Payot - Marque Page - Sôkyû Genyû - Au-delà des terres infinies
J’ai reçu des soins qi gong et j’ai un peu pratiqué les « formules magiques » de la méthode Simonton que Jiun m’a apprises. Il s’agit d’une sorte de traitement par la méditation, dans lequel il faut se représenter mentalement d’abord les amas de cellules cancéreuses, puis l’attaque sur elles d’une armée de globules blancs. Mais cette méthode ne semble pas me convenir. Je respire profondément, visualise les cellules cancéreuses mais quand je veux imaginer l’armée des globules blancs, je finis toujours par penser à Fumiyuki mort à la guerre.
Oui, ou une pomme de terre ou autre chose, ça n'a pas d'importance, rien que de penser que je vais me nourrir de cette vie-là… je suis comblé.
"Ce jour-là, deux cérémonies étaient prévues. Le petit-déjeuner terminé, Sokudô enfila son vêtement blanc hakui, puis, par-dessus, le vêtement sacerdotal hôe. Après avoir disposé les offrandes dans la salle de prière principale, Keiko revint dans la maison où Sokudô préparait du thé, installé devant le brasero du salon. Il s'agissait d'une des nombreuses habitudes quotidiennes, mais c'était également un des moments préférés du couple. De la bouilloire en fonte leur parvenait comme de loin le bruit de l'eau frémissante, et dehors, le chant de la bergeronnette se faisait parfois entendre. "Bonjour" dit Sodukô, "bonjour !", répondit Keiko en inclinant la tête. Puis ils se regardèrent bien en face."
- Sayoko, les fleurs, non, pas seulement les fleurs, mais aussi les herbes, les arbres, tu penses qu’ils regardent quoi?
- Pardon ?
- Moi, jusqu’à présent je pensais qu’ils regardaient le soleil ou le ciel. Mais c’est faux. Ce qu’ils regardent, c’est nous.
Les larmes arrivent les premières. Peu après, un sentiment de détresse envahit tout mon corps. Si je tente de raisonner, je me dis que, sous l'effet de l'extrême souffrance, j'ai sans doute eu peur et ressenti de la détresse face au risque d'entrer dans un "vide" total.
Sokudô, à son tour, comme s’il suivait le regard de sa femme, se mit à observer le jardin dans son état matinal : diverses variétés d’azalées, lilas des Indes, houx, et ses trois pins à la forme immuable depuis des années, et puis, se détachant sur la verdure entourant l’étang devant la maison, des pivoines tardives aux larges pétales d’un rose profond. On aurait dit que la lumière du soleil, tamisée par le feuillage des pins, n’était là que pour rehausser délicatement le rose vif des fleurs. Mais cette clarté, pourtant légère, semblait parfois trop forte pour de si fragiles pivoines qui, de temps en temps, oscillaient imperceptiblement sans qu’on aperçoive pourtant le moindre souffle de vent.
Mais ce que je ressentais à ce moment-là, je pense que c’était peut-être la grandeur de la vie. Je n’aurais su expliquer pourquoi mais il me semblait que ma vie, tout autant que celle de ma mère, avait quelque chose de magnifique. Je me sentais pénétrée de cette sensation étrange et d’une certaine manière effrayante, comme cette mer immense que je pouvais voir en baissant les yeux. Je me disais que ma vie était une sorte de miracle, et mes larmes ne cessaient de couler.
Je vois une clarté qui s’étend à l’infini mais j’ai l’impression, peut-être à cause de mes habitudes de pensée, qu’il doit y avoir une fin.
Sans doute que l’humain, pour donner forme à sa vie, a tendance à ordonner un peu comme ça lui chante divers moments et ce qu’il a vécu pendant ces instants. Je pense que c’est même la plus importante toxine mentale de l’homme.
J’avais retrouvé suffisamment mon calme pour songer à m’occuper de l’homme qui s’était effondré. La silhouette a semblé un instant prise au dépourvu par ma demande, puis, posant sa main sur mon front, elle a lancé :
— Maman, tout va bien. Ne t’inquiète pas, nous sommes à l’hôpital !
Je vois le tuyau vert d’un inhalateur d’oxygène enfoncé dans mon nez.
Au bout d’un moment, mon gendre me demande d’une voix enjouée :
— Comment allez-vous aujourd’hui ?
Je me dis que c’était un rêve et quand je reviens complètement à moi, je lui réponds :
— Me voilà avec une moustache verte, maintenant ! Je prends du galon !
Mon gendre se met à rire ; son crâne rasé et son front brillent sous la lumière venant de la fenêtre.