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Citations de Hédi Kaddour (127)


À Moscou, il a repris ses rendez-vous avec Vassilissa, sans se cacher, de Vèze n'a jamais rien caché de sa vie privée, ça évite d'avoir à répondre à des questions de sous-fifres ou de croupes-de-coq, il inscrit tout sur l'agenda de son bureau, sans se gêner, des choses comme visite de mademoiselle Vassilissa Soloviev, ou sortie, mademoiselle, Soloviev, souvent il écrit en deux mots, ma demoiselle, sur un agenda qui est quand même une pièce officielle, exprès, ne rien cacher, avoir la paix, Vassilissa est grande, blonde, mathématicienne, spécialiste des algèbres non commutatives et nièce d'un maréchal, oui, membre du Comité central, c'est surtout pour ça qu'on leur fout la paix, Vassilissa a les gestes nets et la fesse musclée.
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La fille aurait levé un simple attaché culturel, elle serait déjà en résidence à Magadan, au moins à lakoutsk, ou alors on aurait seulement rappelé l'attaché culturel, mais là elle toise tout le monde, on peut toujours essayer de lui faire des ennuis pour avoir couché avec un héros de la Seconde Guerre mondiale, et les Russes savent que s'ils demandent le rappel de De Vèze il ne sera pas remplacé par un gaulliste, c'est une espèce en voie de disparition, ils préfèrent le garder, de Gaulle aurait pu le convoquer, lui dire :

« Alors, de Vèze, on couche ! »

Mais de Gaulle n’est plus là, et qui sait ? il se serait peut-être contenté de marmonner :

« De Vèze ? Il fait son métier d'homme. »
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Montaubain n'a pas le défaut des profs, il n'a jamais l'air de parler pour des ignorants.
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De Vèze a sauté trois fois sur les mines de Bir Hakeim. il fallait ouvrir le passage, de Vèze, vous prenez un des brens, vous y allez, et quand on sautait et qu'on était encore vivant on revenait prendre un autre bren, on repartait jusqu'à ce que ça passe.

De Vèze n'a jamais donné de détails, pas par modestie, mais parce qu'il n'aimait pas les brens, ce qu'il aurait voulu c'était un avion, et ailleurs qu'à Bir Hakeim, il aurait aimé commencer plus tôt, en pleine chevalerie, pilote de chasse au-dessus de Londres, un spitfire, comme Mouchotte, quand quelques centaines de types entre dix-huit et vingt ans ont réussi à bloquer Hitler, la bataille d'Angleterre, un rêve, ou alors chez les Américains, l'aéronavale, la bataille de Midway, au même moment qu'à Bir Hakeim, vers dix heures du matin, en un instant quelques dizaines de pilotes coulent les porteavions japonais et c'est fini, le Japon a perdu et il sait que ce n'est plus qu'une question d'années. À chaque fois une poignée de types dont tout dépend.

En Afrique c'était différent, un tout petit machin dans un corps d'armée de deux cent mille hommes, ça pouvait être héroïque, mais pas décisif, pourtant Bir Hakeim, ça n'était pas si mal, même si c'était une retraite, c'était aussi une aventure, ça préparait El-Alamein, le vrai tournant, des rochers, deux armées.
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Laganier n'aimait pas l'Amérique, il parlait de décadence, de nouvelle barbarie éclairée à l'électricité, de ploutocratie mécanisée, les autres le laissaient dire, c'était pas ça l'important, l'important c'était la terre, les mesures qui permettaient de récupérer plus de terre indigènes quand on aurait bien calmé les arabes, on avait le droit de le faire, c'était même un vieux slogan de gauche, la terre à ceux qui la travaillent ! C'est ce que plusieurs prépondérants avaient dit à Gabrielle quand ils avaient appris qu'elle écrivait un article sur eux et l'histoire de la colonisation, leurs pères avaient débarqué sur cette terre avec des vêtements noirs, un baluchon et ce qu'ils savaient faire ; un savoir venu de très loin dans le temps, avait écrit Gabrielle, des hommes aux mains vides mais qui avaient en eux des choses fortes. Ça n'étaient pas les plus riches qui traversaient la Méditerranée, ni les plus malins, mais ils possédaient quelques-uns de ces morceaux de savoir qui demandent des siècles pour se mettre en place dans la tête des hommes, et ils arrivaient dans un pays mal cultivé, un ancien jardin pourtant, avait dit Ganthier à Gabrielle, le jardin numide, mais c'était peut-être une légende à la Ganthier, une légende dorée, avec ses fruits, légumes, olives, amandes, melons, un jardin qui avait ensuite été transformé en machine à blé par les Romains, le blé qui avait tué les autres cultures, on n'en avait rien su à l'époque, tellement c'était beau ce blé, et parce que personne n'avait d'assez bons yeux au-delà des trente ans à peine que durait alors une vie d'homme. Et la ruine était venue sans qu'on la voie, ruine au long cours, on le savait aujourd'hui, dans l'amertume, mais cette fois c'était peut-être une légende noire, sécheresse et famines dans tout le bassin méditerranéen, et les gens prenaient ça pour une malédiction, la faute à leurs histoires de dieu unique ou au contraire la vengeance d'un unique contre des idolâtres, mais en réalité c'était la faute au blé, qui met tant de joie dans le cœur des hommes quand les épis sont bien lourds, les Romains en avaient eu besoin pour leurs villes à plèbe, un million de boisseaux par mois pour la Rome d’Auguste et de ses successeurs, pain gratuit pour le peuple, le nord de l’Ifriqiya devenu grenier à blé, où l’on arrache les vignes, les oliviers même, et les agrumes, et quand tout est submergé par la marée blonde, on descend vers le sud, des terres encore plus ingrates, et moins de pluie, moins de rendement, sur de plus grandes surfaces, les nomades sont chassés, on capture aussi les fauves, lions, panthères et autres, on envoie à Rome, et on déboise aussi pour le blé, le carnivore se raréfie, et le paradis du blé devient un paradis des herbivores, un sol qui se dénude encore plus sous le broutement des chèvres, gazelles et moutons, et rien pour amender la terre, un an de blé, un an de repos avec de mauvaises herbes pour herbivores, on croit que ça suffit, et la terre s’envole au vent, moins de verdure donc moins de pluie, mais on ne le sait pas, et quand ça pleut ça emporte la terre, les plantes se mettent à ramper pour survivre, et ça devient un pays de ruine romaines sur une terre en ruine ; quand arrive de nouveaux conquérants ça se redresse, et ça retombe, pendant des siècles, et arrivent d’autres conquérants, à dieu unique, pas le même mais toujours unique, conquérants peu agriculteurs disent les uns, ayant au contraire le culte de l’eau, disent les autres, et le pays se reprend parfois, puis retombe, se reprend, et les colon en habit noir arrivent d’Europe sur une terre où on laboure encore avec un soc en bois brûlé, et les nouveau ont dans la tête et les bras un savoir plus efficace, c’est comme les armes, tromblon de fantasia contre fusil lebel et canon de 75, l’état d’un pays lent, des siècles surtout de turquerie disent les uns, de bigoterie au point que les bras finissent par vous en tomber, disent les autres, et on ne savait pas trop où ça avait commencé ce fameux progrès, là-bas, en Europe, ni comment, peut-être un hasard, un climat qui se réchauffe, ou un meilleur fer, pour la faux, bien meilleur que la faucille avec laquelle, ici, on moissonne encore accroupi en chantant ; avec la faux on a plus de foin, plus d’animaux, plus de fumier, la charrue remplace l’araire, on invente la herse, le collier d’épaule, le rouleau… Et tout ce qui avait demandé des siècles pour s’établir dans les têtes, les choses et les corps, voilà que les nouveaux l’attribuaient soudain à leur génie, les autres n’étant pour eux que des demeurés, eux étaient les modernes, ils avaient compris, et celui qui a compris a droit à la terre, et on a pris : les friches d’abord, puis les terres des nomades, terres tribales vites sans tribus, ils ont repliés la tente, les nomades, ils l’on mise sur l’âne, ils sont repartis, qifâ nabki, arrêtons-nous et pleurons, dit l’autre, mîn dhikrâ…manzili, sur les traces d’un campement, ils ont l’habitude, et cette fois on leur a laissé leur tente et quelques chèvres, alors qu’avant, pour récupérer l’impôt, les gens du Souverain leur confisquaient tout et ils ne pouvaient même plus changer d’herbe, juste bons à venir en arracher entre les tombes au bord des villes, on leur a laissé la tente pour qu’ils aillent plus loin, et quand ils sont partis on a fait de grand domaines, des centaines, des milliers d’hectares, c’est rentable, surtout qu’après on rappelle les nomades expropriés, pour travailler, ces gens-là, quand ils sont bien encadrés et qu’on ne les lâche pas, ça peut aller, et ils sont très frugaux ! Avec les colons sont aussi venus tous ceux qui vont avec, artisans, maçons, mécaniciens réparateurs, employés de la poste ou du gaz, boulangers, instituteurs, curés, tâcherons, patron de bistrot, contremaîtres, gens durs à la tâche et durs à vivre, intolérant et prolifiques, ayant cru en cette terre comme d’autres avaient cru en l’Amérique, en plus petit, oubliant le temps qu’il leur avait fallu pour en arriver là, appelant génie de la race ce que les siècle avaient permis d’accumuler, se désignant comme détenteurs d’une supériorité de nature, et les plus malins choisissant un mot plus rare que « supériorité », la supériorité pouvant être de fait, alors disons « prépondérance », il y a du droit dans ce mot, de la valeur, du légitime.

(P372-375)
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Hédi Kaddour
démesure…


démesure

les astres
sont des incandescences feutrées
dit-il en citant un penseur ancien
ou la lune est une barque
il marche avec les autres
en traitant de la démesure
à ras de terre les objets s’aggravent
et les voix d’elles-mêmes s’atténuent
dans ce qui se fait vrai silence
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Néron ordonnait aussi des supplices, mais il ne s'en faisait pas un spectacle. Tandis qu'aujourd'hui, avec Domitien, la pire des misères c'est de le voir faire et d'en être vu, de suivre le regard de poisson mort qu'il lui suffit de fixer sur l'un des sénateurs pour qu'aussitôt tout l'assemblée se mette à fuir le regard de la victime, les plus audacieux osant même soupirer, pour faire sentir à cette victime qu'ils souffraient du sort qui va lui être infligé, tout en manifestant à l'empereur une soumission d'autant plus méritoire qu'elle est douloureuse. Et des centaines de faces sénatoriales blanchies par la terreur s'inclinent devant un visage divin teinté de cette rougeur dont Domitien se fait depuis longtemps un masque contre la honte.
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A un moment, Abdoulfaraj fit un geste vers la petite bande et les clients entrés avec lui : je manque à tous mes devoirs, j'ai oublié de vous présenter ma petite société, ma société en miettes, un monde que l'alcool réunit mais qui est déchiré par beaucoup de schismes (...) Il y a le traditionaliste résigné et, à côté de lui, le traditionaliste actif ou salafiste, puis le nationaliste radical, le nationaliste modéré, le social démocrate, le socialiste révolutionnaire, le communiste, le faux persécuté, nous en avons plusieurs exemplaires, avec une ou deux vraies victimes, il y a aussi le mystique soufi, très aimé des Occidentaux, le radical embourgeoisé, le comploteur organisé, l'anarchiste solitaire, le croyant, qui dit que si l'on croit ça ira mieux, l'incroyant pour qui tout le mal vient de croire, mais l'incroyant n'apparaît dans toute sa splendeur que lorsque l'alcool a bien circulé, et c'est un rôle temporaire, il y a aussi le panarabe, et même un turcophile kémaliste !
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Il s'inquiétait (son père) parce qu'elle avait comme un handicap; elle était plus grande que la moyenne des hommes, elle soutenait leur regard avec l'allure de celles qui, dès l'enfance, ont fait tenir un panier sur leur tête. Le panier, personne ne l'y avait obligée, elle avait voulu faire comme les domestiques.
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Belkhodja s'était empressé de trouver un surnom pour Kathryn Bisho: bagrat eccheitân, la vache de Satanvous croyez qu'un jour nous aurons le droit de faire des erreurs et d'en profiterd'autres femmes avaient fini par s'en apercevoir au hammam qui est, pour beaucoup,le lieu de la perversion des femmes
un jour il apprit qu'en ville on ne disait pas de lui qu'il avait épousé une vache de Satan mais une anesse du bon Dieu.
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c'est très simple, nous sommes beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes, nous pensons beaucoup plus, donc nous avons le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents, et nous nous groupons pour le faire le mieux possible, nous sommes l'association, l'organisation la plus puissante du pays !

(P24)
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Raouf s’était levé, comme pour se dégourdir les jambes, il avait fini par s’approcher de l’homme, l’avait salué, en marquant la bonne dose de respect : « Puis-je vous demander… » L’homme était affable, du bout de son porte-plume il avait montré la feuille sur laquelle il travaillait, Raouf l’avait entendu dire : « Je suis le et mèn’che. » Il n’avait pas compris, il hésitait, faire celui qui a compris ? et attendre d’en savoir plus ? il avait souvent fait cela à l’école, ou alors redemander, platement ? il demanda ce que voulait dire mèn’che, un mot allemand dans une administration française, le fonctionnaire consentit à traduire : « L’homme des et. » Raouf avait les yeux sur la feuille, il ne comprenait toujours pas, prenait un air entendu, l’homme ajouta : « Comme ça ! » Et la plume traça un accent aigu sur le premier e du mot République, l’homme se redressa, contempla son travail, il se pencha, mit un autre accent sur la dernière lettre de Liberté, releva les yeux vers Raouf, « les Allemands, n’ont pas nos accents », c’était son travail, poser à la plume les accents graves, aigus et circonflexes sur toutes les voyelles françaises qui en avaient besoin. « Et il y a aussi les cédilles ! »
Devant l’air éberlué de Raouf, l’homme avait ajouté : « Il faut que vous sachiez, la majeure partie de nos machines à écrire sont encore allemandes, c’est par les Allemands que nous avons connu beaucoup de choses modernes, ils sont restés près d’un demi-siècle et, il faut bien le dire (l’homme avait baissé la voix) les machines allemandes sont meilleures, le seul défaut c’est l’absence des voyelles accentuées françaises, de nos chères voyelles accentuées… alors je suis “l’homme des é”, le é Mensch comme on dit en alsacien. » Il dit aussi que plus personne n’avait le droit de parler alsacien dans l’Administration, pour les Français c’était du boche, oui, il mettait tous les accents sur tous les documents, sa tâche était officielle, elle était répertoriée dans la liste des postes de la nouvelle fonction publique. « Et croyez-moi, c’est une tâche importante, chaque fois que je mets un accent, j’aide au retour de notre chère Alsace dans le giron de la mère patrie ! »
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Qu’est-ce qui intéresse les femmes ? Justement le fait qu’on ne s’intéresse pas à elles. Jolie formule, tu peux essayer de vivre avec ça
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Ils s’étaient retrouvés tous les quatre à la gare, dans la rumeur d’une foule joyeuse qui se pressait sur les quais. C’était un matin d’automne, la première partie de l’automne, celle des fruits mûrs, et du soleil qui ne veut pas sortir de l’été. Peu de temps après le départ de leur train, les branches d’arbres encore très feuillues avaient commencé à se jeter joyeusement sur la vitre du wagon, on avait envie de chanter et la lumière se posait par éclair sur les visages et les avants bras. La ligne suivait une petite route où l’on voyait parfois un camion cahoter sous les sacs de houblon, ou bien une fourragère qui abandonnait aux arbres la partie la plus instable de son fardeau.
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Le journaliste, ça se contente trop souvent d'un "sans doute", d'un "on dit que..." alors qu'un jaloux, ça veut une vraie date, une vraie parole, de vrais témoins, un vrai rapport, c'est le reporter par excellence [p.68-69]
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La chair beaucoup plus claire, Hans regarde le dos nu de Lena, le tissu blanc rabattu jusqu'à mi-fesses, le massif de cheveux roux remonté haut au-dessus de la nuque, le grain de peau si fin sous la langue. Elle n'est pas morte. Une nuit, à Waltenberg, elle avait eu la chair de poule sur les fesses, ils avaient ri, elle avait eu un rire plus rauque qu'à l'ordinaire, plus profond, Hans, la joue posée contre sa hanche avait senti la puissance des muscles qu'il l’agitait dans le rire, sa voix d'alto. Il voit la femme assise dans le contre-jour de la fenêtre, dos nu de trois quarts, le profil du sein gauche un peu lourd, qui jaillit comme un tremplin à la verticale du buste puis s'arrondit pour rejoindre le corps, il va se lever, se mettre à genoux auprès du fauteuil, dire ne bouge pas et embrasser le sein à petits coups, ce n'est pas la dernière image qu'il ait eu de cette femme mais c'est celle qui doit le protéger de l'enfer.

Le soldat allemand s'acharne sur le dragon de Monfaubert, il n'a qu'une baïonnette en main, il essaye d'enfoncer la lame dans la poitrine du Dragon que son camarade cravate par derrière, le dragon se débat, crie à l'aide, lance ses jambes en avant comme une danseuse de french-cancan ou de tango qui aurait trop bu, la baïonnette l'atteint à la cuisine, aux mains, il saigne, le soldat allemand vise le cœur, la baïonnette glisse simplement sur les côtes, ça saigne de plus en plus, tout arrêter, Poincaré-la-guerre, l'élection de 1913, les républicains avaient désigné un autre candidat à la candidature, oui, mais l'outrage fait à Poincaré, quel outrage ? l'outrage lui avait donné la liberté d'aller chercher ses voix chez l'adversaire, à droite, les va-t-en-guerre, et ceux pour qui Dreyfus était encore un traître, Poincaré, la guerre, et prêt à tout pour être président de la République, traître, non, la veille d'obligation par l'outrage fait à sa femme par des ragots républicains, venus de son propre camp.
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C'était étrange, ces hommes avaient gagné une guerre, et ils avaient la mâchoire serrée de ceux qui veulent une revanche. [p.14]
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Et tout ce qui avait demandé des siècles pour s'établir dans les têtes, les choses et les corps, voilà que les nouveaux l'attribuaient soudain à leur génie, les autres n'étant pour eux que des demeurés, eux étaient les modernes, ils avaient compris, et celui qui a compris a droit à la terre, et on a pris : les friches d'abord, puis les terres des nomades, terres tribales vite sans tribus, ils ont replié la tente, les nomades, ils l'ont mise sur l'âne, ils sont repartis, qifâ nabki, arrêtons-nous et pleurons, dit l'autre, min dhikrâ... manzili, sur les traces d'un campement, ils ont l'habitude, et cette fois on leur a laissé leur tente et quelques chèvres, alors qu'avant, pour récupérer l'impôt, les gens du Souverain leur confisquaient tout et ils ne pouvaient même plus changer d'herbe, juste bons à venir en arracher entre les tombes au bord des villes, on leur a laissé la tente pour qu'ils aillent plus loin, et quand ils sont partis on a fait de grands domaines, des centaines, des milliers d'hectares, c'est rentable, surtout qu'après on rappelle les nomades expropriés, pour travailler, ces gens-là, quand ils sont bien encadrés et qu'on ne les lâche pas, ça peut aller, et ils sont très frugaux !
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Tess était débrouillarde, ça compensait, car elle disait qu'elle n'était ni fidèle ni dévouée, deux qualités d'esclave. Ce qui était amusant chez elle, c'est qu'elle faisait exprès d'avoir un sale caractère et de menacer régulièrement Kathryn de se trouver une autre place, ce qui n'aurait pas été difficile : elle savait réparer des tresses artificielles, retailler une robe, faire des courses et la cuisine au dernier moment pour un dîner de dix personnes, boucler des valises sans jamais rien oublier, revenir travailler un dimanche matin en disant qu'elle ne pouvait pas refuser parce qu'il ne fallait jamais donner d'aigreur aux patrons. Elle faisait aussi très attention à sa ligne, elle était mince comme une lanière, elle disait que la femme de chambre rondouillarde c'était un cliché esclavagiste ; avec les hommes elle était très dure, elle avait une peau assez claire, un peu de blanc quelques générations avant elle, sans doute un cuissage de maître ou de contremaître, avait-elle dit à Kathryn. De temps en temps un Blanc croyait pouvoir renouveler l'opération comme la fois où un journaliste du "Herald", Arnold Belfrayn, s'était retrouvé plié en deux, mains au bas-ventre, dans le vestibule de la maison de Kathryn. Tess agissait toujours comme si elle n'avait rien à perdre.
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Et parfois c'est trop d’eau, Neuville-Saint-Vaast, en une seule nuit les tranchées inondées à ras bord dans les deux camps, les hommes sont tous sortis, face à face à 100 m et pendant des heures et des heures personne n'a tiré, ni tué, quelqu'un a dit ça continue on va construire une arche.
D'autre fois, plus tard encore, il y en a qui ne veulent plus ni tuer ni mourir, et ils meurent en suppliant, leurs camarades les traînent, pantalon humide, jusqu'au poteau, d'autres puent encore plus, se débattent, il faut les attacher sur une chaise pendant qu'ils crient, comme des femmes a dit le colonel.
Salaud, crie un condamné, c'est parce que vous tuez que vous resterez esclaves, la chaise tombe, attachez-moi cette chaise au poteau dit le colonel, les officiers doivent multiplier les coups de grâce, certains mutins n'ont reçu que trois balles et pas si bien placées, un officier engueule son peloton, ceux qui tirent à côté sont des lâches, vous devriez avoir honte, regardez comme il bouge encore.
D'autres mutins meurent debout en crachant.
Deux types à part de tous les autres : face au peloton ils chantent La Marseillaise et Le Chant du départ ; ils ont embrassé l'officier qui commande le tir, oui, refus de monter à l'assaut, condamnation rapide, la nuit durant un prêtre et un député socialiste leur avaient parlé, une mort honorable, tu dois le faire, tu dis que tu regrettes et tu chantes devant le peloton pour que les camarades aient encore la force d'arracher la victoire aux ténèbres, la croix du prêtre et les mains du député, tu nous laisses un exemple, nous voulons tous la paix, dans la victoire.
Une femme aussi, qui vient parler dans la cellule, il y a nos deux filles, des filles de héros ou de traître, on m'a dit que si tu regrettes, si tu chantes La Marseillaise, ils ne mettront dans le livre que mort au combat, l'officier m'a dit :
« Combien de chances une fille de lâche a-t-elle de se marier ? »
La fille à deux ans, c'est seulement onze ans plus tard qu'un camarade dira la vérité, quand Poincaré sera devenu l'homme qui rit dans les cimetières, oui, l'un des deux condamnés étaie l'instituteur Robert, le type de la maison de vacances et du mois de loyer, la marseillaise et le chant du départ, tout le monde pouvait croire à nouveau, on s'embrassait, on pleurait devant le poteau.
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