Citations de Gabriela Adamesteanu (69)
Aurelian a alors attiré mon attention sur le fait que, parmi les gens qui circulaient entre l’Est et l’Ouest, beaucoup étaient douteux, mais la politique ne m’intéressait pas, moi, ce n’est vraiment pas le moment d’avoir de tels scrupules, lui ai-je rétorqué.
— Eh eh, le bel héritage ne vient pas de votre petit papa, à vous ! Le bel héritage, il vient de Caius Branea ! Il a été au gouvernement pendant des années, en plus marié à Lizica Focşa, la fille d’un riche avocat. À l’époque, pour faire de la politique, il fallait avoir les moyens, pas comme les voyous d’aujourd’hui, qui se faufilent partout pour voler ! Reste à creuser assez profond, à inventorier les descendants, les propriétés, on n’arrive pas si facilement au trésor ! » nous a-t-il seriné.
— L’histoire de cette villa est fabuleuse ! Un vrai roman, n’est-ce pas, Letitia ?
Vous allez voir, madame Letitia, que je sais toujours mes leçons, j’ai réussi mes examens, j’ai le diplôme, dix sur dix ! Le dernier propriétaire légal de l’immeuble de la rue Domniţa-Radu reste Samuel Fischer, mort dans des conditions non élucidées durant la rébellion légionnaire de janvier 1941. J’ai dit non élucidées parce que ceux qui l’ont assassiné n’ont jamais été traduits en justice. Pendant les années où votre oncle a habité dans la villa en question, la loi dite de roumanisation avait cours, selon laquelle on confisquait les biens des Juifs. Il n’existe aucun titre de propriété au nom de Caius Branea, inutile de le chercher, cette villa protocolaire lui a été offerte durant son mandat de secrétaire d’État, de même que nous louons à nos dignitaires des villas protocolaires via la Régie autonome des propriétés d’État ! Mais quand bien même il l’aurait achetée, vous ne pourriez pas en hériter, puisqu’elle a été confisquée, conformément à la sentence du procès pour haute trahison, et confiée à l’État. Ce qui explique pourquoi tant d’institutions se sont succédé là-bas.
Il désapprouvait lui aussi les liens de Traian avec le monde judaïque et prétendait qu’il les avait tous mis en danger pour sauver quelques amis, durant la rébellion. Peut-être n’est-ce qu’une légende d’après-guerre, née au moment où beaucoup de gens essayaient de laver leur dossier en se faisant passer pour des sauveurs de Juifs, tout comme les faux dissidents apparus après ce qu’on appelle la révolution.
Tous les deux pas, il répétait : « les Roumains n’en sont pas capables, les Roumains détruisent tout ce qu’ils construisent », si bien qu’un jour je lui ai demandé :
« Mais toi, t’es quoi, Fănică ?
— Quand je suis en Allemagne, je suis allemand, et quand je suis en Roumanie, je suis roumain ! » a-t-il résumé, avec un haussement d’épaules indifférent.
Elles reprennent leur aria préférée, que j’ai déjà entendue : La Roumanie, corrompue et dirigée par des sécuristes, dans l’UE, à côté des États civilisés, quel scandale ! Elles avaient voté contre, au nom de la France, où elles habitent depuis trente ans.
Il a raison lorsqu’il dit que les Roumains de Roumanie ne sont pas les seuls à avoir changé, quand ils sont devenus libres : les Roumains qui se disaient exilés parce qu’ils avaient fui pour mieux vivre ont changé, eux aussi. Des émigrés économiques, comme beaucoup de ceux qui partent à l’assaut de la pauvre Europe. Une fois leur passeport en main, nos compatriotes devenaient brusquement anticommunistes ! Je suis contente de vivre parmi des Français, ils ne sont pas très amicaux, certes, certains n’entreraient pas dans une épicerie tenue par une Afghane qui lit ses livres de prière aux lettres penchées derrière sa caisse et qui a ramené toute sa smala à Neuvy, mais au moins, je n’entends plus tous les héros de l’après-guerre ! Que diraient nos voisins, les Georgel, s’ils entendaient Petru parler ainsi de la Résistance ? Heureusement qu’ils ne comprennent pas le roumain !
En Roumanie, tout le monde se permet de prendre les Français de haut, parce que leur économie décline – mais quel toupet !
Il est ensuite redevenu gentil, et comme chaque fois que nous nous retrouvons, il me rappelle qu’en 1990 je lui avais rapporté des jeans de marque, des magazines porno et des préservatifs high quality, choses rares en Roumanie à cette époque-là.
En changeant de nom, en allant vivre dans d’autres milieux, nous ne changeons pas seulement de vie, nous changeons de comportement, de langage. Mme Leticia Ahrcan de la clinique de Saint-Pierre-des-Corps a une voix plus lente, plus hésitante que Lety Arcan qui vient à Bucarest récupérer les biens de la famille Branea. Ceux qui m’ont vue dans les deux pays me disent qu’en France je parais plus douce, je marque une pause avant de répondre, tandis qu’en Roumanie je parle vite, avec nervosité, sans aller jusqu’à l’agitation hystérique des Bucarestois d’aujourd’hui. Bref, en France j’ai moins confiance en moi, je suis perçue comme une étrangère à cause de mon accent, la plupart du temps on me demande si je suis italienne ou bien espagnole. Avant, quand je répondais que j’étais roumaine, j’attendais, le cœur serré, de voir s’éteindre l’étincelle de sympathie dans leurs yeux : ce qui se produisait toujours. Aujourd’hui, je réponds n’importe quoi, d’autant plus facilement que je ne me sens plus roumaine, sans être sûre d’être devenue française, comme croit l’être Manuela, la première femme de Petru. Mais elle est arrivée en France bien des années avant nous, certes.
À cause de la lumière et de la vivacité de l’air, digne d’un début de printemps, à cause des gens qui criaient ce qu’ils criaient et des voitures diplomatiques étrangères, Claudia a eu l’impression d’une ambiance de fête flottant autour d’elle. Cette chose incroyable se produisait donc avec l’accord des puissants de ce monde, américains, français, mais aussi avec l’accord de Dieu, sinon la ville aurait été enneigée, et, par moins dix degrés, qui serait resté dans la rue à crier Ne craignez rien ! Pour Ceauşescu c’est la fin ?
L’écriture est une thérapie moins coûteuse ; après m’être mise à la littérature, j’ai espacé mes rendez-vous avec Aurélie.
Le manuscrit de mon roman sur les pans de sa robe d’intérieur, à col rond, qui lui donne l’air d’une vieille écolière, Sultana a jacassé pendant une heure au sujet de son Forum, de ceux qui ont fait fortune durant ces dernières années, de la difficulté accrue aujourd’hui de publier un livre, la littérature, Letitia, ça ne signifie plus rien ! J’essayais de prendre ses propos comme une bourde, et non comme une tentative malveillante de me décourager, de m’inviter à ne pas publier, mindfulness, chasse ces pensées déplaisantes ! bien que je n’aie pas aimé ce « bravo à toi ! » hâtif par lequel elle avait reçu mon roman quand je le lui avais mis entre les mains, en partant.
Ils ont été arrêtés après le discours de Churchill à l’université de Westminster, Missouri, qui annonçait qu’un rideau de fer était tombé sur les fameuses capitales d’Europe centrale et orientale, notamment Bucarest, comme s’il n’avait pas établi lui-même, avec Staline et Roosevelt, les pourcentages des zones d’influence, sur des serviettes de table, à Téhéran et à Yalta.
La végétation de Bucarest, oppressée par les tours qui poussent plus vite que le profit espéré, a ici pris sa revanche. Tout un petit bois est apparu, pour concurrencer en hauteur la bâtisse, et le temps joue en sa faveur à lui, si le nouvel avocat choisi par Junior ne tire pas notre cousin Rafael de son chapeau. Des graines de caroubier sauvage, de raisin-de-chien, de mûrier et de tilleul se sont faufilées à travers la grille effondrée, les pousses se sont transformées en arbustes frêles dont les racines volantes s’ancrent dans les fissures de la vieille cour en béton. Le cirse, les chardons hauts comme moi, avec leurs fleurs mauves au sommet, les bardanes et les orties masquent tout un grouillement de créatures invisibles.
Quand je suis descendue, brusquement rassérénée, un bosquet de forsythia jaune doré avait explosé à côté de l’entrée de l’immeuble et les vocalises triomphantes des merles m’ont assaillie. Étonnée, dans le bus, de mon siège usé, j’ai regardé les arbres soudain mystérieux, du jour au lendemain couverts de feuilles. Ils atténuaient la laideur de Bucarest, tout comme la dentelle verte des saules ondoyant au-dessus des vieilles maisons jaunies qui attendaient, résignées, la démolition.
Généralement, les journalistes occidentaux arrivent en Europe de l’Est comme en Barbaria, avec des articles déjà écrits dans leur tête, et rien ne les fait changer d’avis, après ce qu’ils ont pu pêcher sur Internet. Mais lui, il est curieux, prêt à écouter les gens du coin, et quand il s’attache à quelqu’un, ou à un pays, il reste fidèle ! Nous avons gardé contact même après ma retraite, peut-être espérait-il encore que je le réconcilierais avec Claudia, mais je ne l’ai pas encouragé. Il était évident que son projet de vie à elle n’allait pas avec le sien. Il a passé plusieurs années à Pristina, puis à Zagreb, et il était à Athènes pendant la crise grecque. Je t’en aurais parlé plus, mais je sais bien que tu n’accordes aucune importance à ce qui touche Claudia.
Le croassement gémissant d’une mouette qui balaie le ciel décoloré. Comment ont-elles pu arriver à Bucarest, ces cohortes de mouettes dont les cris se perdent dans les sirènes aiguës des ambulances Smurd et dans le bourdonnement du trafic ? Est-ce le delta, entraperçu au bout du canal abandonné, ou bien les lacs des environs, qui ont attiré ces oiseaux marins ? De ma chaise pliante, mon regard se porte par-delà l’allée Teilor jusqu’aux vestiges de la patriarchie de Bucarest, qui ont échappé aux démolitions.
Vue de là-haut, Bucarest était toujours le même, comme si rien ne s’était passé. Elle avait un air provincial, même si les arbres étaient encore nus et que leurs branches portaient encore quelques feuilles de l’année précédente, mortes. La chaussée était particulièrement calme, peu de circulation sous un soleil faible, comme en n’importe quel début de mars.
Comme d’habitude, un appartement s’était vidé, des camions avaient chargé les meubles égratignés, les tapis usés, les cartons de livres jaunis – toutes les traces d’une existence modeste qui s’était achevée dans un cimetière de Bucarest – et depuis, dans tout l’immeuble, les bruits d’un nouveau commencement retentissaient.