Citations de Emmanuelle Guattari (30)
C’est comme ça grandir, au bout d’un moment comme une viande attendrie on veut bien faire ce qu’on nous demande.
Ma mère nous lisait Alice : après la rencontre avec le chat, elle aussi prenait le thé chez les Fous.
J'étais prête à faire un marché avec la vie : prenez-moi dix ans, pour un quart d'heure de parloir avec ma mère.
Nous traînions notre enfance au milieu des adultes. Sans bien tout comprendre. Un somnambulisme, dans les paroles et l'épaisse couche de fumée de cigarettes.
Je demande au Gouvernement des morts à passer un petit moment avec ma mère. Je ne demande pas grand-chose, juste un quart d’heure. Je me suis dit qu’il fallait insister. Je le demande chaque jour.
A force, les enterrements, ces dernières années, sont devenues des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n'ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d'être encore là.
Sur les cartes murales en relief de l'école, le monde est vieux, tout plissé comme le visage des vieux.
À l'époque les gens mouraient plutôt à soixante ans. A quarante, ils disaient :
- Je vieillis.
À soixante, ils disaient :
- Je suis vieux.
Ensuite ils mouraient.
Nous glissons dans une barque dans la fraîcheur délicieuse du Loir. Les ramures tissent une treille, les troncs proposent leur ombre rafraîchissante.
Les parents rament dans un bel accord. Nous laissons traîner nos mains dans l'eau. Il y a une petite odeur de vase et d'eau verte.
Nous sommes dans le monde de la rivière ; c'est un point de vue sur les choses, on y existe autrement, porté par le cours d'eau, perçant avec lui une échancrure dans l'épaisseur du réel.
A la Borde, il y avait des Fous que l'on appelait des Pensionnaires. J'ai toujours trouvé le mot élégant.
Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate.
Je me tiens depuis devant cette nouvelle illusion.
Parfois, j'ai envie d'avancer la main pour battre l'air et sentir cette nouvelle image.
Comment est-ce possible ? Elle était là. Elle n'est plus là. Mais où est-elle ?
Et puis un jour en regardant l'avenue et la ville par la fenêtre, j'ai vu le ciel s'écraser sur le sol.
Un énorme étau et j'ai été prise de vertige : nos morts ne sont-ils pas là, juste derrière cette sorte d'écran, celui qui s'allume devant nos yeux. Je serre fort les paupières. J'attends. Puis je regarde ; non, je ne vois pas les morts. Je me retourne, ma mère n'est pas là.
Le réel, le monde tangible. Le décor pratique, celui qui fait la toile de fond de notre présence au monde.
Celui que les enfants ne gouvernent pas et que leur organisent les adultes ; leur frénésie de tuteurs affairés et pressés, souvent irascibles au moment des transitions vers d'autres univers. Leur mécano quotidien, qui a souvent pour public la distraction des petits.
La noria de gestes refaits chaque jour.
Les gestes opiniâtres et répétitifs, le corset de nos jours. La Maison. L'école.
Les Fous étaient souvent, à leur manière, plutôt occupés. Nous aussi. Au fond, nous vivions chacun dans des univers assez parallèles, au même endroit. On ne se frôlait pas.
La dernière carte postale de James était arrivée après le naufrage. Je n'ai jamais pu lire la date sur le tampon.
De toute façon, il disait qu'il ne rentrerait pas.
Je regarde passer les êtres que j'ai aimés, comme sur une lampe manège. Chaque apparition légèrement déformée par endroits, par la pommette ou l'arcade, par l'escalade de mon nez, se transforme en décalcomanie plissée. Comme dans un petit cirque familial où tout le monde fait spectacle.
On était ceux de la Borde. Dans le village de Cour-Cheverny du début des années soixante, la Clinique constituait encore une présence fantastique.
J'allais faire un tour du quartier tous les matins , je venais d'arriver , je m'éloignais progressivement de ma rue de façon géométrique , ajoutais des carrés aux carrés en me repérant aux affiches et à d'autres détails . Je n'avais pas de cartes , je ne voulais pas faire touristes ..
Déjà que l'on portait le nom de nos morts par avance, dès l'état civil, on en était chargés, le grand-père, la grand-mère à la suite de notre nom, dans un pli caché de l'état civil.
Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate.
Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate.
Quand nous allions à Paris, mon frère avait à l'avance tout un programme. Il montait ses chaussures sur son lit. Il me maintenait éveillée la veille en me lançant une tatane pour finir d'exposer ses théories. Évidemment ça ne marchait que deux fois.
Nous avions une différence d'âge qui avait son importance à l'époque. Je me souviens de l'effort surhumain que je faisais pour donner le change par de petits bruits et onomatopées mourantes jusqu'à ce que le silence me trahisse et que la chaussure me fasse vivement reprendre mon rôle d'auditeur.