Citations de Jorge Luis Borges (1184)
Je constate que je vieillis ; un signe qui ne trompe pas est le fait que les nouveautés ne m'intéressent pas ni ne me surprennent, peut-être parce que je me rends compte qu'il n'y a rien d'essentiellement nouveau en elles et qu'elles ne sont tout au plus que de timides variantes.
Un vers de William Blake parle de jeunes filles de doux argent ou d'or fougueux, mais Ulrica était à la fois et l'or et la douceur.
Quelqu'un lui offrit un verre qu'elle refusa.
- Je suis féministe, dit-elle. Je ne veux pas imiter les hommes. Je n'aime ni leur tabac ni leur alcool.
Notre grand-mère était morte dans la même maison. Quelques jours avant la fin, elle nous avait tous fait venir auprès d'elle et elle nous avait dit : "Je suis une très vieille femme qui est en train de mourir très lentement. Que personne ne s'affole d'une chose si commune et si banale."
En fin de compte, quand on se souvient, on ne peut que se retrouver avec soi-même.
[ Incipit ]
Le Zahir
À Buenos Aires, le Zahir est une monnaie courante, de vingt centimes; des marques de couteau ou de canif rayent les lettres N T et le nombre deux; la date qui est gravée sur l'avers est celle de 1929. (À Guzerat, à la fin du XVIIIe siècle, un tigre fut Zahir; à Java, un aveugle de la mosquée de Surakarta, que lapidèrent les fidèles; en Perse, un astrolabe que Nadir Shah fit jeter au fond de la mer; dans les prisons du Mahdi, vers 1892, une petite boussole que Rudolf Carl von Slatin toucha, enveloppée dans un lambeau de turban; à la mosquée de Cordoue, selon Zotenberg, une veine dansd le marbre de l'un des mille deux cents piliers; au ghetto de Tétouan, le fond d'un puits.) C'est aujourd'hui le 13 novembre; le 7 juin, à l'aube, le Zahir tomba entre mes mains; je ne suis pas celui que j'étais alors, mais il m'est possible de me rappeler, et sans doute de rapporter, ce qui s'est passé. Je suis encore Borges, au moins en partie.
[ Incipit ]
TLON UQBAR ORBIS TERTIUS
C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona, à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle trompeusement "The Anglo-American Cyclopœdia" (New York, 1917). C'est une réimpression littérale, mais également fastidieuse, de l'Encyclopaedia Britannica de 1902. Le fait se produisit il y a environ cinq ans. Bioy Casares avait dîné avec moi ce soir-là et nous avait exposé une vaste polémique portant sur l’exécution d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans plusieurs contradictions, qui permettraient à un petit nombre de lecteurs - à un très petit nombre de lecteurs - de deviner une réalité atroce ou banale.
L'ECRITURE DU DIEU
La prison est profonde. Elle est en pierre. Sa forme est celle d'une demi-sphère presque parfaite ; le sol, qui est aussi en pierre, l'arrête un peu avant le plus grand cercle, ce qui accentue de quelque manière les sentiments d'oppression et d'espace. Un mur la coupe en son milieu. Il est très haut, mais n'atteint pas la partie supérieure de la coupole. D'un côté, il y a moi, Tzinacan, mage de la pyramide de Qaholom, qui fut incendiée par Pedrode Alvaro ; de l'autre, il y a un jaguar qui mesure à pas égaux et invisibles le temps et l'espace de sa cellule.
LA DEMEURE D'ASTERION
Il est clair que je ne manque pas de distractions. Semblable au mouton qui fonce, je me précipite dans les galeries de pierre jusqu'à tomber sur le sol, pris de vertige. Je me cache dans l'ombre d'une citerne ou au détour d'un couloir et j'imagine qu'on me poursuit. Il y a des terrasses d'où je me laisse tomber jusqu'à en rester ensanglanté. A toute heure, je joue à être endormi, fermant les yeux et respirant puissamment. (Parfois, j'ai dormi réellement, parfois la couleur du jour était changée quand j'ai ouvert les yeux.)
« Penser, analyser, inventer (...) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l'intelligence. »
(Pierre Ménard, auteur du Quichotte)
Il me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.
Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps.
On discutait du problème de la connaissance. L'un de nous évoqua la thèse platonicienne selon laquelle nous avons déjà tout connu dans un monde antérieur, de sorte que connaître c'est reconnaître ; mon père - je crois bien que c'est lui - dit que Bacon prétendait que si apprendre c'est se souvenir, ignorer n'est en fait qu'avoir oublié.
J'ai pensé et écrit tellement sur le temps... Mais je vais vous raconter une anecdote : un philosophe argentin et moi, nous conversions au sujet du temps et le philosophe dit : - dans ce domaine, on a fait de gros progrès ces dernières années... Et moi j'ai pensé que si je lui avais posé une question à propos de l'espace, sûr qu'il me répondait : - dans ce domaine, on a fait de gros progrès ces derniers cent mètres.
Tel que relevé pour "Les fils de la pensée" https://filsdelapensee.ch/
L'histoire universelle est celle d'un seul homme.
Un homme s'identifie peu à peu avec la forme de son destin ; un homme devient à la longue ses propres circonstances.
L'acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre.
Je suis un homme lâche: je ne lui donnais pas mon adresse pour m'éviter l'angoisse d'attendre des lettres.
Tous les hommes, au moment vertigineux du coït, sont le même homme. Tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare, sont William Shakespeare.
Le cône inversé, par son sommet ouvert, - Laisse glisser le sable minutieux. - Or graduel, il emplit en tombant - Le cristal concave qui clôt son univers.