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Critiques de Edmond Baudoin (314)
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Gens de Clamecy

Il faut croire les choses possibles.

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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa publication initiale date de 2017. Il a été réalisé par la documentariste Mireille Hannon et le bédéiste Edmond Baudoin. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, qui comptent soixante-dix-neuf planches. Elle s’ouvre avec un texte d’introduction de deux pages, rédigé par Thomas Bouchet, enseignant chercheur en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, intitulé De barricades en barricades. Ce texte porte sur l’expérience révolutionnaire et républicaine des années 1848-1851. Il comporte cinq parties : le 24 février 1848 la France entre en République, quatre mois plus tard le 26 juin 1848 Paris saigne, six mois plus tard le 20 décembre 1848 un quasi inconnu devient président, dix-sept mois plus tard le 31 mai 1850 le droit de vote est confisqué à des milliers de Français, dix-huit mois plus tard au matin du 2 décembre 1851 le Président assassine la République.



Clamecy. La ville a longtemps été la capitale du flottage du bois de chauffage coupé dans les forêts du Morvan et transporté par voie d’eau en passant par Clamecy jusqu’à Paris. Mais pourquoi Clamecy s’est révoltée en 1851 ? C’est à cause de la République de 48 (1848). En 1848, la deuxième République est instaurée en France. Elle va appliquer pour la première fois le suffrage universel masculin, abolir définitivement l’esclavage dans les colonies françaises, prendre des mesures sociales. Elle va être abolie par un coup d’état le 2 décembre 1851. C’est le futur Napoléon III qui fit le Coup d’État. Ce fut pour beaucoup de Français une grande tristesse. Il y eut des révoltes contre l’abolition de la République. En fait en décembre 1848, Napoléon III n’est pas encore empereur, mais le prince Louis-Napoléon Bonaparte, premier président français à avoir été élu au suffrage universel. Paris-Clamecy, ce n’était pas proche à l’époque des diligences. Pourtant les liens étaient étroits. Avec les travailleurs du bois qui montaient régulièrement sur l’Yonne ravitailler la capitale, les idées de la République étaient largement partagées. Difficile d’imaginer aujourd’hui le climat politique explosif de l’époque. Des millions d’individus accédèrent en 1848 pour la première fois à la parole politique. C’est l’affirmation d’une citoyenneté toute nouvelle qui s’exprime. C’est l’allégresse. Des arbres de la Liberté, bénis par le clergé, sont plantés dès février jusqu’en avril. En 1848, la ville de Clamecy compte 6.200 habitants. Deux arbres de la Liberté y sont plantés : place de Bethléem et place des Barrières. Les républicains fondent des associations, des clubs, des comités qui fonctionnent en réseaux à l’échelle des départements. Des contacts avec Paris et avec les grandes villes sont constitués. À Clamecy, on se réunit dans plusieurs cafés, chez Gannier place des Jeux, et chez Denis Kock dans le quartier de Bethléem. On peut aussi citer le cabaret Rollin en Beuvron.



En compagnie de Mireille Hannon, Edmond Baudoin séjourne à Clamecy. Il réalise le portrait de quarante-quatre Clamecycois en l’échange de leur réponse à la question : quel est votre rêve d’une société idéale ?



La couverture est composée d’une mosaïque de vingt visages, des habitants de Clamecy, commune française située dans le département de la Nièvre, en région Bourgogne-Franche-Comté, comptant environ trois mille cinq cents habitants. L’introduction explique l’expérience révolutionnaire et républicaine des années 1848-1851. Le début de l’ouvrage porte sur cette expérience à Clamecy. Le lecteur se dit que cette partie a été réalisée par la documentariste et que Baudoin a joué le rôle de dessinateur, peut-être en apportant sa touche au texte. Comme à son habitude, il construit ses pages à sa guise, sans se soucier d’une quelconque doctrine en matière de bande dessinée. Ainsi dans les cinq premières pages, le lecteur voit des dessins au pinceau ou à l’encre, avec du texte sur le côté, ou au-dessus, ou en dessous, presque des illustrations montrant les lieux ou les actions, complétant le texte. Puis en pages cinq et six, le lecteur découvre une photographie d’une une du quotidien Le bien du Peuple, et une autre d’une affiche de proclamation du comité démocratique provisoire et permanent de Clamecy, deux documents des années 1850. Puis les pages neuf et dix sont dépourvues de mot, la première comprenant deux cases de la largeur de la page, la seconde une illustration en pleine page de type expressionniste avec le visage d’un homme surimprimé sur le tronc d’un arbre, un cavalier militaire le pourchassant en arrière-plan. Dans les deux pages suivantes, l’artiste se met en scène évoquant deux de ses précédentes œuvres avec Troubs. Puis la page d’après s’apparente à une planche de bande dessinée traditionnelle avec des cases qui racontent une séquence dans une unité de temps.



Sur les soixante-neuf pages de l’ouvrage, vingt-huit sont consacrées à la résistance contre le gouvernement de Napoléon III et la répression que subissent les Rouges : le lecteur y perçoit la voix de la scénariste, même si la narration visuelle, le lettrage sont du Baudoin pur jus. En fonction des séquences, il représente des scènes de combat de rue, une armée en ombre chinoise, un officier en train de lire une proclamation, ou même il intègre une photographie d’une troupe de militaire, faisant usage de sa liberté de forme en termes de narration visuelle. Le lecteur peut ainsi suivre le déroulement de cette deuxième République à Clamecy, la répression qui a suivi, jusqu’à l’amnistie quelques années plus tard. Il sent bien qu’il s’agit du travail de la documentariste, que Baudoin transpose sous une forme condensée et adaptée à la bande dessinée telle qu’il la pratique. Il s’agit d’une reconstitution historique vivante, avec un bon dosage entre les décisions du gouvernement, les événements nationaux, et la vie quotidienne au travers de plusieurs habitants de Clamecy. Le lecteur perçoit bien également l’implication de Baudoin, sa soif de liberté et d’égalité, son refus de l’indifférence, son indignation toujours vivace face aux souffrances des êtres humains qu’il croise et à l’injustice du monde.



Pour la première fois dans ce genre d’ouvrage, Edmond Baudoin inclut l’intégralité des portraits qu’il a réalisés, certainement parce qu’il disposait d’outils de reprographie facilement accessibles pour en faire une copie. Il évoque au début de l’ouvrage les deux autres qu’il avait précédemment réalisés avec Troubs (Jean-Marc Troubet). Viva la vida (2011), à Ciudad Juárez, ville située au nord de l'État de Chihuahua au Mexique, en échange d’un portrait, ils demandaient à leur interlocuteur de leur donne son rêve de vie. Dans Le goût de la terre, en Colombie, en échange d’un portrait, ils posaient la question : donner votre souvenir de la terre. Cette fois-ci, le bédéiste est seul pour recueillir les réponses à la question du rêve d’une société idéale, et seul à réaliser les portraits. Les réponses évoquent les thèmes suivants : l’éducation, revaloriser le travail manuel, la liberté, donner du travail, la fraternité, la disparition de la monnaie, l’abolition de la dictature de l’argent, faire confiance à la jeunesse, que le bien public de tous soit une finalité, un partage plus équitable des richesses du monde, que la Terre ne soit qu’un seul et même pays, la possibilité de se loger, de travailler pour gagner de quoi manger, élever ses enfants, la décroissance, une sobriété heureuse, l’égalité sans racisme, l’honnêteté sans mensonge, le respect entre les gens, l’égalité de droit, moins de misère et plus de solidarité, moins de discrimination, préserver la nature, rêver… Le lecteur perçoit qu’il s’agit souvent de réactions par rapport aux injustices sociales, mais aussi par rapport au fonctionnement systémique du capitalisme, et à des préoccupations plus globales comme le devenir écologique de la Terre ou les conditions de la santé mentale et du vivre ensemble.



Le lecteur considère ces portraits d’inconnus avec leur nom, admirant la manière dont le dessinateur capture leur personnalité tout en étant bien incapable d’établir un lien empathique avec eux, car cela reste des traits noirs sur une page, même s’il est possible de se faire une idée de leur statut social, même si leur regard capte l’attention. Fidèle à son habitude, Edmond Baudoin développe quelques réflexions sur son travail : Chaque visage est comme un nouveau pays, un nouveau voyage. À chaque fois, il lui faut comprendre ce pays étranger, faire venir à la surface de sa conscience ce que cet inconnu éveille en son humanité. La part de soi qui est dans l’autre ; la part de l’autre qui est en soi. Un peu plus loin, le portraitiste continue : Faire un portrait, c’est s’arrêter, arrêter sa fuite en avant, arrêter un être humain parmi sept milliards d’êtres humain, s’arrêter avec un inconnu pas toujours sympathique. Il poursuit : Il est comme tout le monde, il a des a priori. Toujours le modèle regarde son portrait en devenir, il lève les yeux quand le pinceau quitte la feuille. Il y a alors deux êtres humains qui se regardent, deux humains dans un quart d’heure d’intensité, ce n’est pas si souvent.



Un nouvel ouvrage d’Edmond Baudoin, un nouveau voyage en terre inconnu, aux côtés d’un guide familier et bienveillant, pour le lecteur et pour les autres. Le lecteur a bien conscience que le bédéiste n’a pas réalisé cette bande dessinée tout seul, car la partie historique sur le deuxième République française et la répression des Républicains qui s’en est suivi relève plus du documentaire, que des BD habituelles de l’auteur. Cette partie s’avère intéressante et édifiante, rendue concrète et vivante par la narration visuelle atypique. Entre deux phases de l’Histoire, s’intercalent les quarante-quatre portraits, ainsi que deux réflexions sur l’exercice du portrait, et la relation qui s’établit entre artiste et modèle, ce dernier thème étant une constante dans l’œuvre de Baudoin. Le lecteur qui a pu apprécier les collaborations entre lui et Troubs se retrouve fort aise de pouvoir découvrir la galerie complète de portraits, et de voir se dessiner les rêves sociétaux des habitants, et en creux une société éminemment perfectible.
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Araucaria : Carnets du Chili

Ces chiens sont si souvent battus qu’ils sont très soumis, sans aucune agressivité envers les humains.

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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d’un voyage de l’auteur au Chili. Sa première publication date de 2004 dans la collection Mimolette, et il a été réédité en 2017 dans une version augmentée et modifiée. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte soixante-deux pages.



En octobre 2003, Edmond Baudoin a été invité au Chili par la bibliothèque de l’institut culturel franco-chilien, à Santiago. Le 12/10/2003 dans l’avion. Il aime regarder les écrans avec les cartes, il rêve. Une escale à Buenos Aires. La ville de Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner… Borges… Julio Cortázar… 11.887 mètres plus bas, une hacienda aux environs de Córdoba. Il est possible que les paysans qui travaillent pour le propriétaire n’auront jamais assez d’argent pour s’en acheter une. La cordillère des Andes, un mur. L’Aconcagua, il a une boule dans la gorge. Puis très vite le Pacifique devant, la cordillère derrière, dessous, Santiago. Le lendemain de son arrivée, le 13/10. Il rencontre une première fois les étudiants des beaux-arts de l’université catholique de Santiago. Le soir, seul enfin. Dans un restaurant. Octobre, c’est le printemps au Chili… Il est au Chili. Il observe les clients, la rue, les serveurs. Certains étaient pour Pinochet, d’autres luttaient contre. 14/10. Le cours de dessin. Il demande s’il est possible d’avoir un modèle vivant... C’est un problème la nudité (en 2003) dans cette université catholique. Difficile dans une classe. Les professeurs décident que ce sera dans la chapelle, un lieu moins passant… Les étudiants rient et sont ravis. La chapelle est bondée. Comme dans ses cours au Québec, il demande aux étudiants de prendre la pose du modèle 5 minutes avant de commencer à dessiner. Il veut qu’ils expérimentent dans leur corps les tensions qu’inflige une pose. Qu’ils lui dessinent l’extérieur et l’intérieur. Ils sont très forts, c’est du bonheur de travailler avec eux. Le 14 octobre c’est l’anniversaire de son frère Piero. Le modèle s’appelle Valéria. Elle est belle avec un corps de baleine. Il l’imagine être née dans les îles du Pacifique. Il pense à Gauguin. Plus tard, il sera invité par Valéria et Rip (son ami, un musicien américain) et il apprendra qu’elle n’est pas du tout des îles sous le vent, mais simplement née à Santiago comme beaucoup de monde ici.



15 octobre 2003. Il attend le taxi qui doit l’emmener à l’université. À partir de six heures du matin, la ville est sillonnée par des milliers de bus jaunes qui font la course dans les rues. Les chauffeurs sont payés en fonction des ventes, un peu comme les taxis. Plus ils font de trajets, plus ils gagnent de fric. Et Edmond sait que le hurlement de ces machines va le réveiller tous les matins, en se rappelant que le syndicat des transporteurs a largement contribué à renverser Allende. En trois jours, il a rencontré beaucoup de beaux êtres humains.



Sous une couverture un peu cryptique qui trouve son explication dans le récit, le lecteur se retrouve à voyager avec l’auteur au Chili en 2003, la majeure partie de son séjour s’effectuant à Santiago. Comme à son habitude, il raconte au gré de sa fantaisie, dans une narration qui peut donner une impression décousue, ne répondant qu’à l’inspiration du moment. Pour autant, l’auteur respecte un déroulement chronologique du douze octobre 2003 au dix décembre de la même année. Il donne des cours de dessins à l’université, il voyage dans le pays, il observe les gens dans la rue, il en rencontre des hôtes, que ce soit à l’occasion de nuits passées, ou d’une soirée. Il effectue des remarques sur ce qu’il lui est donné de voir, exprimant ainsi sa propre sensibilité. Sur le plan pictural, Edmond Baudoin se montre incontrôlable comme à son habitude : hors de question pour lui de s’en tenir à des cases bien alignées dans des bandes, ou de tracer des bordures de cases à la règle, ou même de s’en tenir à de la bande dessinée. Il peut aussi bien réaliser une ou deux pages muettes avec des cases pour raconter, pour montrer ce qu’il a observé, que reproduire un texte écrit par lui, pour une revue littéraire (sous forme de texte tapé à la machine à écrire, avec des corrections au crayon), en passant par des paragraphes de texte accompagnés d’une ou deux illustrations (à moins que ce ne soit l’inverse), et même un ou deux collages de tickets de bus, sans oublier quelques courtes remarques écrites à la verticale sur le bord d’une image.



Le lecteur abandonne donc les a priori de son horizon d’attente, si ce n’est celui de faire l’expérience du Chili par les yeux et la sensibilité d’Edmond Baudoin. Les modalités d’expression de l’auteur ne correspondent pas à de l’excentricité pour faire original, mais bien à la personnalité de l’auteur. Ce constat s’opère dès la première page : d’abord deux phrases écrites en lettres capitales disposées en lieu et place d’une première bande de cases, puis une mince frise géométrique irrégulière pour séparer la bande suivante qui est constituée d’un dessin et d’un texte, puis une autre séparation suivie par une carte sommaire avec une phrase de commentaire, une vue du dessus simpliste de la Cordillère des Andes avec une phrase de commentaire, et une vue du dessus de parcelles de champ avec un autre commentaire. À ce stade, le lecteur pourrait croire qu’Edmond Baudoin raconte son séjour comme les idées lui passent par la tête. Les pages suivantes lui permettent de mieux saisir la démarche : un déroulement chronologique solide, des remarques en passant générées par le lieu, par une sensation du moment, ou un souvenir, un échange avec une personne. Fort logiquement, l’artiste adapte son mode de dessin à la nature de ce qu’il raconte, de ce dont il se souvient. D’une certaine manière, les cases réalisées au pinceau peuvent s’apparenter au mode narratif principal, ou plutôt aux séquences qui s’enchaînent pour former la colonne vertébrale de l’ouvrage. Pour les réflexions au fil de l’eau, elles sont dessinées en fonction de leur nature, des bourgeons ou des fleurs se déployant à partir du tronc du récit. Lors de la première séance de pose, l’artiste intègre ses propres dessins de la modèle, au pinceau. Lorsqu’il se promène dans la rue, il opte pour des esquisses à l’encre, avec une écriture manuscrite cursive comme s’il s’agissait de notes prises sur le vif.



Une fois qu’il s’est adapté à cette forme narrative, le lecteur trouve du sens à la structure du récit, et il peut apprécier chaque considération passant au premier plan, le temps d’une case ou d’une page. Il se rend compte que, prise une par une, chaque séquence relève de l’anecdote qui donne lieu à des réflexions de l’auteur, dans une direction historique, ou sociale, ou politique, ou morale, ou existentielle, etc. Ainsi, au fil des pages, il peut donner l’impression de sauter du coq à l’âne, car il aborde aussi bien la pauvreté des paysans et le capitalisme, des leçons de dessin et de nu, le sort de Salvador Allende, le sort des Mapuches, la torture et la guerre, le sort des chiens errants de Santiago, l’art mural de la ville, le port de lunettes de soleil, la dictature d’Augusto Pinochet, l’arbre Araucaria, l’irréalité de se retrouver au Chili, la répression, la douceur des gens qui ressemble à de la soumission, le souvenir de son ami Joël Biddle, sa rencontre avec Pablo Neruda à l’ambassade du Chili en France, etc. Chaque séquence semble un petit souvenir, raconté avec simplicité, et dans le même temps raconté avec la personnalité de Baudoin. L’effet cumulatif de ces séquences aboutit à une lecture très dense, abordant de nombreux thèmes.



Au bout d’un certain temps, le lecteur n’est plus très sûr de ce qu’il est en train de lire : des souvenirs de voyage, une vision culturelle du monde ? En effet, il se produit également un effet cumulatif des écrivains et des artistes cités : Gilles Deleuze, Alberto Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner, José Luis Borges, Julio Cortázar, Gauguin, Frida Kahlo. Il ne s’agit pas pour l’auteur d’en mettre plein la vue au lecteur, ou de légitimer son œuvre sur le plan littéraire. Là encore, cet ingrédient fait partie de la personnalité de l’auteur : il l’intègre parce que sa perception de ce qui l’entoure en est indissociable. Chaque séquence prise une par une s’apparente à un regard différent sur une facette du Chili. L’ensemble de ces séquences brosse un portrait complexe du pays, tel que Baudoin en a fait l’expérience, cette année-là, pour l’individu qu’il est, dans le contexte qui l’a amené à y séjourner. Le lecteur repense alors à la couverture et au titre. Cette femme nue est celle qui sert de modèle pendant les cours de dessins, et les individus autour d’elle sont les élèves qui prennent la même pose qu’elle pour ressentir les tensions musculaires qui en découlent. Le lecteur peut également le comprendre comme Baudoin se rendant au Chili et vivant comme un habitant pour prendre conscience des caractéristiques systémiques de cette société. Au cours d’une des remarques poussant à partir de la narration, l’auteur développe les caractéristiques de l’araucaria du Chili, une espèce de conifères, et le lecteur est tenté d’y voir une métaphore des chiliens, ou peut-être des Mapuches.



L’œuvre d’Edmond Baudoin est indissociable de sa vie. Il voyage au Chili du fait de sa condition d’artiste et de professeur de dessin. Il raconte ce séjour en tant qu’artiste, relatant ses rencontres et les paysages, ainsi que les réactions qu’ils suscitent en lui, adaptant son mode narratif et graphique à chaque passage, pouvant expliciter une expérience passée dans la mesure où elle donne du sens à ce qu’il observe. Un carnet de voyage incroyable témoignant du pays visité, des individus rencontrés, avec cette vision subjective qui est celle de l’auteur.
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Chroniques de l'éphémère

C’est toujours un peu vrai mes histoires.

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Ce tome constitue une anthologie de douze histoires courtes réalisées par Edmond Baudoin en noir & blanc. Elles sont initialement parues dans le magazine de bande dessinée et de culture, appelé Jade, publié par les éditions 6 Pieds sous terre depuis 1991. Le présent recueil est paru en 1999.



Beyrouth, quatre pages : Edmond Baudoin effectue un séjour dans une zone militarisée de Beyrouth. Il y a des hommes qui en tuent d’autres. C’est tout près de la place des canons. La ligne verte. Une espèce de long terrain vague qui coupait la ville en deux. Il se fait la réflexion que ce pourrait être le décor d’un film d’anticipation, à ceci près qu’il n’y a pas de bande originale. Il entend des poules : un soldat lui explique ce qu’il en retourne. Justice immanente, quatre pages : dans la rue par un matin de ciel gris, vraiment gris, Edmond sort pour se rendre au café en bas de chez lui, passant par la boulangerie avant pour s’acheter un pain aux raisins. Il voit un homme au volant d’un gros quatre-quatre en train de traiter une femme de prostituée, lui reprocher que tout ce qui l’intéresse, c’est de tortiller son derrière jusqu’à quatre heures du matin dans une boîte, et de se faire prendre par derrière par le premier venu. Le mime, quatre pages : c’est un mime un peu minable. Il est grimé comme Charlot, de la poudre blanche sur le visage, debout sur un tabouret… Peut-être une caisse. Edmond ne se souvient plus. À ses pieds, un lecteur de cassettes diffuse inlassablement les musiques des films de Chaplin. Edmond ne sait pas combien d’années il l’a vu, au coin de la place Saint Germain, en face des Deux Magots, tout près de la station de métro. À force de persévérance, les années passant, cet homme est devenu indispensable à ce morceau de trottoir. Il avait autant d’importance pour la poésie de Paris, qu’une statue, un monument, un jardin. Il était peut-être autant photographié que le Danton de pierre deux cents mètres plus loin. Et puis Edmond ne l’a plus vu.



Malaise avec une petite fille, deux pages : à Nice en août 1996, Edmond n’a pas trop le moral. Alors il voyage. Il s’en va vers le Nord, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique. À Bruxelles, il loge chez des amis. L’affaire Dutroux donne une teinte livide à cette fin d’été. Son moral ne grimpe pas. Comment est-ce foutu à l’intérieur de certains cerveaux ? Sur le quai du métro, quatre pages : Edmond attend le métro avec une copine. Un aveugle arrive sondant devant lui avec sa canne blanche. Soudain il la brandit en l’air et il la jette sur la voie. Un jeune homme descend pour aller la chercher. En terrasse, quatre pages : deux jeunes demoiselles papotent assises en terrasse. Un jeune homme s’approche d’elle, leur déclarant que sa mère l’a abandonné à la table d’à côté, et leur demandant si elles veulent bien l’adopter. Les aimer toutes, trois pages : trente-et-un visages de demoiselle en gros plan, suivi de vingt-huit autres sur la page suivante, et d’une case avec le bassin dénudée d’une autre, et une case avec une jeune femme ayant dénudé la partie droite de son corps.



Edmond Baudoin est né en 1942 à Nice. Sa carrière de bédéiste a commencé en 1981, avec la publication de ses premières œuvres par l’éditeur Futuropolis à compter de 1981. Il a reçu l’Alph-Art du meilleur album, pour Couma acò, en 1992. Le lecteur ne sait pas sur quoi il va tomber en entamant le présent album. Il comprend rapidement qu’il s’agit d’une collection d’histoires courtes, toutes racontées à la première personne. Dans la dernière, l’auteur explique à sa compagne du moment que c’est toujours un peu vrai ses histoires. Il ne raconte pas tout, il fait de petits arrangements. Le lecteur n’a pas de raison de mettre en doute sa parole, et il accepte que chaque petite histoire se soit bien produite, et que Edmond Baudoin en a été l’acteur ou le spectateur. Les six premières correspondent à une situation de la vie quotidienne (ou presque en ce qui concerne son séjour à Beyrouth), la seconde moitié concerne les relations amoureuses, avec un rapport physique. S’il a déjà lu une bande dessinée en noir & blanc de cet auteur, le lecteur identifie immédiatement ses caractéristiques. Les formes sont détourées avec un trait parfois charbonneux, souvent gras, avec un rendu à la fois spontané et esquissé, mais aussi précis et attestant d’un regard personnel sur les êtres humains et les environnements. Il retrouve également la propension de l’auteur à raconter l’histoire dans un texte qui court en bas des cases, ces dernières montrant ce qu’il dit, ou bien mettant en scène les actions des personnages alors qu’ils sont en train de parler.



Dans le même temps, le lecteur voit que l’artiste expérimente en toute discrétion. La raison d’être d’une histoire ne réside pas dans le fait de lui servir de support pour essayer une technique de dessin, ou mettre à l’épreuve une mise en page, ce qui fait que le lecteur peut très bien ne pas prendre conscience de ce fait. S’il prend un peu de recul, cela devient une évidence. La première histoire est racontée sous la forme de quatre pages, contenant chacune trois cases de la largeur de la page. Dans la deuxième histoire, l’artiste semble avoir abandonné le pinceau au profit de la plume, ce qui donne un aspect plus griffé à ses dessins. Dans la quatrième, il n’y a aucun dialogue, aucun cartouche de texte, mais des dessins de la largeur de la page avec une bordure, et un texte qui court en dessous sans bordure. La mise en page de la suivante surprend le lecteur : des cases alignées en bande, avec des phylactères pour les personnages, une forme très traditionnelle. Il faut un peu de temps pour que la première page de la suivante fasse son impression : des cases où l’artiste semble s’être laissé guider par le trait du pinceau, plutôt que d’avoir cherché à construire ses traits pour une description classique. Avec la septième histoire, l’évidence saute aux yeux : trois pages avec presque uniquement des visages de femmes en gros plans. Dans l’histoire suivante, l’essai se trouve dans les phylactères : chacun des deux personnages prononcent leur dialogue à haute voix, et le lecteur peut lire le fond de leur pensée qu’ils n’osent pas formuler dans un autre phylactère avec une bordure différente, écrit dans une graphie manuscrite. Dans la dernière histoire, Baudoin intègre vingt-quatre pages constituant le patron d’une proposition pour un éditeur de manga, parfaitement lisibles, ainsi que les trois pages de Passe le temps, une histoire publiée par l’éditeur Futuropolis en 1982, racontant la même anecdote avec des variations.



Ces cases aux traits bruts avec du texte peuvent rebuter un instant le lecteur. Puis, il commence la première histoire : localisation totalement inattendue, texte très agréable à lire, concis et porteur de l’état d’esprit d’Edmond, et un instant improbable avec ces cris de poule, puis une chanson des Rolling Stones à fond. Deuxième histoire : peut-être que l’auteur a rajouté la chute pour une forme de vengeance morale, mais le moment est bien saisi : cet homme qui insulte une femme, confortablement assis sur le fauteuil de son 4*4. Le souvenir du mime : une impression produite en le voyant faire son numéro, un ressenti personnel (un peu de gêne), une sensation qui évolue avec le temps qui passe. Le malaise provoqué par l’affaire Dutroux. Le comportement sortant de la normalité, d’un aveugle sur le quai du métro. L’incrédulité de nature très différente chez un jeune homme, et chez la jeune femme qui se retrouvent au lit ensemble. Le sentiment de solitude pendant l’acte sexuel. La manière de raconter un souvenir, en fonction de l’inspiration du moment. Autant de sensations, d’émotions fugaces que l’auteur sait faire partager avec naturel et conviction. Indubitablement, Edmond Baudoin sait parler avec le cœur, avec les sentiments pour faire partager son état d’esprit, son expérience de la vie, sur chacun de ces sujets.



Bien évidemment, l’histoire à base de visages de femmes en gros plans transcrit le comportement d’un homme à femmes, ce qui ne représente qu’un petit pourcentage du lectorat de l’auteur. En même temps, chaque lecteur fait ainsi l’expérience d’une fascination pour les visages féminins, pour l’éternel féminin, d’une appétence inextinguible, irraisonnée, jusqu’au constat de l’auteur : il faudrait enfin qu’il accepte l’évidence, il ne pourra pas toutes les aimer. Un ressenti encore du côté de la résignation, pas encore du côté de l’acceptation. Le lecteur fait également l’expérience de regarder la réalité par les yeux de l’artiste. Lorsqu’il prend en main la bande dessinée, il considère l’esquisse en quatrième de couverture, pas bien certain de ce qu’elle représente. Après la première histoire, vient une esquisse au pinceau : un homme nu assis sur un tabouret. Entre la deuxième et la troisième, une femme en longue robe noire, en train de danser, représentée à deux moments différents. Il y a ainsi un dessin au pinceau entre chaque histoire, également un moment éphémère capturé par le mouvement du pinceau.



Chroniques de l’éphémère : un titre énigmatique qui ne permet pas de se faire une idée de ce qu’il y a dans cette bande dessinée. Le lecteur découvre douze historiettes, racontées avec un trait de pinceau agile, expressif et concis, des phrases portant toute la personnalité de l’auteur, une histoire illustrée à la plume. À chaque fois, Edmond Baudoin sait offrir toute la spécificité de cet instant éphémère, ainsi que toute son universalité qui parle au lecteur, quelle que soit sa propre personnalité, son propre parcours de vie. Une expérience de l’humanité dans tout ce qu’elle a d’éphémère, mais aussi d’éternel.
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Le goût de la terre

Yaira Fernanda n'a rien à faire des souvenirs, elle veut demain.

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Cet ouvrage constitue un récit complet indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2013. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Jean-Marc Troubet (Troubs) et Edmond Baudoin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comptant 125 planches, dont une réalisée et ajoutée pour la deuxième édition. Le tome s'ouvre avec un texte introductif de 2 pages, rédigé par Alfredo Molano Bravo (1944-2019), sociologue, journaliste et écrivain colombien. Il évoque le projet des auteurs : peindre des histoires de leur main prodigieuse et assurée, peindre des visages, peindre des mains, peindre des rues, peindre la vie et peindre la mort : la mort qui est partout, dans les récits des gens et jusque dans leurs rêves. Puis à San Vincente del Caguán, tous ses habitants ont une histoire à raconter, une seule et même histoire : celle de l'homme qui fuit. Ces eux auteurs ont précédemment réalisé un autre récit de même nature : Viva la vida (2011) sur les habitants de Ciudad Juárez. Par la suite, ils en ont réalisé un troisième sur les migrants : Humains, la Roya est un fleuve (2018).



Baudoin se tient debout sur un rocher au bord de la mer. Il est né sur un bord de la Méditerranée, Jean-Marc Troubs sur une rive de l'Atlantique. Qu'est ce qui donne le goût à une terre, une herbe, un arbre, un fruit, une eau, un homme, un peuple ? Sur la totalité des côtes méditerranéennes les hommes, pendant des millénaires, se sont penchés sur la même terre. Ils ont bu du lait de chèvre, cultivé des oliviers, construit des murs de pierres sèches. Troubs a grandi sur les bords de l'Atlantique. Mais il est ensuite venu s'installer à l'intérieur des terres, à la campagne, à l'Est de Bordeaux. Dans une campagne encore comme avant, en dehors des routes. C'est plus la forêt que la campagne ; quelques prés, quelques vignes, et puis des arbres à perte de vue. Un des endroits les moins peuplés de France. Ce jour-là, il discute avec son voisin, Raymond, 80 ans, un ouvrier agricole à la retraite dont le motoculteur ne veut pas démarrer. Ils parlent des semailles dans quinze jours à la Lune vieille, du départ de Troubs en Colombie, de ce qu'ils peuvent cultiver là-bas.



Baudoin évoque la manière dont le nord de l'Europe a asservi l'Afrique à ses besoins, par la colonisation, par l'économie et le marché. Comment la Méditerranée est passée d'un lieu de rassemblement avec une culture partagée sur tous ses bords, à une frontière protégée par un mur de visas. Il évoque la frontière du Rio Bravo entre les États-Unis et le Mexique. Lui et son collègue sont prêts pour partir en Colombie, âgés respectivement de 70 ans et de 40 ans. Invités par deux universitaires colombiens qui ont lu Viva la vida, Ils partent cinq semaines pour rencontrer les paysans qui vivent dans la région de Caquetá, proche de l'Amazonie. Ils ne sont pas très sûrs de la nature de leur projet : ils ne savent pas à quoi cette région ressemble. Il y a des guérilleros appelés terroristes par les démocraties.



S'il a lu Viva la vida, des mêmes auteurs, le lecteur sait à peu près à quoi s'attendre. Sinon, il peut se référer à la manière dont Baudoin parle de cet ouvrage dans la dernière page : Ce livre n'est pas vraiment un reportage, pas un carnet de voyage, pas une étude sociologique. Est-ce une bande dessinée, une performance ? La forme est un peu déconcertante de prime abord. Le livre a été réalisé à quatre mains. S'il n'identifie pas qui a fait quoi d'après les caractéristiques des dessins, le lecteur peut se fier à la graphie du texte : Baudoin écrit en majuscule, et Troubs en minuscule. La question de la nature de l'ouvrage peut se poser dès les premières pages. Dans l'introduction réalisée par Baudoin, il s'agit plus d'un texte illustré par des images, une ou deux par pages, les informations visuelles venant compléter ce que disent les mots. Dans celle réalisée par Troubs, la forme est plus proche d'une bande dessinée classique avec des cases, une action racontée par la succession de plusieurs cases, des phylactères. Très vite, le lecteur constate qu'il y a beaucoup de textes : des éléments de contexte pour exposer la situation de la Colombie dans ces années-là, un peu d'histoire, un peu de géographie, la présentation de quelques personnages, les personnes rencontrées et dessinées qui racontent leur souvenir le plus marquant. Ce n'est pas une bande dessinée d'un format traditionnel ce qui peut rebuter en la feuilletant rapidement.



En revanche, une fois qu'il s'est adapté aux caractéristiques de la forme, le lecteur assiste effectivement à une sorte de performance, pas au sens de l'exploit, mais au sens d'une œuvre qui prend forme au fur et à mesure des rencontres, des événements, des déplacements, sans planification réelle autre que la destination du voyage et le projet de discuter avec des gens. Les dessins des deux artistes sont en noir & blanc, plus chargés et un peu charbonneux pour Baudoin, un peu plus en mouvement pour ceux de Troubs, avec une touche amusée, une sorte de plaisir évident. Indubitablement, les images font voyager le lecteur : dans des villes, dans des habitations, dans la nature sauvage, dans des zones cultivées, sur la route. Il ne s'agit pas d'un carnet de voyage avec de belles images de paysage, mais plus de croquis donnant la sensation d'avoir été faits sur le vif. En réalité, les auteurs se sont bien livrés à un travail de composition, de réalisation des pages après coup : ils se dessinent en train de travailler dans les planches 42 & 43. Le lecteur a vite fait de s'acclimater à ces planches rugueuses, à ces visions qui reflètent la préoccupation ou l'intérêt du moment de l'un ou l'autre des auteurs. Il partage leur regard qui ne constitue pas une description neutre de ce qui les entoure, mais un choix de ce qui les marque.



Bien sûr, une quantité significative de cases se présente sous la forme d'un gros plan sur un visage, le Colombien en train de parler et de raconter son souvenir le plus marquant, parfois en une phrase, parfois dans un long texte. Les portraits, des visages en gros plan, ne cherchent pas à montrer une vision idéalisée de la personne, ou embellie : c'est un dessin un peu simplifié par rapport à du photoréalisme, s'attachant à l'impression donnée par l'interlocuteur, son trait de caractère apparent lorsqu'il s'exprime. Il est vraisemblable que s'il les croisait dans la rue, le lecteur ne les reconnaîtrait pas. Il semble qu'a contrario l'individu reconnaît sa personnalité dans le dessin qui est fait de lui. Les auteurs ont composé leur ouvrage de manière que le lecteur essente l'impression de faire la connaissance de ces individus qui lui parlent pendant quelques minutes. Il les rencontre au gré des déplacements et des visites des artistes. De la même manière, il ressent les impressions laissées par les différents endroits : le bruit et l'immensité de Bogotá, le caractère rural du village de Belén, l'isolement du village de San Vincente del Caguán, la réalité de la nature dans la forêt avoisinante, avec les arbres, un singe-araignée, les chants d'oiseaux au réveil le matin, une tortue qui les regarde passer lors d'un voyage d'une heure de pirogue, une poule en liberté, un perroquet, etc.



En fonction de ses centres d'intérêt, le lecteur est plus moins ou familier de la situation de la Colombie en 2013. Les auteurs font en sorte d'intégrer les notions d'histoire et d'économie nécessaires, la guerre civile, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie, 1964-2016), la corruption, la culture de la coca, les intérêts des multinationales, les organisations paramilitaires, les narcotrafiquants, la criminalité qui fait environ quarante morts par jour, la pauvreté, la diminution de la population d'indiens Huitoto / Uitoto, les six millions de Colombiens déplacés à l'intérieur du pays. En fonction de la nature de l'information, elle est soit exposée par les auteurs, soit par une personne qu'il rencontre, avec qui ils échangent. Le lecteur sait bien que Baudoin et Troubs ont choisi leurs interlocuteurs dans une classe sociale bien définie, et que l'image qui en ressort est donc partielle. Les premiers témoignages de violence sont terribles et durs, mais similaires à ce qu'il a pu lire dans la presse. C'est l'effet cumulatif de ces souvenirs marquants qui dessine le climat de cette région du pays pour la population. Dans la planche 103, Troubs pense en son for intérieur que très souvent quand il rentre de voyage, il se dit qu'on est en démocratie en France, qu'on a la sécu, une justice pas corrompue. Chaque fois qu'il va voter, il a l'impression de participer à la vie politique, de s'impliquer, même s'il sait bien que ce n'est qu'une illusion. Mais que ferait-il s'il était colombien ? S'engagerait-il ? Fermerait-il les yeux ? En effet, l'ouvrage n'apparaît pas comme une dénonciation, mais plus comme un témoignage sur la force vitale de ces êtres humains. Le lecteur fait le lien avec ces images montrant des fourmis portant une charge beaucoup plus volumineuse qu'elles. Il pense au plaisir de vivre des habitants de Caquetá, malgré la violence arbitraire des factions armées, malgré les traumatismes de leur passé individuel. Il ressent la force de vie à la fois fragile et plus forte que tout, pour assurer les besoins vitaux de nourriture et de logement, mais aussi d'éducation, de sécurité, de moralité, de famille, et lorsque c'est possible d'éducation, de projets à long terme comme une réserve naturelle.



Le lecteur sait qu'il s'embarque pour un voyage en Colombie, à la rencontre d'habitants de villages dans une zone rurale du pays. Il découvre un ouvrage qui défie les conventions de la bande dessinée, mélange de narration séquentielle, et de texte illustré, dans un noir & blanc sans afféterie, dont la somme des parties fait un tout étonnamment harmonieux. Il ressent qu'il rencontre les habitants dont les artistes font le portrait comme s'ils leur parlaient en direct. Il voit un portrait de cette région du pays se dessiner progressivement, sans parti pris politique, sans dogmatisme, montrant le peuple qui vit dans un pays en guerre civile. Extraordinaire.
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Le voyage

Le dessin est en noir et blanc, à l’encre de chine, le trait de pinceau expressif et brut, le trait représentant la tête du personnage principal reste ouverte sur le haut du crâne et laisse échapper des images qui se prolongent tel un cadavre exquis graphique, le dessin se prolonge en une improvisation ou l’évasion du personnage se mêle à celle du graphiste.

C’est un récit sur le lâcher prise, Simon, craque. Cette ouverture sur le haut de la tête semble symboliser ce trop plein qui s’échappe, qui ne pouvait plus rester enfermé. Simon s’enfuit, quitte sa femme, son fils, son boulot, la ville, dans une errance, en quête de sens, à la recherche de la beauté, de la vie, la vraie. Le récit ne tombe jamais dans la mièvrerie baba-cool, parce que c’est le graphisme qui fait le travail, les mot ne servent que d’illustration, de ponctuation, c’est le coup de pinceau qui donne toute sa force au récit, et sa puissance poétique, on nage, on vole parmi les lignes d’encre.

Je me suis senti m’évader, m’ennivrer en lisant cette bande dessinée, j’ai adoré.

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Le vertige

"Connais-toi toi-même ", peut-on lire sur le fronton d'un temple grec, et c'est précisément autour de ce thème et la difficulté d'y parvenir, que tourne ce roman graphique. Qu'est-on pour soi ou les autres ? Une image sociale floue ou partielle, qui détermine les relations et les rend difficiles, ou bien la somme de nos expériences vécues et de nos souvenirs biaisés .

Un jour Frédéric le scénariste, surpris par une amicale demande de réaliser son portrait, se retrouve confronté à ce qui le constitue. Dans son récit arrive par associations d'idées ses amours passées et présentes, Nadia et Rachel, la mort de son grand père, des bribes de son enfance et de sa famille, sa cousine Marion en particulier.

Tout ça pour arriver à l'idée d'écrire sur soi ou les autres qui est un petit peu le même projet, semble -t-il. Le vrai et le faux se mélangent, le singulier devient universel puisque tout destin d'homme ordinaire avec ses doutes et ses deuils, nous interpelle.

C'était mon quart d'heure de philo, et je ne sais pas si j'ai tout compris de cette BD ! Mon cerveau a ses limites, et cette réflexion pas si évidente sur la nature de ce que nous sommes et le brouillard entre réalité et fiction, m'a laissée un tantinet perplexe et dans le doute. ....ça donne le vertige !





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Stop

68 textes. Quelques 300 pages. 68 hommes et femmes pour jeter une bouteille à la mer, dire leur colère, leur amertume, leur désespérance.

Un combat, ou 10, ou 100... L'anthropocène devenu capitalocène et anthropocide; la folie guerrière qui jette ses filets pour prendre les dollars des marchands de guerre; l'ineptie d'empoisonner la terre au principe de nourrir les populations; l'injure faite aux majorités dans l'injonction de faire plus et mieux quand ils donnent quasiment tout; le mépris jeté à la face de jeunes qui n'ont d'avenir assuré que leur lendemain; l'abrutissement orchestré dans une virtualisation offerte comme un pis aller rassurant; la compétition stérile et injurieuse sans cirque mais nourris de pouces baissés...

68 textes, cela fait beaucoup de mots et pourtant si peu quand il faudrait reboiser les esprits de milliers de gens.

Mais peu de mots au carré, au cube, à la puissance de 1000 lecteurs, voilà que cela devient une marée, un tsunami.

Romanciers, poètes, dessinateurs, réalisateurs, journalistes, sociologues, ces hommes et femmes ont joué le jeu d'un appel lancé par Oliviet Bordaçarre. Ecrire pour marquer un Stop, pour dire la colère et la peur.

Bribes de réflexion, manifestes, poèmes, courtes nouvelles, ces textes empoignent le cœur, rallument l'effroi ou offrent un peu d'espoir. Mais tous sans exceptions, secouent la torpeur insouciante qui sait que la situation est grave mais veut croire que l'humanité, en bonne élève, poursuivra sa course, persuadée de l'impossibilité de son extinction.

Collapsologie, pourront penser certains, oublieux des chiffres qui disent chaque jour la disparition de nos voisins aquatiques, volatiles, férus de froid, ou de forêts luxuriantes.

C'est peut-être un coup d'épée dans un océan d'impossibles, mais il a le mérite d'exister.

Alors, je sais gré à chacun de ces hommes et femmes, sentinelles, qui posent des mots comme on gratte une plaie, pour qu'elle suppure, gangrenne, et qu'enfin on coupe le membre.

Qu'importe le temps qu'il nous reste. Toutes les civilisations se sont éteintes un jour, mais, sans doute pouvons nous gagner un peu de temps avant que, pour citer cette belle expression de Mouloud Akkouche, la planète ne baisse définitivement ses paupières.

Un grand coup de chapeau à l'éditeur, la manufacture des livres, qui a joué le jeu.

Et, cerise sur le gâteau, tous les droits du livre dont reversés à des associations et collectifs locaux qui, en fourmis travailleuses, œuvrent sans relâche pour faire leur part du colibri.
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Les yeux dans le mur

C’est toujours un autoportrait qu’on fait.

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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, réalisée en collaboration par Céline Wagner & Edmond Baudoin. La première édition date de 2003. Il a été réédité avec deux autres récits, Le chant des baleines (2005) et Les essuie-glaces (2006), dans le recueil Trois pas vers la couleur. Il s’agit de la première bande dessinée réalisée en couleurs par Edmond Baudoin, et elle compte cinquante planches. Elle s’ouvre avec une page d’introduction. Le premier tiers est de la main de Baudoin : il explique que Céline Wagner était venue assister à une dédicace, lui a acheté une bande dessinée, lui a expliquée qu’elle était en dernière année d’une école d’art et qu’il lui a fait un dessin sous lequel il a écrit son adresse. Plus tard, il a reçu une lettre dans laquelle elle lui demandait de venir chez lui pour son stage de fin d’études. Elle est venue. Il ne sait plus aujourd’hui lequel des deux a été stagiaire. Dans sa partie, Wagner évoque ses difficultés à parler de la banlieue, l’environnement où elle a grandi.



Dans l’atelier d’Edmond Baudoin à Nice, Céline Wagner est en train de poser alors qu’il est en train de la peindre. Elle lui demande d’arrêter de poser des questions sur la banlieue. Sa banlieue, il lui en a fait un costume, et ce n’est pas celui qu’elle aurait choisi. Les pas nonchalants, la zone, les mots vomis à l’envers, c’est du cinéma. Il sait qu’elle aime les mots à l’endroit. Elle continue : bien sûr, il en reste des traces dans ses gestes, dans ses mots et ses regards, des automatismes, rien à elle. Et c’est ces traces qui le fascinent. De sa banlieue, il ne reste aujourd’hui que des sacs en plastique dans les branches des arbres. Aujourd’hui, elle veut des choses qui n’existent pas.



L’esprit de Céline vagabonde un peu : elle pense à une promenade en bordure de mer, se remémorant quelques mots d’une coupure de presse sur le décès de quelqu’un, le succès d’un orchestre engagé en janvier 1999, dans une mise en scène monumentale. Elle est devenue silencieuse et elle revient à l’instant présent. Elle se demande si Edmond cherche vraiment quelque chose. Il la gomme, il gomme petit à petit la réalité pour coller sa gueule à elle sur son tableau. Elle, elle ne veut pas être un tableau. Elle veut devenir elle. Elle lui dit qu’il a les yeux d’un fou, le visage d’un fou. Il lui demande si elle peut enlever sa chemise. Elle répond positivement, mais d’abord elle veut prendre une douche. Elle entre dans la salle de bain. Il enlève du chevalet, le dessin qu’il vient de réaliser, et il accroche une nouvelle feuille blanche. Dans la baignoire, elle se fait la réflexion que si elle se dessinait, elle ne ferait aucun poil, aucun bouton. Juste de la peau lisse, du beau. Et un peu de laid pour qu’on puisse l’aimer. Il demande s’il peut venir ; elle accepte. Il la regarde et répond à sa question : son père à lui était beau, vraiment beau. Quand il est mort, Edmond l’a regardé longtemps. Il n’a rien retrouvé de sa beauté, plus rien. Sa vie était partie et avec elle sa beauté. Il ajoute qu’elle est si belle. Céline répond qu’il lui fout l’angoisse.



S’il n’a jamais lu de bande dessinée de d’Edmond Baudoin, le lecteur se demande ce qu’il va trouver, s’il va parvenir à apprécier les partis pris graphiques très personnels, et une histoire qui semble se limiter à quelques instants de discussion entre l’auteur lui-même et une jeune femme venue comme stagiaire. S’il est familier de cet auteur, le lecteur sait qu’il va retrouver des thèmes déjà abordés, que la linéarité présumée du récit n’est simpliste qu’en apparence. Il s’interroge quand même sur le fait que le cœur du récit soit la relation entre l’artiste et son modèle, comme de ses œuvres, par exemple Le portrait ou L’Arleri. D’un autre côté, cette création est réalisée à deux, avec la participation du modèle. Effectivement, le récit se compose d’une suite d’échanges entre l’artiste Baudoin et son modèle Wagner : des discussions à bâtons rompues pendant une séance de pose, dans la salle de bain, lors d’une promenade sur les quais, d’un bain de mer depuis une jetée, avec une seule exception, le temps d’une page lorsque Céline se promène seule dans la rue pour aller appeler son père. C’est du pur Edmond Baudoin, avec des traits charbonneux au pinceau, un rapport de séduction, des pages contemplatives en particulier huit dépourvues de tout texte, de tout mot.



Pour faire la différence, Edmond utilise la couleur. Les traits de contours sont encrés, le plus souvent au pinceau, parfois à la plume, peut-être des silhouettes tracées par Céline Wagner. Les couleurs semblent apposées au pinceau, avec une approche de type naturaliste, c’est-à-dire des couleurs correspondant à ce que voit l’œil. Le lecteur observe toutefois que dans certaines cases, parfois même le temps d’une page, l’usage de la couleur s’éloigne de la réalité pour un effet expressionniste, voire abstrait. Par exemple le corps laissé en blanc de Céline allongée sur des coussins jaune pâle qui forment un motif géométrique abstrait. Des fonds de case entièrement rouge totalement artificiels avec à nouveau le corps dénudé de Céline laissé totalement vierge de couleur, comme une absence d’émotion ressortant contre l’intensité agressive du rouge. Puis, il est possible que la mise en couleurs ne soit pas uniquement le fait de Baudoin. Le lecteur relève également quelques particularités visuelles dont Baudoin n’est pas coutumier. Cela commence dans la troisième planche : un petit morceau de journal collé sur le bord d’une case, comme la rémanence fugace et incomplète d’un souvenir qui a échappé à Céline parce que repris par un journaliste, mais qu’elle ne peut pas se sortir de l’esprit. Dans la même case, se trouvent des parallélépipèdes rectangles blancs très géométriques, des formes que Baudoin n’utilise pas. Il s’agit de blocs de béton entassés pour former une digue artificielle.



Edmond Baudoin relate cette expérience avec une jeune femme stagiaire en fin d’études d’école d’art : elle est sa modèle et il doit exister une différence d’âge. Elle pose bien volontiers. Comme il l’expliquait dans le portrait, il essaye de dessiner la vie, son rêve impossible, de saisir et transcrire sa beauté. Cela donne un échange particulièrement dérangeant alors qu’il lui parle de la beauté de son père, de sa disparition avec sa mort, de sa beauté à elle, ce qui mène Céline à penser à sa propre mort. Il sort se promener sur le port et contemple les reflets d’un bateau à la surface, en se disant qu’il ne dispose que de ça pour essayer d’aller en dessous, derrière ce miroir, pour saisir l’unicité de la vie de son modèle, dans une métaphore très parlante sous la surface de l’eau / sous la surface de la peau. Mais, par comparaison avec Le portrait et L’Arleri, le modèle fait entendre sa propre voix, ses réactions, ses émotions, puisqu’elle est également autrice de cette œuvre. Le lecteur regarde des esquisses comme réalisées au fur et à mesure par Baudoin sur deux planches, 12 & 13, en vis-à-vis, comme si le lecteur était présent alors que l’artiste cherche à saisir cette vie chez son modèle. Puis, il lui indique qu’il a besoin de sortir pour marcher vers le port un moment.



Après son départ, Céline se rhabille et part à sa suite. Elle pense qu’il est parti pour essayer de comprendre, qu’il semble que pour comprendre il faille toujours partir. Une fois qu’elle l’a rejoint, elle exprime la manière dont elle perçoit sa façon de faire : il tient à l’habiller d’une légende alors qu’il la peint nue. Par la suite, elle va se baigner, et il la regarde. Elle indique que sous la surface, au fond, c’est vraiment beau, mais on ne peut pas y rester sans mourir. À ce moment, le lecteur prend conscience que l’objectif de rendre compte de la personnalité profonde d’un individu sous la peau rejoint cette volonté de nager sous l’eau, d’aller au fond qui constitue alors une métaphore, une expression différente du même but pour Céline que pour Edmond. En prenant un café en terrasse planche 23, Edmond fait un aveu à Céline : il en a marre ne pas y arriver, on ne peut pas y arriver, l’autre reste toujours l’autre. C’est toujours un autoportrait qu’on fait. En planche 40, dans l’atelier, elle lui fait observer qu’il entretient une obsession : se voir dans tout, alors qu’elle lui montre le portrait d’elle qu’il a fait et dont le visage présente des ressemblances avec le sien à lui. Encore une fois, Baudoin a su parler de son art avec un point de vue différent de ses autres œuvres ayant le même thème.



Puis le lecteur se dit qu’il manque d’honnêteté intellectuelle : cette bande dessinée raconte également l’histoire personnelle de Céline par ellipse. Des mots dans ses phrases, les fragments de coupure de journaux avec leurs phrases incomplètes. L’autrice évoque également sa vie, la vie tragique de son amoureux, le lien avec son père, les traces que la banlieue a laissées en elle. Tout cela n’est pas exprimé de manière explicite, plus par remarques indirectes, mais s’il entretient un doute, il suffit au lecteur de relire l’introduction pour que le fil directeur de ces remarques devienne évident. La force de la personnalité de Baudoin semble dominer chaque page, et pourtant la personnalité de Wagner est bien présente en filigrane, parfois de manière apparente et au premier plan. Le lecteur se souvient alors de la courte introduction de Baudoin se terminant sur le constat qu’il ne sait plus aujourd’hui lequel des deux a été le stagiaire. En effet, Céline Wagner est parvenue à faire passer sa personnalité dans ses pages malgré la personnalité artistique si singulière de son maître de stage. Elle est parvenue à faire apparaître son être profond dans les portraits en cours d’élaboration réalisés par Baudoin tout du long, à inscrire son fond à elle dans ces exercices où il se heurte à la sensation de toujours faire un autoportrait.



Une bande dessinée de plus d’Edmond Baudoin avec son flux de pensée qui n’appartient qu’à lui et ses mêmes thèmes présents tout au long de sa carrière, ici en particulier son rapport aux femmes comme modèles, comme muse. Toutes les qualités de cet artiste sont présentes de ses dessins si vivants exsudant une chaleur humaine irrésistible. Mais c’est aussi plus que ça, une vraie collaboration au sein de laquelle la jeune artiste peut exister car il lui en laisse la place, et sait exister car elle trouve sa propre voix pour s’exprimer.
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Le portrait

Dessiner la vie… Le rêve impossible…

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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première parution date de 1990. Il a entièrement été réalisé par Edmond Baudoin, scénario, dessin. C'est une bande dessinée en noir & blanc, comprenant 44 planches.



La nuit dans une rue de Paris, les façades et les voitures semblent perdre de leur consistance, leurs formes devenant plus lâches, plus esquissées à gros traits de pinceaux, jusqu'à composer une vision abstraite de courbes, d'aplats et de tâches. Puis les piétons passent, d'abord une vision de leur tête, puis de leur buste. Les bâtiments et la statue équestre sur la place donnent l'impression de dégager une aura, d'irradier vers le ciel. Le regard se fixe sur la tête d'un homme qui semble se démultiplier en kaléidoscope reproduisant le même visage avec des nuances dans son expression. En fait, une fois la vision revenue à la normale, il s'agit bien d'un unique homme avec la statue équestre derrière lui. Les autres visages de la foule reviennent. Un flux de pensée évoque la nature évidée, creuse de la femme dont toujours le sexe se retire. Pour autant elle ne souhaite pas être soignée. Elle n'est pas malade à en mourir, mais folle à en vivre. Un autre flux de pensée réfléchit à l'acte de peindre. L'univers enfle, baudruche démentielle… Venise s'enfonce irrémédiablement. Le galop de la mort, de la vie… Au centre du maelström, l'homme ne rêve que d'immuable, que de toujours, que de jamais, de toute sa vie… L'imbécile. Peindre l'homme ?… Un réveil arrêté dans le désert du Nevada avant l'explosion de la première bombe atomique ! Mais comment peindre cette seconde ?…



Peut-être faut-il préférer la saveur du manque, ce désir inassouvi, plutôt que l'obscénité bouffie de la satisfaction… et offrir la mort à l'excès de sa vie. Michel vient de terminer de peindre une rangé d'individus de plain de pied, de dos, et il a laissé une place vide entre deux hommes. Charles lui demande : et le trou blanc entre les hommes en noir ? Il répond : le troublant, il aimerait y dessiner la vie. Le rêve impossible : une fois de plus, il souhaite s'y confronter, s'y cogner comme le papillon de nuit au réverbère. Il cherche un modèle vivant. Les deux amis sont attablés dans un café. Michel promène son regard autour de lui et il remarque belle jeune femme pleine de vie. Ailleurs un amant en pantalon et torse nu rompt avec sa compagne Carol : c'était super, il savait qu'elle ne pleurerait pas, vraiment super. Il lui rend ses lettres. Elle pense en son for intérieur : les lettres, c'est pire qu'une provision de confiture pour passer l'hiver, et son amour en papier cadeau… aux ordures. Elle est allée trop vite, trop vite, c'est son rythme d'amour, tout, tout de suite. Pourquoi les hommes reprennent-ils toujours ce qu'ils ont donné ? Elle sort dans la rue et continue à penser aux amants qui passent, quand elle est interpellée par Michel, qui l'appelle par un Mademoiselle ! Elle marque un temps d'arrêt et il lui propose de poser pour lui. Elle accepte tout simplement, puis elle continue son chemin. Dans le métro, un homme chante une chanson d'amour, sûrement de lui, nulle.



Edmond Baudoin est un bédéaste atypique qui a entamé sa carrière à quarante ans, avec une approche très personnelle. S'il ne connaît pas son œuvre, le lecteur en prend conscience dès la première séquence. Visuellement elle s'ouvre sur une page avec trois cases de la largeur de la page, les dessins au pinceau allant de l'impression laissée par une rue, épurée jusqu'à l'abstraction pour la troisième case. Les cases des trois pages suivantes ne vont pas jusqu'au même degré d'abstraction, mais conserve ce mode de représentation avec des traits épais, qui s'attache plus à l'impression générale qu'à la finesse de détails. Tout du long, le lecteur observe cette façon très libre d'utiliser la page et les cases : des bordures tremblotantes tracées à la main, des cases sans bordure, des personnages qui évoluent dans une décomposition du mouvement (Carol représentée 5 fois ou plus à la suite dans une même bande pour la voir bouger), un personnage représenté dans différents positions dans des dessins enchevêtrés sans bordure de case, sans respecter un alignement sur une bande, trois pages consacrés à des portraits en gros plan de Carol allant de l'esquisse à quelques coups de pinceaux pour faire naître son visage et son sourire. L'artiste s'émancipe de temps à autre de la stricte continuité narrative pour introduire une image métaphorique : un arbre sans feuillage, planche 6, une étendue d'herbe avec des poteaux téléphoniques en planche 26, le retour de l'ombre chinoise de l'arbre planche 37, un autre arbre sans feuillage planche 43.



La liberté de ton narrative s'applique également aux textes, au mariage des mots avec les images. Une seule phrase pour la première page, en écriture manuscrite, puis deux flux de pensée distincts dans les pages suivantes, celui de Carol dans cette graphie manuscrite en minuscules, celui de Michel en capitales dans des cartouches rectangulaires. D'un côté une femme qui s'interroge sur sa vie amoureuse, son rapport aux hommes et ses rêves, de l'autre un artiste qui s'interroge sur sa capacité à reproduire la vérité d'un sujet vivant, et dans le même temps cette déambulation visuelle dans les rues de la ville. Une fois posé ce principe, la narration reprend un mode plus conventionnel : des personnages identifiés en train d'interagir, Carol d'un côté, Michel de l'autre. Leurs chemins se croisent : l'un pose pour l'autre. Leurs chemins se séparent, ils croisent ensemble une autre personne. L'histoire relate de brefs instants de la vie quotidienne, aussi banals dans ces vies, qu'uniques et exceptionnels pour ce qu'ils apportent à ces vies, et différents de ceux de la vie du lecteur. Il y a bel et bien une progression narrative et dramatique qui ne se limite pas à l'évolution d'une relation entre deux êtres qui se rencontrent : elle charrie également des interrogations sur la motivation existentielle de l'un et de l'autre, sur la mise à l'épreuve de cette motivation à l'aune de la réalité physique.



Le lecteur se dit que cette bande dessinée devait détonner dans la production du début des années 1990, car elle détonne toujours autant trente ans plus tard. Il s'agit du onzième album de l'auteur, et il avait été publié à l'origine par Futuropolis. En fonction de sa sensibilité, le lecteur va être plus ou moins sensible à l'un ou l'autre thème développé. Par exemple, il peut y voir un flirt entre un peintre et sa modèle, un homme d'une quarantaine d'années, peut-être plus, et une jeune femme de moins de trente ans. Une attirance réciproque, dans une relation non consommée. Il suit le fil de pensée de Carol : elle apprécie de poser car elle ressent que Michel est là, terriblement attentif, elle devient alors sûre d'exister. Il suit le fil de la pensée de Michel : parvenir à traduire ce qu'il y a derrière la façade la peau, en concentrant ou en réduisant l'énergie de l'ensemble de ses membres, de sa tête de ses organes pour faire un dessin, réduire et concentrer cette tension seulement et toujours au bout de ses doigts.



Le lecteur peut également percevoir dans ces pages comme des réflexions disparates accrochées sur la trame très basique de cette relation entre peintre et modèle. Alors ce sont les incongruités qui attisent son attention. En vrac, la conviction de Carol que les hommes reprennent toujours ce qu'ils ont donné, le jeune homme et sa chanson nulle dans la rame de métro, les hommes à une table en terrasse qui soulèvent la robe de Carol pour voir sa culotte sans réaction de la jeune femme, la réflexion de Michel sur la bande dessinée (il ne comprend pas comment on peut bien dessiner en faisant des choses si petites), l'écrivaine qui explique à Michel que créer c'est aussi prendre une revanche et qu'il faut de la haine pour ça, etc. La remarque la plus inattendue se trouve certainement planche 15 avec le personnage dans la rue qui se fait la réflexion qu'il s'est encore fait caca dans la culotte. Au fur et à mesure qu'il relève ces moments ou ces remarques, le lecteur ressent qu'il découvre une œuvre personnelle, où le créateur se livre avec son propre langage, donnant accès à sa personnalité de façon directe.



Le titre annonce un histoire romanesque basée sur la propre expérience de l'auteur dans ses relations avec une modèle. Le lecteur connaissant un peu la vie de Baudoin, se doute qu'il va également mettre à profit son expérience amoureuse. Il y a de ça bien sûr : une bande dessinée sur l'objectif de l'artiste (dessiner la vie), sur le rôle du modèle en tant que muse, sur la relation à deux sens qui s'établit, sur l'autonomie du modèle dans sa vie qui reste un être indépendant de l'artiste. Par la force des choses, cette relation s'achemine vers une fin ou en tout cas une autre forme, et la bande dessinée correspond exactement à ce à quoi le lecteur pouvait s'attendre. Dans le même temps, la forme s'avère plus libre que prévue, souvent inattendue, s'aventurant vers l'impressionnisme, l'expressionnisme, l'abstrait, ne se cantonnant pas à des cases alignées en bande. Les différentes séquences recèlent chacune leur lot de surprise, allant de la notion de la Terra Incongnita sur les anciens globes terrestres, correspondant à ces zones que l'artiste veut explorer, jusqu'à une remarque condescendante sur les images d'une bande dessinée, en passant par la fétichisation du modèle, son objectification, le rapprochement entre l'homme qui se retire après l'amour et le fait qu'il se sente obligé de partir, mais aussi le besoin d'être observée pour exister. En filigrane, le lecteur perçoit également la démarche du créateur pour traduire des perceptions sensorielles par le dessin. De fait, plus il repense à sa lecture, plus il fait le constat qu'elle recèle de multiples thèmes, alors que cette bande dessinée lui avait parue si simple et facile. Après coup, à froid, il se rend compte de tout l'implicite non verbalisé contenu dans ces pages, une expression d'artiste très riche dans le fond, rendant compte d'un cheminement déjà très fourni dans cette carrière. Il lui vient comme une évidence de prolonger cette lecture, avec L'Arleri (2008) en couleurs, du même auteur, sur un sujet proche sans être identique, approfondissant la relation entre artiste et modèle, ainsi que sur l'essence de la femme, et ce qu'il manque à l'homme. Une lecture aussi facile que profonde et généreuse.
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Peau d'âne : D'après l'oeuvre de Charles Perrault

Le graphisme est entièrement réalisé au pinceau, à l’aquarelle, favorisant une certaine liberté naturelle du trait. Baudoin m’a habitué à un registre plus naturaliste, plus réaliste, même dans ses œuvres teintées de fantastique. Il entre ici dans l’univers du conte avec une certaine réussite. Il nous propose trois niveaux de narration avec trois styles différents : Le père raconte l’histoire à sa fille le soir avant de dormir, la peinture est en pâte, réalisée à l’acrylique ou technique similaire, en surcharge de matière. Ensuite, il y a l’histoire qu’il raconte, tout en coulures, effet d’aquarelle, couleurs vives, travail approfondi de la surface, et enfin, on entre dans l’imagination de la fille, le dessin est toujours au pinceau, mais plus naïf, parfois proche du dessin d’enfant. Cette narration à trois niveaux nous fait pénétrer dans le conte, on y découvre tantôt sa noirceur, tantôt sa naïveté ou son côté idyllique, il devient parfois lyrique et fantastique et revient de temps en temps à des considérations plus naturaliste, on y découvre des passages chargés de poésie qui nous éclaire sur la nature de l’art. Baudoin dévoile une richesse inattendue de ce conte, le passage sur la peinture est particulièrement intéressant. Il se sert du conte pour ouvrir sur un plus grand univers, au-delà du conte. A lire et à relire, car chaque lecture peut relever un nouvel horizon.
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Humains, la Roya est un fleuve

Cette bande dessinée est un témoignage poignant sur l’émigration clandestine. Edmond Baudouin et Troubs mêlent leur traits et leur écriture, bruts, pris sur le vif, pour un reportage fait de portraits, de gens, de lieux, sur la frontière franco-italienne. On va y faire de très belles rencontres, de gens qui aident, de gens qui fuient, d’humanité quoi… Le ton est simple, pudique, ce n’est pas spectaculaire, c’est juste la réalité.

Cette bande dessinée révolte, c’est fort, elle ne plaira pas au adeptes du repli sur soi, du racisme, à ceux qui sous des prétextes fallacieux stigmatisent et montrent du doigt, haïssent par principe, par égoïsme et par ignorance.

Cette bande dessinée donne aussi de l’espoir, ces gens, ces “justes”, nous laissent entrevoir que l’humanité, la générosité et l’altruisme on encore de beaux jours devant eux. Je pourrais conclure par cette célèbre phrase de Stéphane Hessel, “Indignez-vous !” Il parlait bien de ça, de notre façon d’être humain, de se comporter vis à vis de l’autre, à l’échelle individuelle et politique, nationale et internationale.

Alors, cette bande dessinée remet les pendules à l’heure, elle m’a donné envie de m’indigner, car comme un des interlocuteur le dit dans ce livre : “Ce n'est pas la misère du monde qu'on accueille, c'est la misère du monde qu'ils ont fui.”

C’est à lire absolument.
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Paroles de taulards

" le monde carcéral est un monde à part, mais qui ne doit pas pour autant être oublié. Ses occupants sont punis ; la punition doit les aider. Pas les durcir, ni les anéantir "

Du coup l'association Bd boum, organisatrice du festival de Blois, a eu l'idée de ce recueil. Dans un premier temps ils ont rencontré les détenus de la maison d'arrêt de leur ville pour glaner des anecdotes, des histoires qu'ils ont ensuite confiées au scénariste Éric Corbeyran qui les a retravaillées avec les intéressés. À leur tour, les dessinateurs Étienne Davodeau, Jean-Michel Lemaire, Marc Antoine Mathieu, Matthys, Olivier Bélion, Christopher, Michel Gressin, Bezian, Jean-Philippe Peyraud, Jean-Philippe et Régis Le Jonc, Richard Guérineau, Alfred et Edmond Baudoin ont mis en images ces scénarii.

L'intention et noble, les épisodes sympathiques mais j'ai vraiment du mal avec les nouvelles, les formats trop courts. Par contre j'ai découvert de talentueux dessinateurs aux styles très différents et c'est ce que je retiendrai de ce livre... j'ai noté 6 noms à suivre
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Quelques pas hors des cases

Je me souviens de Baudoin dans les années 80, un festival de la BD à Aix en Provence en 1983, il commençait doucement à être connu avec ses dessins très noirs, très encrés. Je l'ai croisé au fil des pages chez Fred Vargas. C'est quelqu'un de bien, qui a conscience de lui et de l'autre, du monde dans lequel nous vivons. Et donc il marche, inlassablement, dans des endroits qu'il connait bien, puisqu'il y a passé son enfance. Chaque chemin, chaque place, lui rappelle ses amours, mais aussi sa mère, son père, son grand-père, ses pérégrinations autour du monde.

Ce n'est pas seulement autobiographique, c'est aussi une cheminement de réflexions sur la façon dont nous pensons, vivons avec nous-même et les autres. Et ça sent bon l'arrière pays niçois, on entend même le chant des cigales et des grillons...

J'ai beaucoup aimé ce livre et je remercie vivement les Editions salamandre et la masse critique Babelio de ce beau cadeau !

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Couma acò

Edmond Baudoin nous raconte son grand-père, un homme presque sauvage, vivant en harmonie avec la nature, les animaux sauvages.… un peu moins avec les humains. Les mots sont justes, aussi secs et sensibles que les coups de pinceaux, bruts et agressifs de l’auteur. Il rend parfaitement cette vérité, ce naturel du personnage, entre tendresse, admiration, et une pointe de honte, parce que ce vieillard ne se lave qu’une fois par an, qu’il a des ardoises dans tous les commerces, et qu’on ne comprend pas toujours ce qu’il dit. C’est entre le témoignage de l’époque, le milieu des années 50 dans l’arrière pays niçois encore très rural, et le portrait touchant et sensible d’un homme d’un autre temps, d’un autre monde. Comme presque toujours, Edmond Baudoin nous livre un beau moment de sincérité et d’émotion.
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Journal du voleur

Comme "Les Chants de Maldoror" de Lautréamont, Jean Genet sublime l'horreur par une maîtrise de la langue et des mots : mais ce n'est pas tant l'horreur que cherche à dépeindre l'auteur (à l'instar du Comte), que la tentation de comprendre les essences du Mal ; car le Mal est normé, social, et Jean Genet, lui, se présente comme et côtoie les marginaux.

C'est donc un roman de relativisme magnifié par une intelligence asociale et un esthétisme du texte bien exploité.
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Les Rêveurs lunaires : Quatre génies qui ont ch..

Les 4 génies (et tous ceux qui les ont entouré, souvent tout aussi géniaux) présentés ont tous participé à la Seconde Guerre Mondiale, dans les 2 camps. Recherche nucléaire (Heisenberg, Szilard mais aussi tous leurs collaborateurs, professeurs, mentors... comme Einstein ou Oppenheimer), décryptage de l'Enigma (Turing, entre autre) et amélioration des équipements militaires de la RAF (Hugh Dowding. N'oublions pas que nous sommes en guerre). Tous ont eu des ennuis avec l'administration militaire et civile (oui même Dowding, pourtant militaire) : états-major buté, politiciens sclérosés et ignorants de la science, des innovations et de tout ce qui sort de leur cadre de connaissance. Et tous ont dû rester dans l'ombre, se taire pendant que d'autres récoltaient les lauriers de la victoire. Quel nom connait-on vraiment, à part Alan Turing ?

Une très belle BD de vulgarisation, mais aussi de découverte de grands chercheurs qui ont beaucoup fait pour la science, malgré certaines applications meurtrières... Un petit bémol (d'ailleurs reconnu par Villani dans la postface) : le manque de représentation des femmes, qui étaient présentes dans les labos, l'armée... Elles sont évoquées mais pas présentées. Peut-être une autre idée de collaboration entre le mathématicien VIllani et le dessinateur Baudoin ? Parce que les dessins, les magnifiques trouvailles graphiques et narratives et les évocations qu'elles permettent servent vraiment le propos. Une très belle complémentarité.

Un grand merci à Babelio et aux éditions Gallimard !
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Couma acò

Baudoin nous emmène cette fois sur un terrain nostalgique et plein de tendresse pour son grand-père, un anglais recueilli dans l'arrière pays niçois lors de la première guerre mondiale. Pour le petit garçon, c'est un homme d'un autre temps qui se lave une fois par an, qui parle par onomatopées, mais qui respecte la nature. Des passages drôles comme le voisin qui lui emprunte l'électricité dont il ne se sert pas.

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Piero

Et pourquoi trop s’appliquer, c’est tuer la vie ?

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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, dont la première édition date de 1998. Il a été réalisé par Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc de cent-vingt pages.



Au temps présent, Edmond marche dans une rue en regardant les feuilles tomber à l’automne. Aujourd’hui, les feuilles qui tombent des platanes sont grises comme un ciel triste. Il lui semble qu’avant, elles étaient pleines de couleurs. Avant, quand avec Piero son frère, ils poussaient les feuilles mortes devant eux, jusqu’à ce que le tas amoncelé les empêche d’avancer. Ensuite ils sautaient dedans. Ensuite, ils choisissaient les deux plus belles pour les dessiner. C’est avec son petit frère Piero qu’il a appris à dessiner. Ils étaient toujours ensemble. À Nice où leur père travaillait, à Villars-sur-Var, le village de leur mère, leur village. Dans une étendue d’herbe, les deux enfants font des bateaux. Avec un Opinel, ils sculptent des écorces de pin, et dans un canal d’arrosage, ils leur font faire des courses. Le premier s’appelle Geronimo, le second Sitting-Bull. Les deux enfants courent pour suivre les bateaux filant sur l’eau. Ils voient passer une soucoupe volante dans le ciel. La soucoupe s’écrase plus loin et une colonne de fumée s’élève dans le ciel. Ils courent pour aller voir. Ils arrivent au bord du cratère et se couchent dans l’herbe pour observer sans être vu. Piero se retient de tousser. Il y a un extraterrestre humanoïde à côté de la soucoupe. Piero décide d’aller voir.



L’extraterrestre reste assis et l’accueille amicalement. Il lui explique la situation, en lui parlant par transmission de pensée. L’essence des soucoupes volantes, c’est le rêve et sa soucoupe est en panne de rêve. Depuis tout à l’heure, il essaye de rêver, mais il n’y arrive pas. Mais Piero est un enfant, et l’extraterrestre est sûr qu’il est plein de rêves. L’enfant essaye de rêver et le plein de la soucoupe est ainsi fait. Mais avant de partir, l’extraterrestre doit supprimer de la mémoire de l’enfant ce qu’il vient de voir. Il règle son pistolet anti-mémoire et… Piero se réveille sans souvenir de ce qu’il s’est passé. Edmond le retrouve, lui parle de la soucoupe et lui montre les dessins dans le cahier. Piero aimait dessiner les voitures ; Edmond aimait mieux les chevaux. Quand Piero a eu cinq ans, il en avait six et demi. Ils ne savaient pas que la télévision avait été inventée, que certains l’avaient déjà, et ils n’avaient pas connu la maternelle. Ils ne savaient pas encore qu’ils dessinaient mieux que les autres enfants de leur âge. Ils ne les connaissaient pas, ils étaient toujours les deux ensemble. Ils ne savaient pas que c’était à cause d’une coqueluche qu’ils dessinaient bien. Piero avait eu une coqueluche, mais il toussait toujours. Et il était souvent malade. Ils étaient beaucoup, dans une maison qui avait peu de place. Ce qui fait qu’avec Piero, ils dormaient dans le même lit. Aujourd’hui, on peut penser que dormir avec son frère, ce n’est pas très bien. Pour eux c’était merveilleux.



Plonger dans un récit de Baudoin constitue une aventure imprévisible, que le lecteur soit familier de son œuvre ou non. Si c’est le cas, il connaît déjà la qualité fusionnelle de la relation entre lui et son petit frère, sinon il le comprend rapidement. Dans le premier cas, il sait qu’Edmond a voué une admiration intense à Piero, sinon il suppose qu’il va découvrir un récit intimiste et biographique sur ce thème. Dans les deux cas, les surprises abondent. Pour commencer, les dessins ne sont pas réalisés au pinceau comme la plupart des bandes dessinées de l’auteur, mais à la plume et à l’encre. Cela donne une impression un peu griffée, plus enfantine qu’abrasive ou âpre. La première séquence conforte le lecteur dans cette impression : elle s’avère très linéaire, avec un événement survenant après l’autre, comme dans l’esprit d’un enfant, et une imagination assez naïve avec cette soucoupe volante. Le lecteur se dit que la narration s’avère un brin basique et se demande si la suite va être du même acabit. La rencontre avec l’extraterrestre reste dans un registre un peu naïf avec ce moteur qui carbure aux rêves.



Puis l’auteur passe à une autre facette de sa relation avec son petit frère Piero : la maladie de celui-ci qui avait contracté une coqueluche et qui souffrait encore de problèmes respiratoires. Les dessins sont alors un peu plus chargés en encre, à la fois parce que cette séquence se déroule en intérieur, à la fois parce que l’alitement de Piero rend l’ambiance un peu triste, comme toute maladie. Les dessins redeviennent beaucoup plus aérés alors que les deux frères sont couchés dans le même lit, qu’ils dorment en partageant le même rêve, celui de voler ensemble au-dessus de la Terre. Le lecteur éprouve la sensation de se retrouver devant la séquence animée servant d’ouverture et de fermeture d’antenne pour la chaîne Antenne 2, diffusé entre 1975 et 1983, réalisé par Jean-Michel Folon (1934-2005), avec cette même qualité onirique, le temps des pages trente-cinq à trente-sept. Les souvenirs continuent avec la pratique du dessin par les deux frères, en particulier leur jeu préféré : prendre une grande feuille de papier et chacun dessine un château fort avec un drapeau, l’un à gauche, l’autre à droite. Un pont relie les deux forteresses et sous le pont une rivière infestée de requis ou de crocodiles suivant les jours. Puis chaque frère dessine des soldats du côté de sa page, en train de tirer à l’arc, ou d’être atteint par une flèche, en en rajoutant tant et plus, jusqu’à ce que tout devienne ratures et traits informes, les obligeant à arrêter.



Cette séquence de bataille sur une grande feuille en format paysage se déroule sur trois doubles pages (p. 40 à 45), chacune avec un unique dessin en double page dessiné de manière enfantine. Sur la deuxième, l’auteur précise qu’ils ne se servaient pas de gommes, qu’ils ne se sont jamais beaucoup servi de gommes. Le lecteur se rend compte qu’il vient d’assister incidemment à la formation d’une des caractéristiques de dessin d’Edmond Baudoin. La même chose se reproduit quelques pages plus loin : Edmond évoque le fait que son frère et lui recopiait également les photos des calendriers de la poste, et celles en noir & blanc des journaux. Ils fixent longuement ces photographies et finissent par distinguer qu’elles sont plein de petits points et que quand ces points se collent, ça devient noir. Il teste alors de simplifier les photos de plus en plus pour voir à quel moments ses gribouillis noirs ne sont plus que des gribouillis. Il vient ainsi d’expliquer, avec deux dessins, le processus complexe de représentation par des traits et des taches, mettant en jeu le processus de reconnaissance et d’identification par l’esprit du lecteur. Un peu plus loin, Edmond voit des dessins d’Alberto Giacometti (1901-1966). Il comprend qu’il y a un homme qui ne se posait pas seulement la question de ce l’œil voit, mais aussi de ce qu’il y a derrière les yeux. Il devient évident pour lui que toute une vie ne suffirait pas pour comprendre. Le lecteur assiste ainsi donc en toute simplicité à sa démarche artistique pour apprendre et faire l’apprentissage de la représentation, ni plus ni moins qu’un commentaire sur sa façon de concevoir ses dessins. À quel moment des traits, des taches, des hachures ne sont plus de l’herbe, des pierres, un arbre, des branches… Et pourquoi trop s’appliquer, c’est tuer la vie ?



À d’autres moments, la composante biographique, présente tout du long, reprend sa place au premier plan. Toutefois, le lecteur a bien saisi qu’elle est indissociable de son apprentissage artistique, qu’il s’agit d’une partie intégrante. Il assiste ainsi à l’arrivée de l’adolescence, à la prise d’importance des femmes dans la vie des deux frères. S’il est déjà familier des œuvres de l’auteur, le lecteur sourit car il sait que c’est une composante essentielle dans sa vie et dans ses bandes dessinées. Il se demande dans quel sens va évoluer la relation fusionnelle des deux frères, si elle va survivre aux copines, à l’éloignement des études dans des lieux distants. Il sait peut-être déjà que Piero finira par abandonner sa carrière artistique. Il en découvre ici la raison. Il assiste également à un terrible accident de la route, avec des blessures graves. En voyant le corps du jeune sur le capot de la voiture, il pense également à cette interrogation chez Baudoin : comment est-il possible qu’en s’éteignant, la vie emporte avec elle toute la personnalité d’un être humain ? Pourquoi le corps inanimé n’en contient plus rien ?



En découvrant le titre, la quatrième de couverture, éventuellement un résumé, le lecteur ne peut pas s’empêcher de se faire un film de se faire une idée a priori du contenu de la bande dessinée. Pour chaque ouvrage d’Edmond Baudoin, il a à la fois entièrement raison sur sa nature, et en même temps il ne peut pas imaginer ce qu’il va découvrir. Pour celui-ci, cela commence avec le mode de représentation choisi : d’un côté il y a bien ces dessins pas forcément jolis mais toujours facilement lisibles et vivants, de l’autre côté l’artiste n’utilise pas le pinceau mais la plume et il varie à deux ou trois reprises la tonalité globale de ses représentations. Sans surprise, la narration développe des éléments biographiques, très personnels, même s’ils peuvent être un peu enjolivés ou modifiés pour donner une histoire plus cohérente. De manière inattendue, le créateur rend hommage à d’autres artistes et il explique le cheminement artistique qui fut le sien, sa façon d’envisager la représentation de ce qu’il voit. Comme d’habitude, la lecture de cette œuvre de Baudoin apporte ce que le lecteur attend, mais aussi beaucoup plus, dans un récit qui donne l’impression d’avoir été réalisé au fil du vagabondage de sa pensée, mais qui offre une cohérence globale d’une rigueur insoupçonnable. Indispensable, ne serait-ce que parce que l’auteur tient son pari de parvenir à continuer l’enfance.
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Couma acò

Le seul problème à résoudre de la vie, c'est d'être. Juste d'être.

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Il s’agit aussi bien d’une histoire complète indépendante de toute autre, que d’un fragment autobiographique de la vie de l’artiste. Il s’agit d’un récit en noir & blanc, écrit et dessiné par Edmond Baudoin. Il comprend quarante et une pages. Il est paru pour la première fois en 1991, publié par Futuropolis. Il a été récompensé par l’Alph'Art du meilleur album au festival d’Angoulême de 1992. Pour cette réédition, l’auteur l’a complété avec un récit de trois pages intitulé Une vie inutile, initialement publié en 1981, également par Futuropolis.



Un mur de pierres sèches dans l’arrière-pays niçois. Est le mur qui tient l’arbre qui a poussé dessus, ou est-ce le contraire ? Et les racines jusqu’où vont-elles ? Edmond ne le sait pas. Des hommes ont habité là. Quand il frappe avec sa serpe sur les ronces qui effacent les chemins, il sent ces hommes dans son bras. Ils allaient sur les chemins, l’esprit peuplé de peu de mots. Il imagine son grand-père croisant un autre homme, tous les deux chargés d’un lourd fardeau, sur un chemin. Un bref échange, une demi-douzaine de répliques chacun, avec deux trois mots de patois pas plus. En se quittant, ils en savaient autant sur l’autre que des amis sortant d’un café après deux heures de discussion. De ces hommes, l’auteur n’en a connu qu’un. C’était au début des années 1950, septembre, bientôt l’école avec son frère Piero. Les deux enfants sont assis sur les marches de l’escalier de la maison, regardant la pluie tomber dehors. Ils échangent leur rêve d’avenir, le même : devenir dessinateur.



Piero et Edmond entendent le début d’une chanson : Combien le petit chien dans la vitrine, Ouaw, Ouaw. Ils ont immédiatement identifié l’arrivée de leur grand-père qui ne connaît que ce tout début de la chanson. Le grand-père porte une sorte de chapeau qui lui protège la tête, et il dit tout fort : Eh Eh, la soup ! La Marne, l’Eyser, y passeront pas ! Ça n’avait pas dû être tout rose pour lui. Il était né quelque part en Angleterre et peu après abandonné à l’Assistance Publique française. Son nom : John Carney. Un petit Anglais perdu à Nice, et élevé par des paysans. Tout jeune, il avait travaillé dans une boucherie. C’est ce qui avait dû lui sauver la vie en 14-18. Des Grandes Vacances, au village, ils furent peu à revenir. Faut dire aussi que John Carney avait eu la chance de s’entraîner, lors d’un voyage précédent, en 1898, à Fachoda, au Soudan. Avec la mission Marchand. Pourtant, 35 ans après la grande guerre, cette brute criait toujours les mots d’ordre : La Marne, L’Eyser… à intervalles réguliers. Réminiscence de cauchemars. Le samedi matin, il arrive qu’il promette aux deux frères de les emmener au cinéma, mais les promesses du matin c’était souvent chagrins. Elles étaient tributaires de l’état de son porte-monnaie qui, lui, dépendait de la quantité de vin qu’il avait bue entre la promesse et le soir. Les séances se déroulaient à la Maison du Poilu. L’écran, un drap cloué au mur. La projectionneuse, un moulin à café. Personne n’entendait les dialogues. Ça n’avait aucune importance, tout le monde parlait.



Découvrir une bande dessinée de cet auteur constitue toujours un voyage très personnel imprévisible. Le titre en patois (Comme ça) laisse présager un récit autobiographique de l’enfance de l’auteur. Les premières séquences évoquent les murs de pierres sèches dans l’arrière-pays niçois, les hommes taiseux de peu de mots, le rêve de devenir dessinateur, le grand-père et son enfance, les séances de cinéma dans la salle communale, des concours de tuage de mouches à la sandale, chiquer une cigarette, construire un mur de pierres sèches et le signer, habiter seul dans une maison sans fenêtre, se faire laver une fois par an par sa belle-fille, ramener un fagot en ville, avoir peur des chasses d’eau, s’essuyer avec des pierres, une amourette d’enfant entre un garçonnet du peuple et une jeune demoiselle bourgeoise, les différents métiers de John Carney (boucher, charbonnier, bâtisseur de murailles, chien de chasse), un homme sachant regarder, sentir, toucher, goûter, tout ça en une dizaine de pages. Le lecteur constate rapidement que le grand-père est exclusivement évoqué par les souvenirs de l’auteur, sans éléments extérieurs à ce qu’il savait de lui, mais avec quelques remarques amenées par le recul des années. Le souvenir qu’il en a gardé est indissociable de sa vie d’enfant de l’époque.



L’illustration de couverture donne une bonne idée des images à l’intérieur. La narration visuelle s’avère aussi personnelle que la structure du déroulé des souvenirs. La première page comprend deux cases. Celle du dessus occupe les deux tiers de la planche et il s’agit d’un paysage : un arbre ayant poussé sur les grosses pierres d’un muret. Les traits de contour sont épais et irréguliers, charbonneux, pour une case chargée en noir. La case inférieure montre le buste de six hommes, et le lecteur en devine d’autres rangées derrière, avec le même trait noir, épais et irrégulier. Le lecteur reste épaté par la façon dont l’artiste parvient à capturer la ressemblance des décors. Il dépose de grands traits d’encre de Chine au pinceau, de manière déliée, qui semble presque improvisée, et pourtant restituant avec force l’impression que laisse une pierre, un mur de pierre, un feuillage, une branche, un tronc, la végétation, etc. Le lecteur n’en revient pas qu’avec ces taches de noir au contour grossier, il puisse identifier ces éléments au premier coup d’œil, et même avoir une idée précise de l’ambiance lumineuse, que ce soit l’ombrage mouvant sous les frondaisons, ou la lumière froide par temps de neige.



Le lecteur voit s’opérer une magie très similaire pour les êtres vivants, qu’il s’agisse d’animaux ou d’êtres humains. De manière inattendue, John Carvey est de temps à autre employé comme rabatteur pour les chasses saisonnières du chatelain. En planche 24, le lecteur voit passer devant lui un sanglier, juste une ombre chinoise comme une peinture rupestre. En planche 16, il s’agit d’un renard, représenté de manière plus traditionnelle, plus qu’une ombre, silhouette remarquablement rendue. Dans les planches vingt et vingt-et-un, un taureau est mené à l'abattoir dans les rues de Villars, c’est à la fois une incroyable masse noire imposante, mais aussi une représentation naïve de sa gueule après avoir été mis à mort par un coup de masse. Planche 23, le temps de cinq cases, deux chats jouent ensemble au soleil, l’un taquinant l’autre qui est allongé sur le dos, quasiment un reportage naturaliste en temps réel. Il en va de même pour Diane, la chienne errante qui s’attache aux pas du grand-père. Les êtres humains ne sont pas en reste : un assemblage de traits, de taches, qui semblent parfois posés de manière aléatoire sur la feuille… Et pourtant des individus bien vivants, incarnés, uniques, naturels. Le degré de détails peut aller d’un visage parcheminé avec de petits traits fins et secs, à de gros points pour les yeux, comme si l’encre avait bavé. La représentation peut varier d’une vraie silhouette humaine avec tous ses membres, à une sorte de pantin dans une pantomime grossière, ou l’esquisse de silhouettes en traits élégants non jointifs en planche 7, ou encore de gros traits épais ne reprenant que les lignes structurantes en planche 35. Avec cette liberté de représentation, l’artiste transmet sa subjectivité visuelle, mais aussi émotionnelle, en fonction de ce qu’il retient de représenter, de mettre en avant.



Séduit par la personnalité qui se dégage de la narration, le lecteur ne s’interroge pas trop sur une éventuelle logique des méandres de l’histoire, des sauts d’un thème à l’autre, du choix de raconter telle anecdote plutôt que telle autre. Le portrait du grand-père se dessine progressivement par l’effet cumulatif des scénettes et des observations d’Edmond. Passée la brève information sur ses origines britanniques et qu’il a combattu durant la première guerre mondiale, il le montre au temps présent du récit. Il évoque sa liberté, son amour de la solitude, sa vie à la dur sans confort moderne. Il n’embellit pas le bonhomme puisqu’il évoque également ses peurs (peur de l’inondation que pourrait provoquer l’usage d’une chasse d’eau), son absence d’hygiène corporelle, sa forme de dépendance à l’alcool et la violence conjugale associée. Malgré tout, le lecteur reste sous le coup de l’affection que l’enfant porte à son grand-père, ainsi que les traumatismes qui ont façonné sa vie. En contrepoint, il découvre plusieurs anecdotes relatives à l’enfance de l’auteur : son attirance précoce pour les demoiselles, l’amour fraternel qu’il porte à Piero et qui fera l’objet d’une bande dessinée en 1998. Il prend progressivement conscience que cette œuvre dépeint également des facettes de la vie d’un village, à cette époque, avec quelques remarques en passant, comme celle relative aux veillées d’été, dans les rues, sur les placettes. Les villageois se réunissaient. L’idéologie qui se transmettait le long de ces soirées était plus réactionnaire, plus débile, plus con que celle qui passe lors de la plus nulle des émissions télé. Il est surpris par d’autres thèmes inattendus.



L’auteur consacre deux pages à décrire son grand-père restaurer un mur de pierres sèches. Il y voit un véritable artiste à l’œuvre, un artisan qui se préoccupe de la beauté du résultat final, qui se recule pour la considérer, la scrute, hésite, s’avance, change de cailloux au dernier moment, sans raison apparente, comme un peintre, ou un sculpteur, ce qui produit un effet de mise en abîme avec Baudoin lui-même et sa réalisation d’artiste qu’est la bande dessinée que le lecteur est en train de découvrir. Il est alors possible de considérer que Edmond enfant regarde John à l’œuvre, et que l’imprégnation de ce souvenir dans sa mémoire façonne sa représentation mentale, sa conception du travail d’artiste, que lui-même opère de la même manière pour ses créations. Il ne s’attend pas non plus à ce que le garçon et son frère suivent un cortège qui mène un bœuf à l’abattoir, dans les rues de la ville. Il explique que c’était pour eux une fête, un carnaval, avec la mort au bout. Ils suivaient le ruminant comme peut-être le peuple suivait la charrette du condamné à mort. Au début avec des rires. Des moqueries envers le supplicié. Et puis, au bout de la rue, la porte ouverte et noire de l’abattoir devenait visible. Alors s’installait un silence d’église. On s’approchait encore, l’odeur du sang et de la charogne empuantissait l’air. Le bœuf refusait d’avancer. C’est une scène d’une grande force, un rite qui est indissolublement lié au souvenir de son grand-père, parce que c’est la même époque de sa vie de garçon. En planche 23, lorsque les deux chats se taquinent, le texte juxtaposé dans les cases évoque un travail sur la mémoire, sur la façon dont elle s’effiloche, se transforme avec les années qui passent. Le lecteur n’est pas bien sûr du lien éventuel avec les chats, ou si images et textes suivent deux lignes parallèles indépendantes, mais il saisit bien le lien logique avec le principe de raconter les souvenirs qui lui restent de son grand-père.



Le tome se termine avec une histoire courte dans laquelle la mort vient trouver un vieillard, et le lecteur reconnaît la source d’inspiration : John Carney, le grand-père, et le questionnement sur l’utilité d’une vie. S’il était venu pour un souvenir d’enfance, l’évocation d’un grand-père un peu spécial, le lecteur repart avec bien plus, tellement plus. À partir de traces d’encre dont l’agencement défie parfois les règles et d’une narration qui semble sauter du coq à l’âne en fonction du vagabondage de la pensée de l’auteur au gré de ses souvenirs, le lecteur a réalisé un voyage d’une richesse insoupçonnée, aussi personnel dans les faits rapportés, qu’universels dans l’expérience de ces facettes de la vie, l’expérience d’un partage en humanité. Exceptionnel.
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Couma acò

C'est"comme ça"qu'était

son grand-père maternel .

John, né en Angleterre

abandonné en France.

Malmené par la vie,

l'Assistance Publique,

puis la guerre de 14,

il malmena sa femme

comme de bien entendu .

Il chiquait, buvait, ne se lavait pas.

Il était en lien direct avec la Nature.

Il dormait dehors la plupart du temps.

Il remontait les murs de pierres sèches.

Il semblait connecté aux animaux..

Un drôle de type,

un solitaire

refusant l'électricité et l'eau,

Le progrès de façon générale .

En noir et blanc

ce récit sent l'arrière pays niçois

mais, surtout une folle tendresse

pour cet électron libre de grand-père.

Un délicieux portrait

plein d'humour et d'amour.



Prix du meilleur album Angoulême 1992
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