Doit-on encore s'attaquer aujourd'hui à un roman de plus de 500 pages écrit par une Roumaine en résidence d'écriture en France (« pour l'écriture de ce livre, l'autrice a bénéficié d'une résidence à la Maison des écritures de Neuvy-le-Roi, soutenue par […] et la ville de Neuvy-le-Roi » ; elle rend d'ailleurs bien hommage dans le roman à cette commune) et sorti initialement en 2018 ? Peut-être que oui. En tout cas, même si j'ai sauté des passages (oui, je le reconnais ouvertement), moi je l'ai fait.
Gabriela Adameșteanu a de la suite dans les idées, c'est le moins qu'on puisse dire. Ce roman est une suite logique des aventures de son personnage phare Letiția Arcan, née Branea. Pour le pitch ou le résumé, je reprends les mots de Gabrielle Napoli, qui, en juin 2022, saluait la sortie en France de cette traduction dans la revue « En attendant Nadeau » : « Désormais femme accomplie dans ce troisième ouvrage, Letiția, qui avait émigré en France pour rejoindre son époux, Petru Arcan, universitaire en manque de reconnaissance, revient à Bucarest pour récupérer son héritage, ce qui ne va pas sans difficulté. le récit se déroule au cours d'une seule journée et entremêle l'époque de la jeunesse roumaine de Letiția et son regard désormais averti sur ce passé qui n'est jamais complètement passé. » Selon la même critique « La société roumaine que Letiția décrit semble jetée en avant dans une volonté, parfois cocasse, d'enterrer le passé, alors même que Gabriela Adameșteanu dans
Fontaine de Trevi l'exhume, mais pour le rendre toujours plus vivant en montrant qu'aucune véritable modernité ne peut faire fi de son héritage. »
En effet, ce roman imposant serait un roman sur la mémoire, sur l'exil et le « mal du pays », sur
L Histoire et ces cicatrices.
À propos du « mal du pays » je note deux occurrences directement en français dans le texte : « Aurélie, [l]a psychothérapeute [de Letiția] à Saint-Pierre-des-Corps, soutient que j'ai le mal du pays, et que cela expliquerait mon retour à l'écriture. », et « Parfois, un coin de rue de Bucarest se superposait à un coin de rue de là-bas – une illusion d'optique, l'espace d'un instant, qui me rendait la ville brusquement familière : Petru [le nouveau mari de Letiția] dit que c'est le mal du pays. C'est là qu'est née en lui l'idée d'emménager dans une petite bourgade de France : en Allemagne, il ne se sentait pas dans son élément, il n'avait pas vraiment réussi à apprendre la langue. » Tout est dit au fond sur la tentation, oh combien pernicieuse, du retour « aux sources ». Double retour pour la narratrice qui avait écrit un livre avant de quitter la Roumanie.
En dépit de (trop ?) nombreuses pages sur la politique d'après décembre 1989, le principal problème du personnage est précisément de savoir comment la continuité est possible, comment le passé peut être réconcilié avec le présent. Je paraphrase ici un critique roumain qui loue les qualités de cette oeuvre récompensée de plusieurs prix littéraires en Roumanie.
« Je peux constamment revenir, moi, parce que je n'ai pas eu les mêmes attentes que lui ou d'autres, qui ont été déçues. Je savais dès le début que je ne mettrais pas l'Occident à ma botte : je n'avais pas de quoi. Je suis partie pour voir le monde, puisque ma vie était déjà manquée ! Je ne devrais pas me dire ça, ce n'est peut-être pas vrai, mais qu'y puis-je ? Malgré mes thérapies, cette idée-là revient tout le temps. L'essentiel, c'est que je sois en vie et assez libre pour vivre autrement – voilà comment je me suis toujours donné du courage. Voilà pourquoi je peux habiter, sans prétentions, dans les deux mondes. Ou bien entre les deux ? Ou bien dans aucun des deux ? Ces questions-là, je n'ai pas du tout envie d'y réfléchir. » Lorsqu'elle affronte ses deux vies passées, ses deux territoires Occident vs. Roumanie, la narratrice parle de « deux mondes ». Comment les réconcilier autrement qu'en revenant (elle multiplie les allers-retours) en Roumanie ?
Lorsqu'elle revit son passé, elle évoque également un avortement clandestin dans des scènes assez « cliniques », prétexte pour l'écrivaine de reprendre cette tare roumaine du communisme. Mais en 2023, est-ce encore nécessaire ? Moi, j'ai eu une l'impression qu'elle enfonçait « des portes ouvertes », même si, le faire de manière littéraire, révèle toute même un grand talent d'écriture.
Si l'exil apparaît comme une fuite en avant, le retour au pays comme quête d'un passé à ressusciter pour mieux se l'approprier est une idée intéressante de premier abord, et assez fréquente en littérature. Mais force est de constater qu'ici il y a également un intérêt plus matériellement et moralement « discutable », car Letiția cherche à récupérer son héritage familial. Très bizarrement les mots « spoliation » et « confiscation » sont totalement absents (sauf erreur de ma part) du roman. Je me suis posée des questions similaires, étant moi aussi une exilée. J'ai trouvé d'autres réponses, assez différentes de ce personnage. le passé peut tout aussi bien être « revu » à bonne distance du pays d'origine, qui finit par s'éloigner progressivement.
Je trouve au final que de nombreux sujets délicats sont à peine effleurés et qu'au fond la romancière ne veut pas trop se risquer à en débattre. Mais ce n'est que mon humble avis. D'où aussi la difficulté à attribuer des étoiles. Heureux ceux qui ont choisi de ne pas s'exprimer à travers la notation. Comme je n'aime ni les « demi-étoiles », ni la « prolixité » même si je la comprends la plupart du temps, je pencherais plus pour un ferme trois étoiles plutôt que 3,5.
P.S : pour ceux qui seraient tentés par cette lecture, je mentionne qu'il y a, en fin d'ouvrage, une longue liste des personnages qui permet de mieux suivre.