des aèdes !- et me faire bercer par la vague vineuse tandis que l'Aurore aux doigts de rose mettait un peu de baume sur le corps d'Ulysse rejeté sur la plage de Phéacie par la colère de l'Ebranleur du Sol.



"Andra moi ennepe, Mousa, polutropov, hos mala polla plachthè , epei Troiès hierov ptoliethron eperse..."



Le livre de Daniel Mendelsohn court trois challenges à la fois : développer une analyse pointue et convaincante des subtilités de l'Odyssée qui sert de trame à un séminaire universitaire qu'il a donné en tant que professeur de lettres, à Bard College, renouer les liens avec Jay Mendelsohn, son père, un matheux exigeant et peu communicatif , plus craint qu'aimé, qui assiste chaque semaine au cours de son fils , et enfin l'emmener, à l'issue de cette session, dans une croisière qui se propose de suivre le périple d'Ulysse en Méditerrannée…



Relation philologique, pédagogique et filiale à la fois, « Une Odyssée » tisse avec une grande habileté, une vraie finesse aussi, ces trois trames ensemble : le fil de la navette, comme celui des trois Parques le fait pour la vie d'un homme, de sa naissance à sa mort, lie judicieusement le sens du livre, la quête d'une transmission et la découverte d'un père inattendu pour ce fils qui croyait être maître du périple au long cours qu'il a composé et proposé - et qui « apprend » de ses étudiants, ce qui est le propre de toute relation pédagogique, mais qui "apprend" surtout de son père jusqu'aux dernières pages du livre qu'il est train d'écrire …



C'est vrai que l'Odyssée est une épopée étrange, précédée qu'elle est par la quête de Télémaque au début, qui nous dérobe Ulysse jusqu'au chant V. Loin d'être un appendice rajouté ou superflu, la quête de Télémaque, qui n'a jamais connu son père et ne peut donc pas le « reconnaître », donne à l'Odyssée tout entière un éclairage particulier qui permet d'en délivrer l'apologue.



Qu'il s'agisse d'Ulysse pour Télémaque, ou, pour Ulysse, de Télémaque, des Phéaciens, de Circé, de Polyphème, du chien, du porcher Eumée, de la nourrice Euriclée, de Pénélope, et enfin du vieux Laërte , tout le « nostos »- retour- d'Ulysse est marqué par le processus de reconnaissance : qui suis-je ? qui es-tu ? à quoi me reconnais-tu ? es-tu bien sûr(e) qu'il s'agit de moi ? suis-je bien sûr que je puis te faire confiance, que tu m'es resté(e) fidèle ?



Pleine de tours et de détours, l'épopée de ce polutropos Odusseus – Ulysse aux mille tours- fait des retours en arrière étonnants : les récits merveilleux contés par Ulysse aux Phéaciens, l'histoire de sa blessure à la jambe, la chute de Troie narrée par les âmes des morts, etc..



Sans doute parce que, comme la connaissance de soi, comme celle des siens, récit et voyage tournent en rond , suspendus au bon vouloir des dieux - ce qui irrite particulièrement Jay qui trouve vraiment qu'Ulysse a la vie trop facile- mais surtout suspendus à l'identification – souvent douloureuse, lente, difficile- des quelques rares points fixes d'une existence, qui font, de tout retour, une suite d'épreuves mais aussi le suprême but, la plus haute félicité d'une vie. Du Bellay l'a bien dit :



Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Et s'en est retourné plein d'usage et raison

Vivre entre ses parents le reste de son âge…



Une Odyssée est un récit plein d'échos, de relais, de liens. C'est aussi une réflexion pleine de poésie, de philosophie et de tendresse filiale.



Comme Elpénor le marin d'Ulysse avec sa rame, le vieux Jay reçoit, avec ce livre, le plus beau « sèma » qu'un fils pouvait dresser à son père.



Bouleversant et diablement intelligent.

Commenter  J’apprécie          8220
Les disparus

Que se passe t'il dans la tête d'un enfant quand en rentrant dans une pièce remplie de grand-oncle et de grand-tante ceux-ci se mettent à pleurer?

C'est ce qui arriva à Daniel Mendelsohn à l'age de sept ou huit ans lors d'une réunion de famille en Floride. C'est juste une histoire d'ADN, une ressemblance familiale qui va donner à Daniel l'envie d'en savoir plus sur sa famille d'Ukraine et surtout grace à son grand-père maternel Abraham et ses histoires du monde d'avant la folie meurtrière.

A quinze ans Daniel devient le généalogiste de la famille et commence le travail de fourmis qui va lui prendre cinq ans de sa vie.

1939 l'Allemagne nazi envahit la Pologne, Sam Shmiel de son shtetl de Bolechow en Ukraine envoie à ses frères et sœurs émigrés aux Etats-Unis des lettres, des demandes d'aides pour aider ses quatre filles à sortir du pays.

Sur 3000 juifs de Bolechow seulement 48 survivront à la Shoah.

Commence pour Daniel un voyage dans le temps, dans l'histoire et dans l'horreur.

Le temps est compté, ceux qui ont connu la famille Shmiel sont âgés et la mémoire n'est plus ce qu'elle était, un long voyage commence, l'Ukraine, Israël, l'Australie, la Suede...

Les disparus de Daniel Mendesohn est une oeuvre gigantesque entrecoupée de passage de l'ancien testament, un livre pour lutter contre l'oubli, celles et ceux qui ont été effacés, car que vaut un arbre généalogique sans branches. J'ai passé un long moment avec la famille Shmiel, ce fut douloureux mais Daniel m'a aidé grâce à son écriture pleine d'empathie et de douceur. j'en garderais un beau moment de lecture.
Commenter  J’apprécie          753
Les disparus

C’est un très beau livre. Daniel Mendelsohn nous explique l’objet de sa recherche.

Shmiel, son grand-oncle, sa femme et leurs quatre filles ont été tués, durant la seconde guerre mondiale, dans l’est de la Pologne, en 1941. Il va parcourir le monde et faire des allers-retours, de Bolechow en Ukraine, en Australie, en Suède, au Danemark et en Israël, puis une dernière fois, revenir à Bolechow, pour marcher dans les pas de Shmiel.

Il nous parle des ‘Aktions’ allemandes lors de l’extermination des Juifs, celles des Allemands, mais aussi des Ukrainiens et du paradoxe des contextes de ‘temps ‘, celui de la guerre et de l’après guerre. Les bons Ukrainiens d'aujourd'hui dont l’accueil est si chaleureux et les mauvais Ukrainiens d’hier, ceux des milices, idem, des bons et des mauvais Juifs. Mais, qui est-on pour juger et surtout que savons-nous, qu’aurions-nous fait, nous, en de pareilles circonstances ?

Non ! Il ne juge pas, il ne veut pas juger. D’ailleurs, on ne lui dit pas tout, on ne peut pas tout lui dire et il y a des choses qu’on ne sait pas, tout simplement. Mais qu’est-ce qu’il cherche en fait ? Il en va de l’espoir au désespoir, celui de ne rien trouver là et de trouver ici des éclaircies qui lui donnent accès à des périodes de sérénité et même de ravissement, à l’évocation de souvenirs qui lui sont restitués, comme : « elle avait de belles jambes, elle était très jolie, elle était amoureuse... » Des périodes de son enfance : « les chaussures bien rangées, alignées à l’extérieur, à l’entrée de la maison. Non ! On ne pénétrait pas chaussé à l’intérieur... » Et jusqu’à ces souvenirs des savoirs faire en cuisine, des saveurs et des repas traditionnels, voire, ceux des rituels, puis les mots. Ces accents qui sont les reflets d’une parenté, d’un passé bien précis et de cette vie d’ailleurs, celle de ces gens-là. Non ! Ce n’est pas à proprement parler celle de l’oncle Shmiel, mais des moments d’intimité des autres familles, des familles qui se rapprochent de la sienne et donc, une intimité qui a pu être, la sienne, à Shmiel, comme celle toute semblable qu’il partageait avec son grand-père, celui qui savait si bien lui transmettre, de son être, de cette part de lui, à travers les histoires qu’il lui racontait et qui le transportait, lui, le petit Daniel. Cet enfant qu’on regardait bizarrement et dont la ressemblance avec Shmiel provoquait les pleurs, une attitude qui ne manqua pas de le troubler et d’attirer justement son attention sur cet oncle, celui, dont on ne parlait pas, dont on ne parlait plus, un silence, qui attisera sa curiosité jusqu’à cette détermination.

Écrire un livre. Ne pas renoncer. Aller jusqu’au bout de ses résolutions.

Oui ! C’est bien cela qu’il cherche Daniel, à travers tous ces récits, la reconstitution de son héritage affectif, de ces familles et de la sienne propre. Ce prolongement du grand-père qu’il a tant aimé et qui lui manque. C’est aussi ce que cherchent, tous ceux qui n’ont pas connu leurs vrais parents. Surtout au moment d’accueillir une nouvelle descendance. La femme, quand elle a tant besoin, avant d’enfanter, d’augmenter ces repères, comme si une conscience aveugle lui dictait qu’elle avait à transmettre à son tour et qu’il lui manquait, à elle, ses propres connaissances.

Il va même se battre contre le temps, ce temps qui passe et qui efface tout. Il s’attachera à Madame Begley jusqu’à son dernier instant, celui d’après, juste après qu’elle lui dise : « je vous aime, vous savez ».

C’est une belle œuvre dont la construction est très agréable à lire. Les faits sont retranscrits de façon véridiques et sans exagération, sans extrapolation. Daniel fait mention des passages de la bible qui nous éclairent intelligemment et qui ont un effet réparateur, si je puis dire, l’effet de tempérer l’atmosphère autant que de l’expliciter, quand à l’esprit de la fratrie, par exemple, quand Cain tue Abel et puis des faits de théologie qui nous éclairent autant que la philosophie peut nous aider à comprendre que précisément, le fait de comprendre n’est pas absoudre, si ce n’est en nous, le refus d’être cela, c'est-à-dire d’accepter que nous soyons aussi nous-mêmes capables de tuer. Ce qui revient à dire que s’il n’est pas question de nier, il n’est pas question non plus de ne pas renier par un effort de compréhension que nous puissions être finalement, que cela.

Commenter  J’apprécie          685
Les disparus

J'ai dévoré en huit jours ce gros livre de plus de 900 pages, un livre de mémoire dont la richesse et la profondeur m'ont littéralement happée.



Bien sûr, le volet historique sur la civilisation juive disparue d'Europe de l'Est est passionnant, et je vous mets au défi de ne pas à un moment ou un autre de votre lecture googleliser tel lieu ou tel nom pour en savoir plus. D.Mendelsohn m'a d'ailleurs emmenée au-delà de l'intérêt purement historique, car en extirpant du grand tout indifférencié des victimes de l'holocauste quelques individus précis de sa famille et son entourage à Bolechow, village ukrainien proche de la Pologne, il m'a apporté ce "révélateur de réalité" que j'attendais de son livre.



Mais le récit de cette longue quête n'aurait pas été si riche de sens sans l'honnêteté intellectuelle dont l'auteur a fait preuve dans sa démarche : D.Mendelsohn n'a pas d'a priori sur ce qu'il cherche ni sur ce qu'il va trouver, et prend soin de ne jamais être dans le jugement. Grâce à cet état d'esprit, il laisse sa recherche dévoiler toutes ses richesses propres : "Je croyais et je crois encore que si vous vous projetez dans la masse des choses, vous ferez par l'acte même de chercher se produire quelque chose qui sinon n'aurait pas eu lieu".

Ce faisant, éclairant par des passages de la Bible le lien impossible entre grande et petite histoire, l'auteur déploie au fil de ses découvertes une réflexion sur la mémoire, sur le bien et le mal, sur la communauté, l'identité, le poids du temps et de la vie...



Un témoignage nourri de réflexions d'un calme étourdissant, profondément humain, où l'on va de découverte en émotion, avec le sentiment de parcourir le grand livre du monde.



Commenter  J’apprécie          584
Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée

Choisir Ulysse et Télémaque comme emblèmes de reconnaissance père-fils, prendre L'Odyssée comme support littéraire pour mieux éclairer sa relation avec son propre père, l'idée est pour le moins alléchante, pour ne pas dire géniale. Enfin si c'en est une, d'idée. Tout porte à croire en effet qu'il s'agit d'un récit, celui de Daniel Mendelsohn donc, professeur d'université spécialiste d'Homère, dont le père Jay décide un beau jour, du haut de ses 81 ans, de participer à un de ses séminaires sur l'Odyssée. L'occasion sans cesse renouvelée pour Daniel, le temps des cours, de revisiter ou redécouvrir sa relation au père, à l'aune de l'épopée mythique.

«Qui sait vraiment quel père l'a engendré ?  demande amèrement Télémaque dès le début de l'Odyssée. Qui le sait, en effet ? Nos parents sont à bien des égards mystérieux, plus mystérieux que nous ne le serons jamais pour eux. »

Les deux histoires suivent des courbes narratives parfois parallèles d'autres fois concentriques, elles s'entrecroisent dans des déploiements de réflexions fines et profondes, s'auto-alimentent au gré d'une prose longue et savoureuse. Un régal pour le lecteur comme moi, ignare sur L'Odyssée, passionné par l'éclairage universitaire apporté sur le mythe. Du coup, j'ai rajouté un livre à ma pal, L'Odyssée.
Commenter  J’apprécie          562
Trois anneaux

Conte d'exils, critique littéraire érudite sur les techniques narratives, pause et fugue littéraire en pleine "aporia" créative , essai brillant mêlant confidence personnelle, érudition et secrets de cuisine d'écrivain, éloge du détour qui sauve de la panne d'écriture, Trois anneaux est un peu tout cela à la fois.



Mais c'est beaucoup pour 180 pages. C'est trop.



D'abord charmée de retrouver l'auteur d'une Odyssée et des Disparus, délicieusement divertie des rencontres littéraires imprévisibles que ces trois anneaux ménageaient-Auerbach, Fénelon, Proust, Sebald et tant d'autres- ce labyrinthe de cercles concentriques, cette gare de triage pour auguilleur fou m'ont vite donné le tournis.



J'aime les détours quand après vous avoir égarée ils vous éclairent.



Quand, après les milliers de pages de la Recherche, le côté de Guermantes et celui de Swann se rejoignent enfin, quand son cours sur l'Odyssée mène Daniel Mendelssohn, nouveau Télémaque, à découvrir enfin son père, mais ces Trois Anneaux m'ont, je l'avoue, déçue.



Faute de clé, faute de sens, cet élégant embrouillamini m'a paru vain.



Certes il a eu pour effet de sortir l'auteur de son "aporia", cette impasse qui guette les écrivains les plus inspirés, et de lui permettre de meubler le vide entre le désespoir émotionnel qui a suivi Les Disparus et le désespoir narratif qui a suivi Une Odyssée-dont nous apprenons qu'il a repris entièrement la construction trop linéaire pour une construction circulaire et truffée de digressions qui en a fait le chef d'oeuvre qu'on sait.



Mais fallait-il publier cette ordonnance salvatrice ? Donner la recette des épices réveillant le désir d'ecrire? Je ne le crois pas.



Les Essais de Montaigne pratiquent cette démarche "à sauts et à gambades" prônée par Trois anneaux, ils mêlent en effet, pour notre plus grand plaisir et la sévère condamnation de Pascal, la confidence personnelle à la réflexion philosophique et une réflexion sur les comportements contemporains à la lecture éclairée des Anciens, mais ils débouchent toujours sur une clé de lecture utile à tous, ils nous rendent moins sots , moins ignorants et surtout plus ouverts, plus riches, plus sages.



Trois Anneaux n'est pas un Essai, cet "exagium", cette "pesée" qui préside à la pensée. C'est une tentative, un brouillon , comme on griffonne sur une page avant de trouver la fermeté du trait, l'unique trait de pinceau cher à Fabienne Verdier. Que l'auteur y ait recours ne nous concerne pas, ne nous éclaire pas.



Lire les Trois anneaux lève un coin du voile des secrets de fabrication d'un livre mais sans ce commun usage qui fait la générosité des Essais de Montaigne. La publication de cet exercice m'a paru un peu vaine. Et sa lecture aussi, je l'avoue, malgré mon admiration inconditionnelle pour cet auteur.
Commenter  J’apprécie          545
Les disparus

Daniel Mendelsohn entreprend un travail de titan en écrivant ce livre , c'est un témoignage personnel sur une partie de sa famille qui a été exterminée pendant la seconde guerre mondiale , son oncle , sa tante et leurs quatre filles , dont il ne subsiste rien à part quelques photos en noir et blanc .

Une quête qui paraît ne devoir jamais prendre fin à la recherche de traces de vies disparues à tout jamais , ce livre est un travail de mémoire , pour que sa famille revive un peu à travers cette fresque gigantesque , nous partageons un peu le quotidien de cette famille avant sa disparition brutale , son effacement total au monde .

C'est ce qui rend ce récit unique , touchant sans jamais tomber dans le pathos , grâce à ce livre , la famille disparue revit un peu , les quatres jeunes filles au destin tragique ont un peu une seconde chance , celles de ne pas être oubliées à jamais , nous partageons leur quotidien des jeunes filles avec leurs rêves et leurs espoirs .

Ce livre est très bien écrit , pour ma part je l'ai dévoré , malgré le terrible sujet , l'auteur fait preuve d'un réel talent de conteur plein d'humanité .
Commenter  J’apprécie          530
Les disparus

J'écris cette mince appréciation au fil de la pensée (je viens de terminer le livre), donc cela risque d'être assez décousu et chaotique. J'ai toujours été sensible au "sauvetage" de la mémoire quel qu'elle soit. Tout en ayant à l'esprit que la mémoire est perfectible, mouvante, subjective, sélective, qu'elle doit se confronter au fleuve de la vie et à son érosion. Je dis d'emblée que je n'ai rien appris (au sens général) sur ce qui fut nommé "la Shoah par balles" ayant déjà une littérature historique sur le sujet derrière moi mais là en écrivant je me reprends tout de suite, car n'ayant jamais lu de témoignage sur ce qui se passa pour les juifs de la petite ville de Bolechow j'ai donc de ce fait appris quelque chose de plus. Je reviendrai, un jour, (sûrement à travers le livre du Père Patrick Desbois "Porteur de mémoire" ) sur cette période de l'extermination des juifs.

Daniel Mendelsohn part dans une enquête, une quête sur sa "mishpuchah " (famille). Il part au sens propre et figuré sur les traces du frère de son grand-père maternel adoré Abraham. Son grand-oncle Shmiel Jäger et sa femme Ester Schneelicht et de leurs quatre filles : Lorka, Frydka, Ruchele, Bronia, assassinés par les nazis. Cette affirmation énoncée souvent par les personnes les plus âgées de la famille de Daniel Mendelsohn, affirmation teintée de douleur, de mystère dont on parle sans parler. Et puis lui, Daniel il ressemble tant à Shmiel entend-il souvent....

Ce livre est une Odyssée. Récit très dense abordant l'histoire familiale, L Histoire, la Philosophie, la réflexion biblique. C'est aussi une méditation sur la part de hasard et d'inéluctable inscrit dans la vie de chacun. Collectant au fil des années auprès des membres de sa famille mais aussi d'organismes divers une somme considérable d'informations sur la famille de sa mère et de son père (certificats de naissance, certificats de décès, archives de registres de commerces, témoignages écrits et oraux, données généalogiques...) Il le dit lui-même, la seule zone d'ombre, la lacune récurrente est ce grand-oncle et sa famille (à part de très rares photos qu'il dissèque sans rien en retirer de probant). Une phrase, un mot, un nom inconnu, une réflexion anodine le persuade de pousser ses recherches, d'être plus méthodique et plus opiniâtre à sortir cette famille de l'oubli de leur vie.

Mendelsohn qui se décrit comme sentimental, digresse fréquemment, ses passions, ses souvenirs d'enfance, se mêlent souvent au récit.

Peu à peu, de ces témoignages émergera un monde effacé, annihilé, le monde des Shtetls.

C'est une course à travers le globe (on peut appeler cela ainsi puisque souvent l'âge avancé des témoins, impose à Mendelsohn un timing serré). Ce qui importe le plus et ce qui s'imposera de plus en plus dans les questions de Mendelsohn se sera de connaître la vie, d'avoir un nuage de la vie de ces six personnes. Il veut l'écoulement de leur quotidien, l'impression futile du souvenir (il était « toyb » (sourd), fier ; il avait la première radio de la ville ; elle avait de jolies jambes, elle était bonne cuisinière, elle portait son cartable comme ça, etc...).

Bien sûr inutile de rappeler que ceux qui témoignent, les vieilles juives et les vieux juifs de Scandinavie, d'Israël, d'Australie soit, ont pu partir à temps, soit se sont cachés jusqu'à la fin de la guerre. Ce sont donc des témoins "par défaut". C'est une parole réappropriée, passée au tamis de la distance de la réalité. Ce n'est que le récit d'une réalité. Ceux qui l'ont vues et vécues ne sont plus là.

Daniel Mendelsohn pense que malgré tous ses efforts, tous ces kilomètres engloutis, ces pays parcourus, toutes les questions posées et les réponses reçues, il ne saura jamais comment toute cette famille si lointaine et si proche, presque entrée dans son propre mythe a disparu. Même les vieilles et les vieux Ukrainiens de Bolechow sont bien vagues. Combien d'Aktion à Bolechow ? Deux, trois ? Qui a été tué en premier ? La fille la plus jeune ? Avec qui s'est caché Shmiel Jäger ? Ces deux filles les plus âgées ? Qui les a dénoncés ?

Daniel Mendelsohn décide donc de retourner une dernière fois à Bolechow (lui qui déteste revenir dans un endroit qu'il connaît déjà, il le fait presque par acquis de conscience). Il faut clore l'histoire, achever l'accomplissement de la quête. Et puis « genug ist genug ».

Daniel Mendelsohn a la réflexion sensible, « sentimentale », drôle parfois, érudite, douce et respectueuse. Il écrit sur la démarche de chercher,qu'il lie à l'action de création et Création. de cette démarche parfois infime en sortira une chose importante, banale peu importe, mais cette chose obscure et invisible qui pour lui a toujours été là est rendue visible et lisible de par la décision de chercher.

Dans ce retour morne qu'il raconte comme la fin d'une énigme policière, avec un sens indéniable de la narration mais surtout de la « chute », soudain le puzzle s'emboîte. Il trouve.





Commenter  J’apprécie          498
Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée

Deux livres récents rendent hommage à Homère, ce grand poète grec à l’identité unique ou plurielle mystérieuse. Je conseille de lire Une odyssée, de Daniel Mendelsohn, après Un été avec Homère, de Sylvain Tesson. Je publie en même temps mes critiques de ces deux ouvrages très complémentaires.



Une odyssée – un père, un fils, une épopée ! De quoi ce titre à rallonge est-il le nom ? Daniel Mendelsohn, écrivain, intellectuel, enseigne le grec dans une université new-yorkaise. Il anime des séminaires sur l’Iliade et l’Odyssée pour des étudiants de première année ; des séances hebdomadaires d’une demi-journée sur un semestre. Dans le livre, il revient sur un séminaire consacré à l’Odyssée, quelques années plus tôt, en présence de son père, un homme de quatre-vingt-un ans qui s’y était inscrit de son propre chef et l’avait suivi avec assiduité. Après la dernière séance, l’auteur et son père décidaient d’embarquer pour une croisière culturelle en Méditerranée « sur les traces d’Ulysse »…



Le poème de l’Odyssée, on le sait, relate les aventures d’Ulysse, roi d’Ithaque, ses dix années d’errance en Méditerranée après les dix années précédentes au siège de Troie, ses rencontres fantastiques d’île en île, avant son arrivée finale à Ithaque, chez lui, où il exécute les prétendants à sa succession, sans s’embarrasser de sommations inutiles. Retour à l’ordre des anciens jours auprès de Pénélope, sa fidèle épouse, et de leur fils Télémaque, vingt ans.



On trouve de tout chez Mendelsohn. Il met l’accent sur l’étude lexicale du poème : son analyse étymologique à la manière des exégèses hébraïques de rabbins érudits, séduira les philologues et les hellénistes (je ne suis ni l’un ni l’autre). Une approche de l’Odyssée à l’opposé de celle de Sylvain Tesson ! Me revient d’ailleurs une sentence de ce dernier, peut-être bien une pique pour un livre considéré comme concurrent : « Quand on tient un diamant dans les mains, on ne s’éberlue pas de la structure moléculaire du carbone, on s’émerveille des reflets »… Et pan !...



Mais quand, plus loin, Mendelsohn entreprend de décoder ce qu’il appelle la stratégie narrative homérique, il fait étinceler comme personne toutes les facettes du diamant. Pour l’amateur de romans que je suis, ça devient absolument passionnant.



Il faut bien comprendre que la lecture intégrale du poème, même traduit en français, est réservée à quelques hauts lettrés. Treize mille vers ! Comptez cinq cents pages, truffées de métaphores, de formulations cryptées, d’envolées lyriques. Les lecteurs de mon niveau doivent se contenter de résumés des aventures d’Ulysse. Des résumés complets, mais sèchement factuels. Frustrant !



Et voilà qu’avec Mendelsohn, on décrypte l’extraordinaire travail de composition narrative effectué par Homère afin d’assurer la cohérence des péripéties qui s’enchaînent et celle des attitudes des personnages. Un travail de romancier ! Les applications étudiées au cours du séminaire et rapportées dans le livre dévoilent toutes les richesses de l’Odyssée, un véritable roman-monde insérant la biographie complète d’un homme, Ulysse, dans la cosmologie métaphysique de son temps, sans oublier les sujets du quotidien auxquels Homère attache de l’importance, comme les relations fils-père – je vais y revenir ! – ou les petites choses qui assurent la cohésion d’un couple avec les années…



La lecture du livre donne l’impression d’être présent au séminaire, de participer au jeu des questions-réponses entre le maître et son auditoire, des jeunes gens tout juste sortis de l’adolescence, auxquels s’est joint un vieux monsieur apportant un complément d’éclairage qui les enchante, contrairement aux inquiétudes de son fils. Certaines scènes sont jubilatoires.



Les relations fils-père ! Au début, je ne voyais pas l’enjeu d’un tel livre. Encore un écrivain, m’étais-je dit, qui étale ses difficultés familiales en public, plutôt que d’aller consulter un psy !... Je faisais erreur. Ces relations fils-père sont fondamentales chez Homère, convaincu qu’un père garde toujours une part de mystère pour un fils. Pour Daniel Mendelsohn quinquagénaire, le séminaire et la croisière sont l’occasion ultime de découvrir un père. Au même titre que Télémaque, qui n’avait jamais connu le sien, Ulysse étant parti quelques semaines seulement après sa naissance. Au même titre qu’Ulysse lui-même, qui découvre à son retour un père très âgé, et ressent l’inexorabilité de sa mort prochaine… Jay Mendelsohn, père de Daniel, décédera dans l’année suivant le séminaire.



Finalement, un livre riche, passionnant et émouvant.


Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
Commenter  J’apprécie          486
Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée

Jay Mendelsohn, mathématicien et universitaire à la retraite à toujours regretté d’avoir abandonné l’apprentissage du Grec et du Latin en fin de lycée. C’est donc tout naturellement qu’il décide de participer, en auditeur libre, au séminaire sur l’Odyssée d’Homère dirigé par son fils Daniel.

Une fois par semaine durant six mois le vieux monsieur de quatre-vingt-un ans quitte son pavillon de banlieue, prend deux trains successifs pour étudier le voyage d’Ulysse au milieu de jeunes gens d’à peine vingt ans. « J’irais au fond et ne poserais pas de question » Tu parles ! Á peine installé, le père écoute puis participe activement, chef de l’opposition des théories universitaires, il emporte avec lui l’enthousiasme des jeunes étudiants. Á l’issu de ce séminaire, le père et le fils partirons ensemble pour une croisière en mer Egée sur les traces d’Ulysse. Daniel et Jay vivrons des moments inoubliables.

Daniel Mendelsohn, romancier et professeur de lettres classiques est persuadé que les littératures grecques et latines et ses Mythes fondateurs nous parlent de nous au XXIe siècle, avec « Une Odyssée, (soustitré un père, un fils, une épopée )» il nous le prouve à chaque page.

Grace à Laërte, Ulysse et Télémaque, l’écrivain explore et questionne le lien père-fils qui se tisse tout le long du récit d’Homère pour essayer de comprendre Jay, ce père si distant, si strict, ce père taiseux et inflexible en famille.



Durant ce séminaire il va aussi découvrir un père motivé, impliqué, parfois un peu trop, remettant en question les théories de son professeur de fils pour le plus grand plaisir des élèves sous le charme de l’octogénaire.

Mendelsohn, depuis son roman « Les Disparus » (à lire impérativement) questionne l’identité individuelle et collective. Qui suis-je, qui sommes-nous au monde ? Qui suis-je pour l’autre, mon regard sur les membres de ma famille est-il juste ? Qui sont ces inconnus que nous croyons connaitre ?

Récit érudit et intime à la fois, récit poignant, l’histoire d’une vie d’homme de la petite bourgeoisie Newyorkaise, mais aussi autofiction profonde qui impressionne par sa sincérité.

L’Odyssée c’est un retour et Daniel Mendelsohn nous conte son retour au père et c’est formidablement émouvant.
Lien : http://www.baz-art.org/archi..
Commenter  J’apprécie          400
L'étreinte fugitive

"L'étreinte fugitive" est le premier volet d'un triptyque écrit par Daniel Adam Mendelsohn. En France, paradoxalement, le second volet - "Les Disparus" - a été publié avant le premier et il a obtenu un vif succès.

Même si on peut aborder les trois livres indépendamment, j'ai préféré, puisque cela était possible, entrer dans le récit par le premier titre, peut-être en espérant ainsi mieux suivre les pensées de l'écrivain et m'habituer à sa logique d'écriture.



Dans sa construction qui peut laisser le lecteur dubitatif, à certains moments, "L'étreinte fugitive" adopte le processus narratif qu'adopte le grand-père de l'écrivain quand il lui raconte l'histoire familiale et reflète également la narration qui restitue les épopées antiques grecques et latines en prose ou en poésie, procédé qui fascine, dans les deux cas, le jeune garçon qu'est Daniel Adam Mendelsohn.

Cette façon de raconter, tout en circonvolutions et absolument pas linéaire fait "papillonner" d'un détail à un autre, passant d'une époque à une autre, d'un personnage à un autre, convoquant ainsi des faits et pensées, dans un désordre apparent, qui permettent cependant de mieux comprendre le déroulement des vies ou les raisons des choix.

Cette façon de restituer les histoires a captivé, dès l'enfance, l'écrivain au point de déterminer , chez lui, un avenir professionnel et des passions pour certains textes ou certaines disciplines retraçant le passé des civilisations et des cultures.



"L'étreinte fugitive" n'est pas à proprement parler une autobiographie, l'écrivain s'y dévoile partiellement dans sa vie quotidienne sociale et intime, cette dualité qui le fait vivre à la fois une identité d'homosexuel - dont il nous explique la philosophie de vie, ce besoin de conquêtes nombreuses et rapides, cette image intuitivement reconnue que l'on cherche dans l'autre et une identité de "référence masculine" - terme qui permet de ne pas l'identifier comme père, auprès de Nicholas le fils d'une amie à laquelle il n'est pas lié autrement que pour cela.

Les confidences consenties sont suffisantes pour que le lecteur appréhende ce qui bâtit l'écrivain : sa famille, sa religion, les tragédies familiales, en adoptant ainsi le prisme de sa vision personnelle.



Tout le récit est construit sur le rythme d'une locution grecque, men...-de… qui pourrait se résumer à d'une certaine façon...- d'une autre...-, traduisant une opposition, une dualité, l'existence inéluctable du compromis dans l'existence – sans que ce terme soit péjoratif, juste une évidence qui suggère l'idée de la présence de mensonges inévitablement ou de silences, "d'arrangements" avec les faits et les actes, ce qui édifie, en fait, la plupart des vies humaines - qui composent l'identité : normal-différent, homosexualité-hétérosexualité, origines américaines- origines juives…

Parce qu'il s'agit bien de l'identité dont il est question,ici : construite par le récit familial en écoutant les souvenirs de ce grand-père admiré, la religion , l'éducation, la sensibilité intrinsèque de l'enfant et ses prédispositions plutôt artistiques que scientifiques qui amènent à la conception de la personnalité de l'enfant qui devient un homme libre de ses choix, celui que nous lisons.

Souvent affleurent dans le texte des références à la littérature grecque et latine – Homère, Ovide, Sappho…, aux tragédies antiques, autant d'exemples qui vont étayer le propos. La notion de "beauté" apparaît à maintes reprises dans ces pages, voisinant celle de la disparition, de ce qui est perdu, de ce qui est resté éloigné et qui ne s'oublie pas.

Se dévoile aussi cette branche de la famille dont le destin reste imprécis, inconnu, ouvrant l'horizon au livre "les Disparus" qui lui est consacré.



C'est une lecture captivante, qui oblige à revenir en arrière pour relire certains passages et les mettre en miroir – et c'est peu dire car le mythe de Narcisse est souvent évoqué ! -, à prendre la place de l'enfant qui écoute son grand-père quand nous écoutons l'écrivain nous rendre accessibles les mythes grecs tout en tirant un enseignement pour la compréhension des personnalités croisées, une lecture enrichissante, qui fait découvrir et rencontrer.





(Juin 2022)
Commenter  J’apprécie          398
Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée

«Une maison est un royaume vaste et inconnu et une vie ne suffit pas à l'odyssée entre la chambre d'enfant, la chambre à coucher, le couloir dans lequel les enfants se poursuivent, la table de la salle à manger sur laquelle les bouchons sautent et le secrétaire avec ses quelques livres et ses quelques papiers, qui cherchent à dire le sens de ce va-et-vient entre la cuisine et l'office, entre Troie et Ithaque.»



Jamais auparavant une citation épinglée au cours d'une de mes lectures (ci-avant - extraite du livre «Danube», de Claudio Magris) ne m'aura paru à ce point appropriée à synthétiser l'impression profonde que m'en laisserait une autre, effectuée quelque temps après et en principe très différente de la première...

L'écriture de «UNE ODYSSEE - Un père, un fils, une épopée» relèverait pour moi, en effet, de ce même élan condensé magnifiquement dans ce passage de «Danube» : mouvement réunissant intellect, imagination et coeur, réconciliant avec grâce et naturel des dimensions la plupart du temps tenues à distance par la force des choses, incompatibles en apparence avec un quotidien subsumé dans cet horizon à court-terme auquel nous astreignent nos listes de courses et nos réunions à préparer, pris entre factures à régler et lave-vaisselles à remplir, entre le menu du jour et la chambre à échoir (ouf!) la nuit...



Exégèse savante d'un des textes fondateurs de la littérature occidentale, récit autour de d'une expérience singulière de l'auteur en tant qu'enseignant de lettres classiques, livre de mémoires dédié à son père, UNE ODYSSEE est un essai à entrées multiples, dont le dénominateur commun pourrait être la question de savoir comment créer les conditions subjectives pour qu'une «transmission» soit réussie : l'héritage d'une oeuvre classique, de ses lectures et interprétations successives à travers les époques; celle d'un maitre envers ses disciples; d'une génération à l'autre, ou encore celle d'un père à son fils.



Transmission qui s'envisage avant tout, ici, comme un cheminement partagé et comme «mouvement volontaire vers» : vers un dépassement du combat ininterrompu des consciences décrit par Hegel dans sa dialectique du maître et de l'esclave, «lutte de prestige» où chacun cherche instinctivement à ce que l'autre en face reconnaisse sa valeur comme étant prépondérante ; volonté de réduire le hiatus important existant entre un certain héritage humaniste classique et des modalités nouvelles de pensée, induites notamment par la révolution technologique et numérique actuellement en cours ; vers un décloisonnement aussi entre des modèles de rigueur et de travail intellectuels traditionnellement considérés comme incontournables pour accéder à un tel héritage, et ceux d'une jeunesse de plus en plus décomplexée à cet égard, habituée à un accès aux savoirs et à la connaissance à la carte, circonstancié et immédiat ; enfin, vers une levée possible de ce seuil de fer habituellement dressé entre vie professionnelle et vie personnelle, entre salon familial et la salle de classe, lorsque l'auteur, décidant d'accéder à la demande faite spontanément par son père de quatre-vingt-un ans, accepte qu'il suive en auditeur libre un de ses séminaires universitaires, consacré cette année-là (2011) à l'Odyssée.



Voilà en gros la feuille de route de ce récit lumineux de Daniel Mendelsohn, à la fois d'une érudition très généreuse et d'une intelligence émotionnelle absolument renversantes.



Dans la littérature grecque, d'ailleurs, nous explique l'auteur lors d'une de ses très nombreuses (et savoureuses) incursions philologiques, le mot «chant» (oimê) dérive d'un autre plus ancien (oimos), qui veut dire «chemin», ce dernier étant à son tour apparenté à un troisième mot, «oima», qui signifie lui «mouvement», «élan». C'est ainsi donc qu'en Grèce antique, le chant et la poésie auraient été étroitement associés à l'idée d'un «chemin», voire, plus archaïquement, à celle d'un «mouvement volontaire vers l'avant». (Et moi j'entends en ce moment, dans ma tête, «un chemin qui chemine», chanté par la voix veloutée de Georges Moustaki dans sa magnifique version française de la chanson «Águas de Março» - «Les Eaux de Mars» - du fondateur de la bossa-nova, Tom Jobim).



UNE ODYSSEE s'ouvre par ce que les érudits appellent un «proème» (c'est-à-dire «ce qui vient avant l'oimê», «avant le chant»). Il s'agit des vers par lesquels commencent pratiquement toutes les épopées classiques, annonçant en grands traits le sujet de l'oeuvre, son cadre, ses personnages et thèmes principaux. Entrée en matière où l'auteur tissera un étonnant écheveau d'imbrications signifiantes, accomplissant un véritable tour de force narratif inspiré de la technique de composition circulaire omniprésente dans la littérature grecque et, plus particulièrement, chez Homère.



«Si à première vue, elle peut s'apparenter à une digression, la composition circulaire, constitue une technique efficace pour intégrer à une même histoire le passé, le présent, et parfois même l'avenir puisque certaines «spirales» se déroulent vers l'avant, anticipant des événements qui se produiront après la conclusion du récit principal.»



Ainsi, procédant par des circonvolutions dans le temps et l'espace, par des allers-retours incessants entre un patrimoine universel légué par la Grèce antique et le réservoir de sa mémoire individuelle, mariant philologie et éléments autobiographiques, l'auteur détaille, pas à pas, quasiment pied à pied, les dix premiers vers incantatoires constitutifs du proème de l'Odyssée. Et tout en les analysant d'un point de vue littéraire, les relie symboliquement à ses souvenirs de son père et aux grandes étapes de l'odyssée vécue par tous deux grâce à leur lecture commune d'Homère durant cette année universitaire de 2011.



Cette «odyssée» dans l'Odyssée sera ensuite développée dans les chapitres suivants, au rythme même du séminaire universitaire et des cours consacrés aux principaux épisodes du voyage de retour du héros de Troie à Ithaque - itinéraire qu'à leur tour père et fils referont ensemble au terme du séminaire, lors d'un voyage en Grèce à l'été 2011 bouclant la boucle du récit.



Chapitres qui s'intitulant «Télémachie», «Paideusis», «Homophrosyné», «Apologoi», «Nostos», «Anagnorisisis» et «Sigma», pourraient de prime abord rebuter ou faire craindre le pire à un lecteur lambda s'estimant manquer d'érudition humaniste et classique suffisante, termes érudits que le talent et la pédagogie de Mendelsohn réussiront néanmoins à rendre parfaitement tangibles, actuels et vivants, accessibles au tout venant, du début à la fin du voyage.



Avec une grande délicatesse, avec la même attention et patience qu'il semble accorder à ses étudiants (et également à un père qu'il découvrira peu enclin à jouer le rôle de l'élève discipliné en classe !), l'auteur nous invite ainsi à partager, étape par étape, leur odyssée commune ayant permis, in fine, à tous les deux de trouver des réponses surprenantes à ce qui constituerait l'une des énigmes cruciales posées par l'épopée homérique : «mais quel est la vraie nature d'un homme, et combien de natures un homme peut-il posséder?»



Grâce à cet essai autobiographique, touchant par l'honnêteté du ton employé, surprenant par l'intelligence, la sensibilité et la vérité qui se dégagent à tout moment - brillante démonstration intellectuelle aussi, érudite, qui apprend et instruit, transmise en même temps avec coeur et générosité -, j'eus le sentiment de découvrir avec plaisir un style et une voix littéraire particuliers, atypiques.

Tout en abordant des thèmes liés à sa vie personnelle, à son intimité, Daniel Mendelsohn ne semble jamais céder à la tentation d'une auto-observation compulsive et/ou complaisante, ni à une forme quelconque de revendication (quelquefois de vindicte) confinant dans l'impudeur, ce que l'on retrouve, hélas, trop souvent chez des auteurs, de plus en nombreux, pratiquant une certaine forme d'autofiction dont le marché littéraire actuel paraît si friand (mais qui personnellement m'insupporte au plus haut point, y compris quand elle se prévaut d'illustrer un phénomène de société à déplorer, ou d'être simplement à visée soi-disant «sociologique»).



Enfin, l'auteur montre (à l'instar d'Homère) un art consommé de la digression (trop «agaçant», diront certains lecteurs du site) – aptitude remontant donc à la Grèce antique qui, toutefois, quoi qu'on en pense, maitrisée à merveille comme c'est le cas ici, s'avérera précieuse, incontournable, dès qu'on cherchera "à dire le [complexe] sens de ce va-et-vient entre la cuisine et l'office, entre Troie et Ithaque»...!



Commenter  J’apprécie          3716
Les disparus

6 personnes sur 6 millions. 6 disparus nommés, reconnus sur des photos en noir et blanc,. Un visage , celui de l'auteur, partagé par ce dernier avec celui de son grand oncle. Un visage dont la vue faisait fondre en larmes les parents plus âgés, quand Daniel Mendelsohn, jeune homme, arrivait dans une réunion familiale. Perdus à jamais, les membres de cette famille vont revivre le long des pages de ce livre épais, parce qu'être le revenant de son oncle donne au petit neveu le désir et la force de faire le chemin inverse de celui qui n'a jamais pu être fait, vers l'exode, l'exil, l'évasion, la délivrance, la liberté, la survie.

Au lieu de cela, c'est le silence de la disparition, qui a englouti ce couple et les quatre jeunes filles, effaçant d'un coup leur vie antérieure, élidant leur mort, ne laissant pas même cet intervalle qui figure entre deux dates pour figurer leur passage de mortels.

C'est pour retracer ce que fut la tragédie de leur destin, marcher dans leurs pas et voir où ils purent vivre avant la catastrophe finale , pour savoir comment ils tombèrent dans la nasse puis furent finalement déportés, pour écrire les étapes de cette destinée, et pour leur donner une histoire, que D. Mendelsohn enquête, puis écrit ce gros ouvrage qui est leur monument funéraire et la reconnaissance de ce qu'ils furent, et seront désormais à jamais, dans la déchirure et la perte effroyable provoquée par la barbarie nazie.

Commenter  J’apprécie          370
L'étreinte fugitive

Une nouvelle fois, Daniel Mendelsohn interroge les mythes et ses chères humanités classiques - clés éternellement efficaces pour partir à la recherche de lui-même. ..



Ce troisième volet de la trilogie autobiographique qui comprend Les Disparus et Une Odyssée: un père, un fils, une épopée,   deux livres exceptionnels, est en fait le premier écrit des trois, mais, fort du succès des deux autres, il est réédité avec une préface de l'auteur datant de 2018.



Je l'ai donc découvert a posteriori.



Cette fois,  ce fin helléniste met son livre sous le signe de la dualité, rythmée par le célèbre balancement des particules grecques : le "men" et le "de"  .



En flâneur des deux rives, il explore son goût des garçons et sa vie de "cruiser" dans le très gay et très branché quartier de  Chelsea, voilà  pour le "men" - c'est bien tombé-    et ses week ends  de père de famille, en lointaine banlieue,  aux côtés d'une amie qu'il ne désire pas et d'un enfant qu'il élève avec elle sans en être le père. Et voilà pour le "de".

 

La dualité est inscrite dans son homosexualité même, incarnée à ses yeux par le mythe de Narcisse, amoureux de son image -"men" et condamné à ne la saisir jamais -"de" .  Catulle et Sapho sont convoqués pour interroger les ravages délicieux du désir amoureux, pays de l'oxymore s'il en est - j'ai mal, "men"  comme c'est bon, "de" , !- .



 Euripide et Sophocle  éclairent , avec Ion, Oedipe-Roi ou Antigone, les embûches et faux-semblants de cette quête inlassable d'une vérité qui s'échappe et se travestit dans les souvenirs tronqués, les légendes familiales ..et jusque dans les inscriptions funéraires!



Dualité, oxymore, paradoxe...Mendelsohn se livre à une analyse intelligente et toujours convaincante des textes fondateurs, Bible comprise, et fait vivre avec bonheur les figures tutélaires de son panthéon personnel-"men", à côté du carroussel virevoltant de ses amants de passage -"de". 



La tragédie grecque et la shoah portent leurs grandes ombres -"men"- sur les lumières de la fête gay -"de" . Elle- même -"men"- dévorée par le sida qui va les éteindre une à une -"de".



J'ai lu avec delice -"men"- non sans trouver parfois qu'on se perdait un peu- "de" -  dans le labyrinthe de souvenirs personnels et de rapprochements érudits, plus maîtrisés dans les deux derniers tomes de cette trilogie que dans cette Étreinte fugitive, joli bout d'essai-"men" , que les autres livres ont transformé  -"de".

Commenter  J’apprécie          362
Les disparus



Il voit pleurer certaines vieilles personnes de sa famille lorsqu’il entre dans une pièce. Ainsi commence ce roman, celui d’un secret de famille gardé secret à cause des circonstances tragiques, la mort de son grand oncle Shmiel, homme d’affaire prospère( à qui il ressemble)avec femme et enfants, tués par les nazis en Ukraine.

Le grand père ne parle jamais de son frère et de sa belle sœur, et des quatre filles et pour l’enfant Daniel, qui, corrélativement, voit pleurer les vieux, ces morts ne semblent pas tellement morts qu’égarés, disparus non seulement du monde, mais de la mémoire collective.

Et Daniel, puisque c’est un récit autobiographique, se tourne d’abord vers la Grèce Antique, par goût et sans doute aussi pour éviter de se sentir faire partie d’une communauté depuis toujours pourchassée. Il devient professeur d’université en littérature classique.

Or, des tas de bribes d’information nagent au dessus de sa tête, pas suffisantes pour former une organisation satisfaisante. Et puis il fait la connaissance, par hasard ou coïncidence, avec une vieille dame qui a vécu dans le village ukrainien en question.



Il découvre en lui un plaisir intense à organiser la connaissance, pas seulement l’accumulation et la mémorisation des dynasties égyptiennes ou perse, mais surtout l’ordre « imposer un ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un commencement, un milieu et une fin ». Et l’histoire de sa famille , qu’il a longtemps négligé de connaître, se présente à lui comme mystère à éclaircir.



Cependant, comme Homère nous l’a montré, -ainsi que le livre de Mendelsohn, autre chef d’œuvre, sur l’Odyssée- une histoire n’a pas à être racontée de façon linéaire, des boucles doivent intervenir pour capter l’attention, et le roman de 928 pages se lit et se relit, avec les souvenirs du grand père, figure élégante et rieuse, qui s’égrènent au fil des pages , les digressions sur les amis, les connaissances, ce que Daniel apprend ( avec nous) de la culture juive et truffé par les photos ou anciennes, ou faites par son frère Matt.

Plus que des boucles, les chemins de la mémoire sont sinueux, et nous, lecteurs, nous devons faire attention, ne pas oublier les détails, revenir sur notre lecture, rapprocher aussi les photos de la page 45 avec l’évocation de cette photo page 20, 50 et 420, par exemple, et essayer de faire marcher notre tête en lisant.

Mendelsohn s’interroge et nous fait nous interroger, sur ce passé qu’il va rechercher, après le suicide de ce grand père dont la grande tragédie a été la mort de son frère. Les morts sont encore plus morts quand on ne sait rien d’eux, et que leur mémoire reste dans un flou correspondant en quelques vagues mots. Se souvenir d’eux, c’est en quelque sorte les sauver de l’oubli donc de la mort.

Les boucles, l’auteur les fait en analysant la bible hébraïque, le Pentateuque de Moise, la création du monde, Adam et Eve, Caïn et Abel, le déluge, la terre promise, et l’arbre de la connaissance: de là sa fierté de remplacer le chaos et le vide par la plénitude et l’ordre, mais aussi une certaine douleur lorsque il apprends parfois trop tard et que ce qu’il apprend ( les drames, la trahison)ne lui font pas de bien et pourtant cette connaissance est irréversible.

C’est donc avec la honte de s’intéresser trop tard, après la mort de son grand père, à l’histoire du peuple juif et celle de sa famille, et avec la nécessité d’ordonnancer le peu qu’il sait, d’apprendre l’hébreu, et de décider de rechercher dans les sites généalogiques juifs, que Daniel continue ses recherches non seulement dans le village d’Ukraine où s’est déroulée l’extermination et en particulier celle des membres de sa famille, mais aussi à la poursuite des survivants capables de dire ne serait ce que des détails sur le drame, en Australie, en Israël, au Danemark.



« Il y a tant de choses que vous ne voyez pas vraiment, préoccupé comme vous l’êtes de vivre tout simplement ; tant de choses que vous ne remarquez pas, jusqu’au moment où, soudain, pour une raison quelconque- vous ressemblez à quelqu’un qui est mort depuis longtemps ; vous décidez tout à coup qu’il est important de faire savoir à vos enfants d’où ils viennent- vous avez besoin de l’information que les gens que vous connaissiez autrefois devaient toujours vous donner, si seulement vous l’aviez demandée. Mais au moment où vous pensez à le faire, il est trop tard. »



Tout n’est pas simple, en plus de ce sentiment d’irrévocable temporalité. Des messages lui arrivent, ne correspondant pas à ce qu’il croit savoir, le doute s’installe (combien Shmiel avait-t-il de filles, deux, trois ou quatre, ainsi que l’affirment certains?). La volonté de croire telle ou telle évocation recouvre parfois l’histoire du monde telle que l’on nous l’a racontée, l’esprit a besoin d’intégrer des données parfois fausses mais correspondant aux histoires précédentes. En particulier, l’histoire rassurante d’une famille unie ne peut elle pas être en réalité l’histoire de Caïn et Abel, celle de la jalousie de l’ainé qui est moins aimé de Dieu et tuera son frère cadet, jalousie que Daniel rapporte à son expérience de petit garçon ? La proximité de frères crée souvent un désir de fuite. Plus encore, comme dans la Bible, « il existe des forces très sombres qui rôdent et n’ont besoin que de la plus simple excuse pour remonter à la surface et exploser dans la violence.»



Autre contrariété, l’inutilité de ces voyages ne peut être occultée. Et l’auteur à la fin de son livre nous fait douter du bien fondé de sa recherche, durant des pages il doute et nous fait attendre, il n’arrive pas à refermer la boucle, un peu comme dans un repas copieux, on attend le désert qui ne vient pas, peut être n’y aura t il pas de dessert.



Mais si, il y a aura du dessert, et une réflexion unique sur la Genèse, la volonté de Dieu de détruire les hommes par le déluge, notre désir de croire sans faire attention à la réalité, le fait que l’on ne peut pas oublier qu’il y avait des polices juives, qui savaient qui était qui et où, et qui dénonçaient, c’était leur boulot. Réflexion aussi sur la trahison en ce cas mortelle, la recherche du passé « ne te retournes pas », laisse les morts, ou bien, ce que fait Daniel Mendelsohn, redonne vie aux disparus qui par la force de son livre, ont un visage, une stature, une voix même « fière, désespérée, dictatoriale, amère, pleine d’espoir, épuisée, troublée »Une vie certes courte, mais dont l’ampleur nous encourage, nous, pauvres humains, à poursuivre la nôtre.

Livre unique, qu’après plusieurs lectures me laisse encore plus ébahie de sa culture (évocation de l’amour de Didon et Enée et de l’abandon d’Enée qui brise le cœur de Didon), par ses questions, (pour sauver ma famille, serai,-je entré dans la police juive ?) par la succession de « coïncidences », qui prouvent que le chemin est juste et par sa quête elle même, admirable comme l’écriture qui la raconte.

Commenter  J’apprécie          3517
Structure

J'ai reçu ce livre dans le cadre d'une opération "masse critique", et je tiens à remercier ici Babelio et la maison d'édition pour leur envoi. N'étant pas compétent en matière de photographie, j'ai demandé à une amie photographe de me livrer son témoignage sur l'ouvrage. Je le reproduis ci-dessous :



"Le livre est construit autour d'une idée simple, celle d'explorer le genre de la photo de famille en s'appuyant sur les codes d'un autre temps. Le temps où l'on se rendait en famille au studio de photographie pour garder un souvenir solennel du père, de la mère et de leur progéniture.

C'est un beau livre de photographie, au singulier parce que l'exercice auquel se livre l'autrice utilise consciencieusement les possibilités du médium : un cadre fixe pour toute la série, des images aux détails hautement signifiants rehaussées d'un noir et blanc simple et soigné.

En tournant les pages comme on dépoussière un vieil album de famille, je découvre une succession de mines sérieuses aux regards figés, droits dans l'objectif, de familles bourgeoises endimanchées. La structure très travaillée des images invite à s'interroger sur qui sont ces personnes, et sur les liens qui les unissent. Elles et ils sont debout, les mains le long du corps ou posant une main sur l'épaule d'un autre, ou assis, les mains sur les genoux. Symétriques. Rigides et austères. Au final, l'ambiance hétéroglauque de ces structures familiales m'attriste autant qu'il me questionne sur mon rapport au souvenir contrarié de ma propre famille."
Commenter  J’apprécie          340
Si beau, si fragile

Mendelsohn est un intellectuel, un vrai, un Helléniste reconnu. un universitaire qui vit pleinement.

Et comme Mendelsohn est plus connu aux États-Unis pour son œuvre critique d'une extraordinaire richesse que pour son oeuvre littéraire on ne peut que vous signaler la sortie en poche chez j'ai lu de son excellent recueil de critiques Si beau, si fragile où on appréciera la justesse et la profondeur de ces analyses critiques des films de Pedro Almodovar aux pièces de Tenessee Williams..



Un complément idéal à ses oeuvres littéraires !!:


Lien : http://www.baz-art.org/archi..
Commenter  J’apprécie          330




Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Daniel Adam Mendelsohn (1793)Voir plus


{* *}