J’ai reçu la BD « Les rêveurs lunaires » dans le cadre d’une masse critique BD numérique, association entre BABELIO et SEQUENCITY que je remercie sincèrement pour m’avoir permis de découvrir cette somme impressionnante de Cédric Villani et Edmond Beaudoin.
Cédric Villani que je connaissais pour ses interventions fréquentes dans le Monde et son look infernal.
En signant le scénario de cette BD, il ajoute à ses talents de mathématicien vulgarisateur celui d’historien de la science et de la recherche.
Son propos est admirablement servi par le dessin de Beaudoin, tantôt noir et lugubre, tantôt dépouillé, toujours surprenant de recherche et de découvertes.
L’ouvrage se présente comme un échange de deux amis, se référant chacun à leur village d’origine, sur l’histoire de l’humanité, la place de la culture et sa relation avec le pouvoir, et au sein de la culture, la place spécifique de la recherche scientifique et de sa relation avec le politique et l’économique.
Un projet ambitieux qui selon moi a atteint son objectif :
- Nous rapporter des faits souvent ignorés, sur des hommes et des femmes de l’ombre qui ont contribué à des découvertes majeures pour la civilisation.
- Nous faire toucher du doigt la réalité des relations entre la recherche et le pouvoir, qu’il soit religieux, politique ou militaire ; relations souvent orageuses….depuis Copernic et Galilée….
- Nous sensibiliser sur la position à géométrie variable de la société civile sur la recherche scientifique, ignorée, déformée, vilipendée, jetée en pâture aux contempteurs de tous bords.
- Nous convaincre de la nécessité de ne pas freiner la recherche en dépit des positions moralistes qui s’en défient et mettent en exergue le côté « sombre » de nombreuses découvertes.
- Nous montrer l’intérêt du principe de précaution qui est souvent, contrairement à ce que les médias ou les politiques en font, le contraire d’une position frileuse.
Ces différentes citations résument l’état d’esprit de l’ensemble de l’ouvrage :
« Quand le doute ronge le cœur, la tête n’arrive à rien. » Page 47
« Un scientifique, ça fonctionne un peu comme une artiste, ou un poète. L’imagination, c’est l’outil indispensable pour créer l’impossible. » Page 114
« La rigueur est mère de liberté. » Page 166
« Ce sont les rêves qui font progresser l’humanité et font vivre les individus. » Page 173
Le récit s’appuie sur la vie de 4 génies, (Léo Szilard, Alan Turing, Hugh Dowding), dont la contribution a été déterminante dans la victoire des alliés en 1945.
Ces personnes ont en commun d’être autonomes, de ne pas se conformer aux frontières des disciplines qui enferment la pensée, de savoir se battre contre le pouvoir et l’autorité pour faire « bouger les lignes » comme on dit aujourd’hui, d’avoir une capacité d’imagination et d’anticipation des phénomènes exceptionnel. Pour autant elles restent humbles et modestes.
L’ouvrage est réparti en une introduction, 4 parties à peu près équivalentes, des zones tampons où l’on retrouve Baudoin et Villani qui échangent leurs points de vue, une postface qui présente le contexte dans lequel cet ouvrage a été élaboré.
Le propos d’introduction nous pousse à réfléchir sur la fait que la civilisation dite de progrès s’accompagne aussi du progrès des armes et des armées, qui a conduit aux horreurs découvertes en 1945 où « l’histoire de l’humanité atteignit son paroxysme d’inhumanité. »
Par ailleurs, si l’histoire retient l’action des grands hommes elle maintient sous le boisseau l’histoire de ceux qui ont « réellement » contribué à faire l’histoire, les scientifiques notamment dont le résultat des recherches, peut découler d’événements totalement aléatoires.
Le premier exemple choisi est celui de la mise au point de la Bombe A larguée sur Hiroshima le 6 aout 1945.
Werner Heisenberg, le chercheur allemand se demande pourquoi il n’a pas pensé à la réaction en chaîne qui à partir d’une faible source d’énergie déclenche une explosion atomique gigantesque.
Dans cette partie, sont opposés les moyens mis en œuvre par les deux camps les Nazis dont le crédo anti-juif les conduisait à éliminer tout chercheur non-aryen, et les USA avec le projet Manhattan qui regroupe l’élite des chercheurs et mobilise 125 000 personnes et des moyens considérables.
Même s’il convient de relativiser la mansuétude des politiques américains, puisque quelques années plus tard Oppenheimer le père de la Bombe A se verra interdit de travailler aux USA, soupçonné d’être communiste.
Alan Turing, le mathématicien anglais, à l’origine de l’informatique, parvient avec son équipe, à casser le code Allemand Enigma, des mathématiciens Polonais ayant contribué à déchiffrer la première version.
Turing a compris que tout modèle d’action peut se décortiquer en une multitude de décisions simples interagissant entre elles.
Il a l’idée d’utiliser les connexions de circuits électriques pour imaginer une machine universelle qui permettra de définir des critères de « décidabilité ».
L’organisation du débarquement du 6 juin 1944 est la première application en réel de cet ancêtre de l’informatique décisionnelle.
Pourtant, après la fin de la guerre, il sera condamné pour homosexualité, et le pouvoir politique anglais ignorera les services qu’il a rendus à la nation et au monde libre.
De même, Leo Szilard, qui a déterminé avec Fermi le principe de la réaction en chaîne, essentiel dans la mise au point de la bombe A, le Hongrois émigré aux USA, après un passage par Berlin et Londres, n’a jamais été impressionné par la morgue de Rutherford, le chercheur britannique, qui déclare en 1933, en parlant de neutrons et de l’énergie libérée en cassant le noyau :
« C’est une énergie minuscule. Quiconque croit pouvoir l’exploiter est un rêveur lunaire » page 113
Szilard s’obstine contre vents et marées à démontrer que Rutherford est un imbécile. Il fait écrire une lettre à Roosevelt par Albert Einstein pour demander des moyens, qu’il obtiendra.
C’est Szilard aussi qui a l’idée d’utiliser le graphite pour stabiliser l’uranium et choisir le moment du déclenchement de la réaction en chaîne. Les Allemands, et beaucoup d’autres scientifiques ne juraient alors que par l’eau lourde.
Szilard est un agitateur d’idées autant qu’un scientifique, puisqu’il est à l’origine de la création d’une instance internationale de régulation des armes atomiques (actuelle), de l’idée du téléphone rouge, du concept de « principe de précaution ».
Ainsi, Joliot-Curie avait déposé en 1939 les brevets d’applications civiles et militaires de l’énergie nucléaire, dont le principe de la réaction en chaîne, sans mesurer les risques encourus si des esprits malveillants dans la communauté scientifique s’emparaient de ces données.
C’est la capacité de chercheurs comme Szilard à persister dans son idée malgré les croyances dde l’époque, qui permettent à la recherche de progresser.
Le pouvoir politique ne s’y trompe pas, qui rallie ces chercheurs à sa cause, après les avoir contestés ? Mais le ralliement se fait aux conditions du pouvoir…
Dernier héros de la 2ème guerre mondiale, Hugh Dowding, celui qui a gagné la bataille d’Angleterre, et dont le film de Guy Hamilton en 1969, raconte l’histoire.
Contre l’avis de l’Etat-major anglais, Hugh Dowding prône le développement des chasseurs au lieu de celui des bombardiers, la formation de jeunes pilotes, les salles de contrôles du suivi des duels aériens, l’utilisation des radars.
Il pose ainsi les principes du management, souvent oubliés d’ailleurs aujourd’hui dans les entreprises :
- Voir les choses sans fard
- Ne pas sous-estimer l’adversaire
- Anticiper sur la technologie
- Rien de bon ne se construit sur la peur
- Prendre vite des décisions difficiles
- Ne pas croire aux idées reçues
- Faire confiance et le montrer
Toutes choses dont l’institutionnel et le hiérarchique ont peur.
A propos des idées reçues :
1* Il faut souligner dans le cours du récit, à partir de la page 163, cet hommage rendu par Villani au rôle de la Pologne pendant la 2ème guerre mondiale :
Les Polonais ont fournis les meilleurs pilotes de la RAF
Ils ont cassé la première version du code ENIGMA des Nazis
A Wisna ils ont opposé une résistance de 3 jours aux Nazis qui les attaquaient à 50 contre 1
2* Sur la rigueur allemande :
Pour Speer, un proche d’Hitler, Incompétence, Arrogance, Egoïsme sont les trois mots qui caractérisent le régime Nazi. (Page 165)
La postface rappelle cette citation de Victor Hugo : « On résiste à l’invasion des armées, on ne résiste pas à l’invasion des idées. », dont on retrouve une déclinaison sur la façade d’une bibliothèque de Phnom Penh : « La force lie un temps, l’idée enchaîne pour toujours. »
L’idée de ce livre doit également à Marc Monticelli directeur de l’Espace Turing à Nice, et à Jena Philippe Uzan de l’institut Poincaré.
Une BD à mettre entre toutes les mains, notamment celles des pédagogues, parents ou professeurs, qui souvent sont englués dans les certitudes.
Lien :
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