A la fin du premier siècle de notre ère, les deux sénateurs-orateurs-avocats, Pline et Publius (qui n'est pas encore le Tacite dont on se rappellera le nom) sont en sale posture : ont-ils perdu la confiance et les faveurs de l'empereur Domitien ? Sont-ils en danger de mort, pour avoir fait cause commune avec Senecio, l'un de leurs confrères, qui est allé trop loin dans son exigence de respect de la légalité ?
On peut supposer que Publius au moins, échappera à l'ire impériale puisqu'on connaît aujourd'hui les écrits qu'il n'avait pas encore produits au moment de cette fameuse nuit.
Plongée dans la Rome du vieux Gaffiot familial et démantibulé (que j'ai dû jeter dans un moment d'égarement, et aujourd'hui je me demande si on y trouvait les noms propres…) C'est vraiment une immersion, dans un monde plein de couleurs, de bruits, de violences, qui n'empêchent pas les favorisés du sort, retirés au plus calme de leurs demeures sénatoriales, de penser, d'écrire, de citer et comparer leurs auteurs préférés. Publius n'y renonce pas, même quand le risque se rapproche.
Alors, l'homme fort de cette nuit de tous les dangers, c'est sa femme, Lucretia. Quel personnage ! Belle évidemment, mais aussi intelligente, érudite, courageuse, d'une maîtrise parfaite de ses propres émotions et de la psychologie complexe de Domitien, auprès de qui elle se rend pour le dissuader de mettre à exécution ses projets d'assassinats, après avoir intimé à Publius son époux, de ne pas quitter leurs pénates.
Mention spéciale : à la description, en passant, du tyran de province, Massa, par qui est arrivé le ressentiment de Domitien à l'égard de Senecio, Pline et Publius. Massa, c'est le vice, la perversité, la cupidité, incarnés en un seul homme ; un portrait apocalyptique mais complètement crédible, hélas pour ses victimes.
Autre mention spéciale : à la première lecture publique de ses écrits par un affranchi que ses auditeurs considèrent avec amusement et condescendance, jusqu'à ce qu'il prenne la parole :
Pétrone va mettre la révolution dans ce petit monde de lettrés académiques, en lisant ce qu'on peut supposer être un premier jet du
Satyricon.
La nuit sera blanche, Publius et Pline sortiront, prendront le risque d'aller au Sénat...
L'Obs a qualifié le livre de « virtuose ». C'est exactement ça : on entre dans les pensées des personnages, et on partage successivement la distance élégante (et un peu lâche) de Publius, la droiture intrépide de Lucretia, les convictions républicaines de Senecio ; on en viendrait même à pardonner sa sanglante paranoïa à Domitien…
Impression de retrouver mes impressions d'adolescence de
Quo Vadis. Et d'explorer la Rome antique, mais du côté de ses nantis, souvent érudits, pourtant sous contrôle permanent, obsédés par l'espionnite ambiante et les risques de dénonciations pour un oui, pour un non, pour un mot malheureux, pour un regard mal interprété. Les sénateurs n'ont plus la liberté de dire, et à peine celle de penser.
La Rome des nantis, ce sont aussi des repas aux plats sophistiqués (bizarres à mon idée), des esclaves qui ont peur à longueur de journées, l'attention portée à la finesse du cuir des sandales et à la façon dont tombent les plis de la toge, des comportements sexuels débridés qui ne choquent personne sauf s'ils deviennent ridicules, un luxe d'architecture, et de bibliothèques pour les fins lettrés, des châtiments et des mises à mort d'une inventivité invraisemblable, un empereur qui a oublié que la République devait être la chose de tous.
Sous la plume de
Hedi Kaddour, cette Rome-là est riche, savoureuse, vivante. Mortelle souvent aussi. Assez terrifiante.