AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Jean-Christophe Bailly (147)


LE VISIBLE EST LE CACHÉ

Chaque animal habite le réseau des apparences à sa façon, c’est-à-dire qu’il s’y cache. La cachette est la règle d’or de l’habitation du monde où, pourtant, tout finit par se voir.
[…]

Un territoire, c’est une aire où se poser, où chasser, où errer, où guetter – mais c’est aussi et peut-être premièrement une aire où l’on sait où et comment se cacher. C’est ce qui est si intensément et si scrupuleusement décrit dans « Le terrier » de Kafka.
Ne plus avoir la possibilité de se cacher, être soumis sans rémission à un régime de visibilité intégrale, c’est à cela que le zoo condamne les animaux qui y sont enfermés. La « cage » est le contraire absolu du territoire non seulement parce qu’elle ne comporte aucune possibilité de fuite et d’évasion, mais d’abord parce qu’elle interdit le libre passage de la visibilité à l’invisibilité, qui est comme la respiration même du vivant.
Commenter  J’apprécie          300
Singes

Le plaisir qui vient des animaux
de leur existence
— du fait qu'ils existent —
vient d'abord de ce qu'ils ne sont pas comme nous
de ce qu'ils sont différents :
ce n'est pas seulement que nous partagions le monde
avec eux
avec d'autres êtres donc, qui le regardent et le traversent
qui y vivent et y meurent
c'est qu'ils vivent, auprès de nous ou loin de nous
chats ou chauve-souris
chiens ou tigres
ou singes
« dans d'autres mondes »

or entre tous les animaux le singe a cette particularité
on le sait bien
d'être de nous le plus proche
et ce statut de presque humain
d'humain non abouti, ou raté,
le prive de ce qu'il est
lui-même et pour lui-même
pas une « altérité » présentée sans fin et sans finesse aux hommes
comme un miroir déformant
mais une différence
un départ
pas « un » départ
mais des départs différents
des vies différentes, distinctes
selon les espèces
et les individus qui les composent

ainsi, au lieu de considérer tout ce qui chez le singe
s'approche
devrions-nous considérer tout ce qui chez lui
s'éloigne
ainsi, au lieu de prendre la mesure de ce qu'il sait
ou saurait faire
plus ou moins bien
plus ou moins comme nous
à savoir : compter, reconnaître des signes,
se regarder dans un miroir, se servir d'un outil, etc.
devrions-nous peut-être admirer tout ce qu'il fait
et que nous ne savons pas faire, pas faire du tout
tout ce qui de façon certaine constitue son langage et son monde
un monde de plaisirs et de peurs,
de bonds et de retraits
dont nous n'avons même pas idée
Commenter  J’apprécie          250
SUR LE VIF

C’est l’été, la nuit, sur un petit port de Bretagne, à marée basse.
[…]
Tout est retenu et comme en attente, mais dans une attente étale, qui ne comporte ni impatience ni menace et où le silence, complet, évoque un très ancien souvenir que la Terre aurait d’elle-même. Là-dessus, exactement comme des notes sur une partition, mais des notes qui seraient mobiles et écriraient de petites arches éphémères, l’effraction d’un événement lumineux et sonore, qui se répète et dure un certain temps, comme une sorte de ballet aléatoire : ce sont de très petits poissons qui sautent ici et là, dans un périmètre pourtant circonscrit, y formant le dessin recommencé de légères trajectoires argentées griffant à peine l’étendue, mais en tous sens. L’accompagnement sonore est celui de ces plongeons filants, rapides, qui éclaboussent à peine. Au bout de quelques minutes tout s’éclipse, il n’y a plus rien.
Ici, rien, aucun contact, seulement le spectacle, lointain, d’une agitation nocturne éphémère, un passage d’êtres qui ne configure pour nous aucune espèce de familiarité ou de connivence, même furtives. Et pourtant, ce que l’on éprouve alors, c’est une joie, mais elle est difficile à décrire : en effet, si d’un côté on peine à la relier à l’affect, on résiste en même temps à la caractériser de façon strictement esthétique, là où, pourtant, son efficace a été très grande, tant sur le plan plastique que sur le plan sonore. Mais alors si ce spectacle nous émeut, à quoi, à quels ressorts s’adresse-t-il en nous depuis sa lointaine objectivité ? Je crois que l’on peut répondre en disant que ce qui se déploie devant nous, alors, c’est le vivant comme tel […] Rien d’exceptionnel sans doute (même si rien ne s’est passé le lendemain lorsque nous sommes revenus sur les lieux dans l’espoir que le phénomène se reproduise), mais dans ce très peu et dans cet effleurement, dans cette danse, un affleurement de l’existence à elle-même, une production d’intensité, un avènement suspendu hors de toute intention, comme une simple effervescence, ou un tourbillon : un remous, mais qui a lieu hors de nous, et qui, n’échangeant rien avec nous, advient, donnant simplement consistance à la vie, mais selon sa vivacité, sa fraîcheur, son endurance.
Commenter  J’apprécie          192
Avec la quête de la nourriture, les actes de la reproductions sexuée constituent l'autre grande contraction vitale du monde animal et, par conséquent, l'autre grand terrain sur lequel la vision qui tend à réduire ce monde à la seule mesure de l'instinct a pu prospérer. Pourtant, pas plus que chez les humains la sexualité ne s'épuise, chez les animaux, dans la ligne droite et "instinctive" du coït. Si toutefois quelque chose comme la sexualité animale existe : ici plus qu'ailleurs encore, en effet, il faut tenir compte de l'extravagante diversité des formes et des modes d'existence et compter avec des écarts phénoménaux d'une espèce à une autre, pour autant que leurs comportements nous soient connus, ce qui est loin d'être le cas pour bon nombre d'entre elles. Mais pour ce que nous pouvons en apercevoir, le comportement des animaux désirants, de bien d'entre eux en tout cas, et très divers, loin de se réduire à une pure fascination ou stupeur, en passe par des rituels complexes, par des procédures élaborées d'approche et de séduction, par des rivalités. De la parade à l'offrande et de la caresse au combat, la geste amoureuse des bêtes semble être tramée elle aussi par le jeu et par l'épopée.
Commenter  J’apprécie          181
Or ce qui m'est arrivé cette nuit-là et qui sur l'instant m'a ému jusqu'aux larmes, c'était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'était la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l'un et l'autre. Mais dans l'intervalle de cette poursuite, ce que j'avais touché, justement, j'en suis sûr, c'était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui donnait sur un autre monde. Une vision, rien qu'une vision - le "pur jailli" d'une bête hors des taillis - mais plus nette qu'aucune pensée.
Commenter  J’apprécie          180
Peu de temps après qu'elles furent redécouvertes et dégagées lors du percement de la rue Monge, il fut question de détruire les arènes de Lutèce pour installer à leur place un dépôt de tramway. Victor Hugo, alerté, adressa alors le 27 juillet 1883 une lettre au président du conseil municipal en le pressant vivement de sauver ces rares vestiges. Il le fit avec l'autorité qui était la sienne vers la fin de sa vie et avec sa force rhétorique habituelle, qui ne dédaignait pas une certaine simplification : "Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir. Les arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même." Mais par-delà la tribune, la leçon - qui porta - est juste, et elle l'est d'autant plus si l'on pense à ce havre de paix que sont aujourd'hui les arènes, utilisées comme terrain de jeux par les habitants du quartier, et où l'absence de toute mise en scène solennelle a justement pour effet de libérer la rêverie. Le passé n'entonne pas forcément des hymnes, il chantonnerait plutôt, mais c'est là quelque chose de fragile que la patrimonialisation, aussi efficacement qu'un bulldozer, anéantit. (p. 131-132)

Un prodigieux millefeuille
Commenter  J’apprécie          140
Quand on admire un bâtiment, ou une rue, on est devant l'effectivité d'un "avoir eu lieu" qui se prolonge sous nos yeux, mais les espaces construits les plus émouvants sont ceux où le rêve qui les souleva et leur donna forme continue d'agir. (p. 128)

Un prodigieux millefeuille
Commenter  J’apprécie          130
AIDEZ-MOI...


Aidez-moi
À lever le bras droit
Pour faire signe
et murmurer
qu'il y a du vent
sous la peau.
Une horde est blessée
dans l'avant-dernière rue,
la pluie gerce,
le murmure n'achève rien,
le silence dans lequel je
lève le bras droit et je l'agite
est terrible :
en lui toutes les voix
étranglées se rassemblent
et forment une cible absente.
Commenter  J’apprécie          110
Il faudrait raconter toute l'histoire, toutes les histoires, de chacun de ces enfants ou de ces adultes, leur chemin, leur destin - il faudrait raconter aussi comment cette maison de colonie de vacances devint ce lieu-là, ce lieu d'hébergement-là pour ces enfants pourchassés, cette prodigieuse cachette, et dire aussi comment il a pu se faire qu'en un seul matin tout bascule […]
Commenter  J’apprécie          80
Comme à chaque fois que l'on entre sur ce terrain, la menace du voeu pieux se fait sentir et serre de près les phrases comme une mendiante, mais ce que je veux dire, à la fin de ce livre, est simple : c'est qu'il faut sortir l'identité du carcan du national (et de tous les autres carcans, à commencer par ceux des religions) et en faire le principe actif d'un passage disséminé, qui serait celui d'une république à venir. C'est à ce prix seulement, dans l'espace d'une redistribution simple et audacieuse, que la valence nationale (que l'on pourrait définir comme un accord entre les êtres et leur monde) pourra se retrouver, non comme une citadelle ouvrant ses portes à quelques élus, mais comme une aire d'expérimentations
Commenter  J’apprécie          80
À quoi tient que l’émotion soit si violente, à quoi tient que ce lieu soit plus bouleversant peut-être qu’un lieu d’horreur, c’est-à-dire ce qu’il faudrait pouvoir dire, c’est ce que j’essaye de dire ; dans cette maison le travail de deuil a été fait, mais de telles manière que se rouvre la déchirure. Ce deuil inachevable, c’est une façon d’habiter le temps : la maison d’Izieu habite la pente de la montagne et la pente du temps. Sur l’une, elle s’est arrêtée un matin d’avril et l’arrêt, l’arrêt sans image de ce matin coule pourtant comme d’un trou qui aurait été fait dans le temps.
Commenter  J’apprécie          70
L’histoire des quarante-quatre enfants juif – le plus jeune allait avoir cinq ans – et de leurs éducateurs est une sortie de trou noir : Barbie, l’arrestation au petit matin du 6 avril 1944, une suite de transports, de la colonie à la prison Montluc, à Paris-gare de Lyon, à Drancy, à la rampe d’Auschwitz-Birkenau. À peine plus d’une semaine en tout pour passer des campagnes de l’Ain à l’enfer.
Commenter  J’apprécie          70
La petite Istambul côtoyée par des Serbes, les boutiques de confection sépharades succédant dans la rue du Château d'eau à la double haie bruyante et joyeuse des salons de coiffure blacks (où toujours, autour des clients et de ceux qui en effet les coiffent toute une foule de village s'amoncelle palabrante) encadrant elle-même jusqu'à hier un pâtissier au millefeuille renommé qui vient d'être remplacé par un spécialiste des macarons, des Chinois bien sûr en nombre et des Pakistanais, l'entier couloir de restaurants indiens du passage Brady avec Ganesh dans tous ses états, le fond maghrébin présent comme partout avec une forte marque kabyle voire chleuh, j'en oublie forcément, les Portugais par exemple, monde ou mondes auxquels il convient d'ajouter bien sûr les Français, présents tout autrement que comme un reste et représentés d'abord, du côté des boutiques, par une importante délégation auvergnate mais, du côté des passants que l'on croise, venant pour une part du peuple et pour l'autre de la petite bourgeoisie jeune et branchée (dans une proportion toutefois insuffisante pour affecter profondément la vie du quartier), plus des indépendants, peu assignables à telle catégorie, telle est la composition, extraordinairement mouvante, des environs des portes Saint-Martin et Saint-Denis où tout le monde ignore superbement la grande inscription LUDOVICO MAGNO pourtant repassée à l'or, et où personne ne se soucie du fait que juste sous la porte Saint-Denis, à l'entrée du faubourg, le Petit Pot Saint-Denis eut autrefois pour client régulier Gérard de Nerval qui venait y boire de l'alcool de poire. 
Commenter  J’apprécie          70
La cage est le contraire absolu du territoire non seulement parce qu'elle ne comporte aucune possibilité de fuite et d'évasion, mais d'abord parce qu'elle interdit le libre passage de la visibilité à l'invisibilité, qui est comme la respiration même du vivant.
Commenter  J’apprécie          50
Tout semble mort et comme éteint et l'on ne peut s'empêcher de trouver poussiéreux ces lieux que pourtant l'on cire et balaye avec soin.
Commenter  J’apprécie          50
Les danseuses portent aux chevilles des chapelets de grelots qui soutiennent toute la danse. Le kathak est un art de figures, un art codé, un art de la ponctuation : les mouvements ont une force ascendante puis s’achèvent brusquement comme en apnée. Il y a dans les parties purement rythmiques surtout, le prodige d’une harmonie absolue entre les mouvements du corps et les pulsations de la matière musicale. Alors que très souvent la danse donne l’impression de n’être capable que de longer la musique, le kathak la sculpte, l’incarne, la dirige.
Commenter  J’apprécie          50
Cette condition s'envisage comme un retrait, et même comme un retrait absolu : au moment t du commencement du poème, il n'y a rien, mais ce goulot d'étranglement n'est pas un filtre par où s'écoule un sujet qui se rêve, c'est un bief par lequel le monde entre ; la "solitude" du poème est ce qui se tient dans la conduite et le suivi de ce point et donc dans la ligne - la phrase - qui s'écrit selon ce suivi. Aucune politique du poème ne peut faire fi de ce passage par la condition de son éclosion.
(Jean-Christophe Bailly)
Commenter  J’apprécie          50
Mallarmée la profonde
  
  
  
  
des pales d’hélice au loin, tournent
un dessin à la craie sur le sol
marelle,
enfants germés du dieu d’Héraclite poussant le palet
vers Mallarmée la profonde
l’autre nom, le prête-nom de la fée des ratures
un rythme / un souvenir / un battement.
Commenter  J’apprécie          40
...mais il est des coins perdus, vraiment perdus, où, hormis une boulangerie vendant du mauvais pain, il semble qu'il n'y ait rien d'autre, le mystère le plus complet étant celui de ces salons de coiffure aux noms improbables (Tendancy, Salon Christelle, Salon Anthinea, Haircoif, Hair-Style, Absolu Tif et j'en passe - ce dernier à Montceau-les-Mines) que l'on trouve un peu partout et jusque dans les rues les plus vides des petites villes les plus éteintes , servant vaguement de café du commerce aux femmes de tous âges et surtout aux plus vieilles, qui en ressortent invariablement avec ces friselis argentés qui semblent être dans le peuple, passé un certain âge, l'accompagnement obligé d'une blouse ou d'une robe à motifs imprimés....
Commenter  J’apprécie          40
Et, d'un froid glacé à l'autre, n'était-il pas en passe, avec son adjectivation malencontreuse (pour lui), de faire clignoter - dans son roman - l'idée que Marx et Engels n'avaient peut-être pas eu tort de décrire la classe bourgeoise comme celle qui, d'une manière, au vrai, fort brutale ("détruit", "impitoyablement déchiré"...), "n'a laissé subsister aucun lien entre les hommes que l'intérêt nu" et "noyé" dans l'"eau glacée - je souligne - du calcul égoïste"... quoi ? nombre de traits qui caractériseraient l'époque antérieure à celle de son accession au pouvoir - l"ignoble" à la bourgeoisie prenant pas exemple, par expropriation, la place des "valeurs" de la noblesse déchue...
(Jacques-Henri Michot)
Commenter  J’apprécie          40



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jean-Christophe Bailly (282)Voir plus

Quiz Voir plus

Les couples célèbres

Qui étaient "les amants du Flore" ?

Anaïs Nin et Henri Miller
Elsa Triolet et Aragon
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre
Paul Verlaine et Arthur Rimbaud

9 questions
9409 lecteurs ont répondu
Thèmes : couple , roman d'amourCréer un quiz sur cet auteur

{* *}