Albert Cohen ; 5 et dernier
Albert COHEN :
entretien avec
François NOURISSIER,
Jean Didier WOLFROMM,
Françoise XENAKIS,
Robert SABATIER et le Révérend Père Lucien GUISSARD à propos de ses livres testaments : sa
passionjuive, ses occupations entre la composition de deux livres ; ses goûts littéraires. Pense que les femmes sont inférieures dans le domaine de l'
action littéraire (tient des propos désagréables sur...
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La main à plume
Ne croyez pas qu'on entre dans un livre comme à Prisunic. Si vous saviez le temps passé sur le trottoir, autour du pâté de maisons, et les fausses entrées, les remords, les absolus désespoirs. Ce livre-ci par exemple, exactement celui-ci, que vous lisez, à la page 37 duquel vous êtes parvenu (et peut être trouvez-vous la soupe un peu fluide, ou grasse, ou amère, ou bien vous demandez-vous quand on entrera "dans le sujet" alors qu'on y est jusqu'au cou), ce livre-ci ne m'est apparu, boiteux, réticent, qu'après des mois d'errements. Il devait successivement s'intituler Polka, Les Distances, A défaut de génie, L'Or de la Loire et L'Imbécile. Il a été, selon les semaines, fictionneux ou chroniqueux, bref ou massif, pâteux ou délié. Le voilà devenu épistolaire.
P. 37
Car j'écris souvent, en rêve. Ma prose s'y déploie en queue de paon, s'y gonfle, s'y pavane, quelle musique ! Elle s'y permet aussi des folies de vitesse, des arrêts pile, des sécheresses exquises. Au matin, le chef-d'œuvre est envolé.
Un bon écrivain est toujours plus ou moins le reporter de ce que nous ne savons pas voir de la vie
Mes mains sont si occupées à te gratter le dessous des oreilles qu'elles ne peuvent plus rien "tenir", et c'est bien ainsi. Toi qui aimes tant déchiqueter, gratter, démantibuler, tu as réduit en miettes quelques proverbes louis-philippards.
... un livre inconnu d'un écrivain que l'on admire, c'est toujours un peu l'adolescence retrouvée : ces moments enchantés des années de guerre où, ayant déniché chez un libraire complice tel ouvrage, pour moi encore inédit et désiré, qui me parvenait à travers la pénurie de papier, les oukases du pouvoir et les prix gonflés par un primitif marché noir, j'emportais ma conquête et me hâtais vers la maison, vers les quelques heures d'appétit, de ravissement ou de colère qui, pour la vie, mériteront seules, à mon goût le nom de lecture... p 201
On se grise plus vite de silence que de bruit.
La règle veut que l'âge installe la laideur partout, même là où la jeunesse sauvait quelque grâce.
Je vais, accompagné de mes petites misères, comme une jument suitée de ses poulains : je les regarde gambader.
L'étrangeté, avec les êtres vraiment jeunes, c'est qu'ils soient toujours si proches d'eux-mêmes, cabotant au plus près de leurs souvenirs, mêlés à eux, de sorte qu'on a le sentiment, les aimant, de faire irruption dans une vie bondée. Leur petit territoire contient un grand nombre de monuments.
Peu nous importe qui parle, et s'il s'agit de souvenirs ou de fiction : les souvenirs à demi imaginaires sont les plus savoureux.