Au fil des ans, j’ai perdu la plupart de mes amis. La vie nous a éloignés les uns des autres le plus souvent, nos chemins ont pris des trajectoires divergentes, et notre séparation a parachevé le travail.
Nos vies sont compliquées, rien n’est simple, vraiment. Et pourtant il faut bien garder les pieds sur terre, s’organiser entre les parloirs à la ville fleurie et les week-ends en Bretagne pour voir Nino. Début septembre, mes grands-parents maternels ont obtenu un droit de visite de deux week-ends par mois, plus vingt-cinq jours de vacances dans l’année. Ça leur permet de garder le contact avec leur petit-fils, et moi avec mon frère. J’ai besoin de vous, vous savez, je n’ai personne à qui parler. Dans mon collège, personne n’est au courant ou presque ; je me fais aussi minuscule qu’une fourmi. Ce n’est pas que j’ai honte, je n’aurai jamais honte de ma mère ! Les autres me trouvent bizarre, pas mystérieuse, juste zarbe. Je me sens anormale ; ma vie, ma famille sont hors norme. Je suis sûre que maman souffre plus de l’absence de Nino que de la mienne. Car, moi, elle me voit de temps en temps (tous les quinze jours à peu près), et lui, pas du tout.
Sache qu’être aujourd’hui au milieu de femmes ne me fait plus ni chaud ni froid. C’étaient des enfantillages – encore une fois, je me répète, nous étions si jeunes. Et je peux te jurer que je t’ai été fidèle. Je n’ai aucun mérite : je n’ai pas été tentée, pas une seule seconde. Mon amour pour toi a été absolu.
Évoquer ces années, m’y replonger, me procure autant de joie que de peine. Je connais ton peu de goût pour la nostalgie, ça te fout la nausée, et ça n’a pas dû s’arranger avec les événements des dernières années. Et je n’oublierai jamais que tu m’as obligée à détruire nos albums de jeunesse lors de notre dernier déménagement. Qu’importe ! Laisse-moi, je t’en prie, le loisir de revisiter ces années. Elles furent si douces
Raconter les humiliations, les privations reviendrait à ça : à me plaindre. Et ce serait indécent. Je ne souhaite pas m’appesantir, préfère me replonger dans un passé lointain, car alors les portes m’étaient encore toutes ouvertes, les dés n’avaient pas été lancés, je n’avais pas encore tout saccagé.
J'ai l'impression que quelqu’un vient de mourir, et je crois bien que c'est moi qui suis en train de pourrir de l'intérieur, maintenant qu'elle n'est plus là pour mettre un peu de vie en moi.