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Critiques de Klaus Mann (75)
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Le tournant : Histoire d'une vie

« Les souvenirs sont faits d’une substance étrange – ils sont trompeurs et pourtant impérieux, puissants et impalpables. On ne peut pas se fier au souvenir et pourtant, il n’y a pas d’autre réalité que celle que nous portons dans notre mémoire. Chaque instant que nous vivons doit son sens à l’instant précédent. Le présent et l’avenir seraient inexistants si la trace du passé s’était effacée de notre conscience. Entre nous et le néant, il y a notre capital de souvenirs, rempart assurément quelque peu problématique et fragile ».



Ainsi commence le premier chapitre de l’autobiographie de Klaus Mann, intitulé « Les mythes de l’enfance » qui coure de l’année 1906 à l’année 1914. Klaus, de son nom complet Klaus, Heinrich, Thomas Mann est né le 18 novembre 1906, très peu de temps après la naissance de sa sœur Erika, dans une famille d’esthètes, très cultivée, bourgeoise mais à l’esprit un peu bohême. Il est le fils aîné de Thomas Mann et de Katia Pringsheim - ou si vous préférez du « Magicien et de Meilein ». Son enfance est très heureuse, il en parle avec beaucoup de tendresse, il associe le berceau à une barque magique comme la voiture d’enfant, au paradis perdu. Déjà, dans ces très belles lignes, on sent poindre quelques tourments :



« Peu à peu cependant, le berceau a changé de forme ; il est devenu plus long et plus étroit. Le bateau qui m’emporte à présent jusqu’au port de l’oubli est d’un matériau plus dur et d’une couleur plus triste et plus sombre. Berceau et cercueil, tombe et sein maternel – notre cœur les confond et, pour finir, ils se ressemblent presque. »



La qualité de l’écriture est constante pendant les douze chapitres dont le dernier porte le titre LE TOURNANT et s’étend de 1943 à 1945. C’est un petit pavé de la collection Babel de 700 pages qui vous captive de bout en bout même si je me suis essoufflée, parfois, lorsque l’auteur décrit, au fil de ses pérégrinations, les portraits de certains artistes qui me sont inconnus.



Klaus Mann, malgré l’ombre de son Nobel de père, possède un véritable talent d’écrivain qui m’a particulièrement fascinée. C’est un écorché vif, un penseur, un être particulièrement intelligent et surdoué. Il a quatorze ans lorsqu’il commence à écrire :



« J’avais à peu près quatorze ans lorsque j’ébauchai un assez long traité grâce auquel je voulais démontrer une fois pour toute la non-existence de Dieu. »



Pour un garçon, vivre avec un père écrivain et nobélisé, ce doit être une véritable épreuve que de surmonter une telle présence imposante, vénérée. Il faut une force intérieure puissante pour trouver sa place surtout si les aspirations des deux chemins sont communes.

Malheureusement, il devra faire face à la comparaison des lecteurs ce qui petit à petit lui portera un réel préjudice.



« Lettre de Thomas Mann à Hermann Hess le 6 juillet 1949, évoquant le suicide de son fils :

Mes rapports avec lui étaient difficiles et point exempts d’un sentiment de culpabilité, puisque mon existence jetait par avance une ombre sur la sienne (….). Il travaillait trop vite et trop facilement ; ce qui expliques les quelques taches et négligences dans ses livres ».



Lorsque Klaus relate ses années après la Grande Guerre, il ne cache pas qu’il lui a fallu du temps pour qu’enfin, la voie qu’il avait choisie lui apparaisse clairement. Il a papillonné un peu dans cet après guerre ; à la fois période de tous les excès mais période d’une grande richesse culturelle. La voie littéraire lui est apparue comme une évidence, il était prêt à relever le défi.

Aucun propos désobligeant à l’égard de son père ne vient entacher son récit. Bien au contraire, l’intimité de la famille est décrite avec beaucoup d’affection. Klaus assume son homosexualité mais n’en fait pas un sujet du livre. Elle se manifeste très discrètement comme ses écarts liés à la drogue. De ces lignes, il se dégage l’image d’un Klaus d’un être particulièrement attachant. Son écriture, sa pensée, son regard sont tout ce qu’il y a de plus profond, d’intense et de lucide sur une période qui a dû être une souffrance pour lui quand on connait ses idéaux. Sa culture, la ville de Munich, le bonheur au sein de la famille Mann, son éducation et les écoles fréquentées, transparaissent dans ses écrits. Si l’écriture est vraiment très belle – et c’est d’une telle évidence - la subtilité de ses réflexions a retenu toute mon attention.



Sa propre histoire se mêle à l’histoire de son pays. Après avoir traversé la guerre de 14/18, vécu la révolution des conseils de Bavière, expérimenté les désordres terribles de l’inflation, L’Allemagne a la « gueule de bois » : plus d’empereur, plus d’argent, plus d’Alsace, plus de flotte, plus de colonies, plus d’illusions.



Klaus a 18 ans et se lance dans une carrière littéraire. Accompagnée de sa sœur Erika, ils voyagent. Paris leur tend les bras, ils découvrent la ville Lumière et tous ses artistes qui à cette époque, sont légion, venus de tous les coins du monde. Il y a des pages magnifiques sur Cocteau, sur Gide, sur Chagall, c’est à ce moment qu’il fait la connaissance de René Crevel. La lecture devient étourdissante dans ce Paris des années 20 où l’on y parle de Kafka, d’Oscar Wilde et où la présence amicale de Stefan Zweig imprègne le récit.



Le retour en Allemagne se fait moins enthousiaste. Le nazisme voit le jour, il prend de l’importance mais Klaus n’y croit pas, cette maladie ne peut pas contaminer l’Allemagne. Le jeune « dandy » se transforme en ardent défenseur de la démocratie et de l’esprit européen à l’image de Zweig. Il combat la doctrine nazie, cherche à éveiller les consciences, il s’expose, mais il lui faudra à un moment donné s’exiler et rejoindre sur la Cote d’Azur tous les apatrides venus d’Allemagne et d’Autriche. Au cours de cette période, l’auteur se confronte à la souffrance, à la douleur d’être un exilé, à la frustration, à l’humiliation mais c’est aussi à ce moment là que l’écrivain se bonifie.



« Manfred Flügge a écrit un livre sur Amer Azur, artistes et écrivains à Sanary.

Après 1933, Thomas Mann, Lion Feuchtwanger, Franz Werfel, Alma Malher-Werfel, Franz Hessel , Bruno Franck, Wilhem Herzog, L, Joseph Roth, Stefan Zweig, Luddwig Marcus, Heinrich Mann, René Schickele.



Sanary devient la capitale de la littérature allemande en exil selon Ludwig Marcus : une plaque commémorative est apposée sur l’Office du tourisme et la médiathèque posséde un fonds important sur ces auteurs de langue allemande exilés à Sanary. »



Dans ces années d’exil, Klaus ne lâche pas son militantisme. Il crée une revue « Die Sammlung » qui est éditée par les Editions Querido à Amsterdam. Il est particulièrement soutenu par Bruno Franck. Les auteurs seront Bertolt Brecht , Max Brod, Cocteau, Gide, Einstein, Hemingway, Aldous Huxley, Ernst Toller pour n’en citer que quelques uns.



Exilé aux Etats-Unis, il revient en Europe après la Seconde guerre mondiale. Il se suicide le 21 mai 1949 à Cannes.



Ce récit est un témoignage remarquable. Klaus Mann parle très peu de lui. Il brosse surtout le portrait de toute une époque en y portant son regard perspicace. Ce livre fait l’objet d’un premier récit édité en 1942 pendant sa période américaine. La version « Babel » a été largement augmentée avec, notamment, des pages de son journal intime. Ce livre s’adresse aux amateurs d’histoire, il dépeint les milieux artistiques et surtout littéraires de ces années « folles », mais aussi d’une certaine jeunesse engagée et se voulant libre, de la douleur de l’exil mais aussi d’une certaine réalité qui n’est pas toujours celle dont on rêve.



J’admire la littérature allemande du XXème siècle qui nous offre les grands noms de la littérature germanique, ces noms qui figurent aussi en tête des grands noms de la littérature en général. Klaus Mann fait partie de ces grands noms, il était juste de lui rendre cet hommage et de continuer sa découverte avec « Le Volcan ».



Vous voudrez bien m’excuser pour la longueur de mon commentaire.



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Le tournant : Histoire d'une vie

Les autobiographies sont souvent l'occasion pour des gens connus pour remettre les pendules à l'heure, rectifier, s'expliquer, et même se justifier envers et contre tous. Ou tout ça à la fois, même inconsciemment. Pire, c'est parfois même un exercice d'égocentrisme, pour parler d'eux, encore et encore, en abreuvant les lecteurs d'une ritournelles d'événements anodins et d'informations insipides. C'est pourquoi j'en lis très peu. Toutefois, Le tournant est une exception à la règle. Dans cet ouvrage, Klaus Mann dépasse le « moi, je ». Bien sûr, il doit parler de lui, mais bien souvent à travers ou en réaction à des événements qui le dépassent. Toujours d'une façon à impliquer le lecteur. Il commence par aborder ses années de jeunesse, ses parents (qui ne voudrait pas savoir à quoi ressemblait une enfance dans la maison du grand prix Nobel de littérature, Thomas Mann ?), l'Allemagne, Munich au début du 20e siècle.



Klaus Mann est un enfant comme les autres, les échos de la Première guerre mondiale viennent jusqu'à lui, puis les opinions anti-nationalistes de son père et de son cercle d'amis. Je passe vite sur le reste de ces années de jeunesse, il suffit de dire qu'il devient très proche de sa soeur Erika et que, adolescent, il démontre un intérêt vif pour la littérature. Ce qui marque surtout cette période, c'est la montée du nazisme. À partir de ce moment, les événements importants que la vie de Klaus seront toujours mis en perspective avec la nationalisme qui frappe l'Allemagne. C'est Le tournant : Histoire d'une vie. Selon moi, c'est là un des intérêts majeurs du livre : outre montrer les aélas d'un jeune auteurs des années 1930, c'est donner le point de vue, une voix, à tous ces hommes et ces femmes de courage qui ont tourné le dos au nazisme. Et qui l'ont même combattu à leur façon.



Les Mann se sont opposés rapidement au nazisme avec leurs écrits (Klaus a même fondé une revue antifasciste), avec leur théâtre, mais ils ont dû fuir en exil pour éviter la persécution. Plus tard, pendant la Deuxième guerre mondiale, le jeune homme l'a fait avec les armes. Émigré aux Etats-Unis, il s'est enrôlé dans l'armée américaine et, après des combats en Italie, a foulé à nouveau le sol de sa patrie du côté des vainqueurs. La partie du bouquin qui relate ces années de guerre sont des entrées de son journal intime, qu'il tenait même sur le front. Mais le retour à la vie civile fut difficile. Écrivain prometteur, il eut toujours à vivre avec le fait d'être le ‘'fils du génie'', de n'être qu'une ombre de son père. Il s'enleva la vie quelques années plus tard, à 42 ans.



Le tournant offre un éclairage intéressant sur cette période troublée. C'est enrichissant à plus d'un point de vue et, pour cette raison, il mérite d'être lu et relu. C'est une lecture ambitieuse, tout un pavé, mais ça vaut le coup. C'est que ce chef d'oeuvre est passionant et pas seulement instructif. Klaus Mann était un individu complexe et marquant. Ses réflexions sur la nature de l'homme (teintée par son expérience du totalitarisme) apportent un éclairage nouveau sur sa personne mais aussi sur la société en général et tout un chacun.
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A travers le vaste monde

Traduit par Dominique Laure Miermont et Ines Lacroix Pozzi. S’éloigner du volcan européen. Livre jamais lu. Je n’ai lu de klaus que le tournant. Le monde nous souriait. Notre communauté théâtrale ou tout avait charmant et émouvant. La cuisine était assez bonne. L’excitation de l’arrivée s’est emparée de nous Berliner tageblatt s’exilera en 1933.
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Alexandre, suivi de Ludwig

Certains livres ouvrent des portes qu’il n’est pas facile de refermer tant la magie opère. C’est le cas avec la lecture de Klaus Mann ou le vain Icare de Patrick Schindler, une superbe biographie romancée du grand écrivain allemand, fils du célèbre Thomas Mann. J’ai parlé de ce dernier, suite aux superbes lectures de deux livres majeurs : Les Buddenbrook et Tonio Kröger. Il était temps de passer à Klaus... Je ne regrette pas du tout d’avoir commencé par Alexandre, roman de l’utopie, tellement il éclaire le parcours de ce tyran antique, et en même temps celui de Klaus Mann, en apportant un éclairage sur l'homme et la société en général.



Quel plaisir de découvrir, sous cette plume brillante, les détails des campagnes d’Alexandre le grand – puisque tel est le nom que l’histoire lui a laissé –, roi ayant vécu entre 356 et 323 av. J.-C, un des personnages les plus célèbres de l'Antiquité. Alexandre s’oppose à son père, le roi Philippe, brutal et inculte qui règne en fin tacticien. Il a eu dans son enfance Aristote lui-même comme précepteur et est avide de connaissance. Devenu souverain de Macédoine à la mort de son père, il part à la conquête et crée un immense empire entre l’Égypte et les confins de l’Inde. Il est présenté comme avide de découvrir les religions, les croyances des pays conquis, qu’il respecte en garantissant la liberté de culte... A noter que jamais Klaus Mann n’écrit Alexandre le grand mais tout simplement Alexandre, soulignant ainsi la différence entre mythe et réalité.



La question du pouvoir est prépondérante. Suite à l’assassinat du roi Philippe, c’est sa mère Olympias qui lui donne mission de partir à la conquête de l’Asie afin d’apporter le bonheur à l’humanité !!! Autant dire que le but ne peut être atteint et Alexandre, devenu tyran, ne sachant plus où s’arrêter et exécré de tous, connaît une fin tragique.



Le style m’a surpris. On a par moment l’agréable impression de textes de l’Antiquité repris sous forme poétique, moderne. L’auteur a dû faire des recherches considérables afin de rester au plus près des éléments historiques transmis par les auteurs antiques ou les spécialistes d’histoire orientale : Plutarque, Droysen, Kaerst, Aristote, Ernst Bloch, (noms cités dans le livre de Patrick Schindler).

Des épisodes m’ont fortement évoqué L’Odyssée d’Homère mais dans le « style Klaus Mann », avec sa démesure, l’outrance qui semble le caractériser et qui lui permet de si bien s’installer dans l’esprit d’Alexandre. J’ai accroché dès la première phrase du roman, si simple, si évocatrice : « Il y avait le soleil, des animaux ensorcelés et des eaux au cours rapide ».



Tour à tour descriptifs des êtres, des pays avec certains passages s’échappant vers l’imaginaire, vers une mythologie nouvelle et fascinante.



Ce roman a été publié en 1929, l’année où son père reçoit le prix Nobel de littérature pour son premier livre Les Buddenbrook qui a connu un succès colossal. Klaus a vingt-trois ans seulement et sa propre existence infuse dans ces pages, notamment son homosexualité si difficile à vivre à cette époque. Il est le premier à traiter ouvertement de ce sujet en Allemagne. Autre thème fort du livre et totalement autobiographique : l’émancipation au père, ce qui vaut pour le jeune Alexandre, et ce qui transparaît en fond pour Klaus dans ses objectifs de devenir un écrivain reconnu.

Le personnage de Kleitos, qui a repoussé les avances d’Alexandre, représente l’amour inatteignable, tel qu’Alexandre (Klaus...) le vivra toute sa courte existence ? La vie d’Alexandre est tragique dans sa démesure et la vie de Klaus tout autant. Alexandre meurt à 33 ans, Klaus se suicide, juste après la guerre, à 42 ans... Alexandre établit un empire dans le sang de la guerre, Klaus jettera toutes ses forces contre Hitler et sa volonté guerrière d’établir un empire nazi.



Ludwig, Nouvelle sur la mort du roi Louis II de Bavière a été publié en 1937. Ce court récit sera repris au cinéma par Luchiano Visconti pour son film homonyme. Cette nouvelle ne m’a pas passionné, heureusement elle est très courte. Je n’ai pas trouvé d’intérêt à réunir ces deux textes si inégaux, écrits à des périodes très différentes de la vie de Klaus Mann. En 1929, il est en pleine production littéraire, en contact avec tout ce qui se fait de mieux au plan culturel – il est ainsi en contact étroit avec Stephan Zweig pendant deux décennies qui l’encourage et le soutien –. En 1937, il s’engage résolument contre le nazisme, dans une démarche en décalage avec ce récit à l’esthétique romantique d’une autre époque.



Alexandre, Roman de l’utopie, est quant à lui un texte magnifique qui vaut par ses multiples facettes, le type de lecture qui éclaire les destins tragiques de cette exceptionnelle famille littéraire.



Klaus Mann, est le fils aîné de Thomas Mann. Écrivain précoce, il a publié à dix-huit ans, une pièce de théâtre et un recueil de nouvelles. Seul ou avec sa sœur Erika, il a parcouru le monde – Europe, Asie, États-Unis… Cette vie insouciante de dandy des Années folles – drogue dure, sexe, homosexualité affichée – fut interrompue par la montée du nazisme, auquel il s’opposa résolument dès le début. Écrivain prometteur encouragé par Cocteau et Gide, il fonda en exil une revue antifasciste à laquelle collaborèrent notamment Einstein, Brecht, Trotski, Pasternak, Roth et Hemingway, et participa, en 1934, à la préparation avec René Crevel du Congrès international pour la défense de la culture. Après avoir été correspondant de guerre en Espagne du côté républicain, il s’installa aux États-Unis en 1938, et c’est sous uniforme américain qu’il revient dans une Allemagne en ruines. Son œuvre romanesque – Le Volcan, Mephisto, Symphonie pathétique - Le roman de Tchaïkovski – permet de mieux comprendre cet homme complexe et a une portée littéraire énorme. En 1949, il achevait Le Tournant, peu avant son suicide, une autobiographie sans confession d’un homme attentif aux autres et à son époque.

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Photo personnelle et carte expliquant le périple d'Alexandre le grand sur mon site Bibliofeel ou sur les réseaux à clesbibliofeel.




Lien : https://clesbibliofeel.blog
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Fuite au Nord

Quel écrivain étrange fut Klaus Mann ! Son père, l'immense Thomas Mann, dit de lui après qu'il se soit suicidé : « il travaillait trop vite et trop facilement ». Et c'est vrai que son écriture a quelque chose de précipité, comme s'il s'était un peu trop laissé emporter par le flot. Elle a aussi quelque chose d'étrange – mais je ne sais pas dans quelle mesure la traduction l'a accentuée. Une sorte de maladresse volontaire, des paragraphes doux se terminant de façon abrupte, des passages courts et hachés, de longs dialogues. On pourrait presque croire à un écrivain débutant, si on ne sentait une telle force là-dedans.



L'histoire, où l'on devine des éléments autobiographiques, se place peu de temps après l'arrivée au pouvoir des nazis. Johanna a fui l'Allemagne auprès de son amie Karin, qui est finlandaise. Elles passent quelques jours à Stockholm où les rejoint le frère cadet de Karin, Jens. Issus d'une famille de grands propriétaires terriens finlandais, leur famille possède un immense domaine à la campagne. Johanna les y accompagne et y rencontre leur mère ainsi que leur frère ainé, Ragnar.



Jens, très germanophile, est un fervent admirateur du nazisme ; Ragnar le hait de tout son cœur. Des non-dit pèsent sur la famille et contribuent à empoisonner l'ambiance. de son côté, Johanna reçoit des nouvelles de son frère et de son fiancé, qui ont fui en France et essayent de monter un mouvement de résistance avec leur cellule communiste. Ils lui demandent de les rejoindre, mais elle ne peut s'y résoudre. Une attirance mutuelle ne tarde pas à la lier à Ragnar. Laissant là les soucis, les disputes et les inquiétudes, tous deux montent un jour dans leur voiture pour un voyage sans but vers le nord… Une fuite.



L'histoire elle-même présente ces maladresses volontaires et ces cassures dans sa fluidité qu'on trouve dans le style. S'y croisent le thème de la rencontre entre membres de la jeunesse riche et insouciante et jeunesse politisée, la pesanteur des affaires de famille, l'immensité de l'inquiétude de Klaus Mann face à l'avenir. Mais c'est avant tout un livre où s'exprime toute la souffrance de l'exile…
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Speed

Je qualifiais il y a peu Klaus Mann de grand écrivain, intransigeant et fragile. Il a souffert tout au long de son existence d'un syndrome dépressif grave qui le conduisit à absorber une dose mortelle de barbituriques en 1949, à Cannes, à l'âge de quarante-deux ans. Cette fragilité marque toute sa production où se lit un sentiment de désenchantement.



Le début de sa carrière littéraire plaça ce jeune homme turbulent et excentrique sous le signe du scandale : homosexualité et toxicomanie. On lui reprocha de profiter du nom de son illustre père pour faire son chemin en littérature. Dès 1930 il montra pourtant une stupéfiante clairvoyance et s'engagea en intellectuel responsable et intransigeant, réfractaire à tout nationalisme, militarisme ou racisme. L'ascension d'Hitler lui rendit l'Allemagne irrespirable et il choisit l'exil, perdant pays, racines et public. Exilé aux États-Unis, un autre renoncement sera celui à sa langue maternelle, instrument idéal pour exprimer toutes les nuances de sa pensée ; il veut écrire ses textes en anglais : «Pénible sentiment d'insécurité. Brusquement on se retrouve à nouveau débutant : chaque phrase est un casse-tête» (Le tournant, récit autobiographie). Speed est la première nouvelle en anglais à laquelle il met un point final en 1940. Le recueil comprend quinze textes dont cinq relèvent de cette période, traduits par Dominique Miermont.

[...].

Malgré des personnages hauts en couleur dans un monde gris et la diversité des textes «américains», je penche vers ceux du début qui, à l'instar de "Une aventure pieuse", ont des contours plus flous : "Le cinquième enfant" (1926, dédié au surréaliste René Crevel) belle liaison trouble d'une mère veuve ; "Douleur d'un été" (1932), digne des fiévreuses sociétés bourgeoises de Françoise Sagan. Le style restera toujours limpide, mais à trop en dire, à trop suggérer – comme si le lecteur n'était pas capable de se poser les bonnes questions – les nouvelles plus tardives perdent leur voile de mystère mais aussi leur sobriété qui est la grâce des textes courts. Je sors de Raymond Carver, ceci explique peut-être cette impression-là ?

[...]

Compte-rendu complet sur "Marque-pages" (lien c-dessous)
Lien : http://christianwery.blogspo..
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Le tournant : Histoire d'une vie

Der Wendepunkt, Ein Lebesnbericht

Traduction : Nicole Roche avec la collaboration de Henri Roche

Préface : Jean-Michel Palmier



ISBN : 978742773589



Deux extraits de ce livre paraîtront sur Babelio.





Si vous n'avez jamais rien lu de Klaus Mann, ni essai, ni roman, si vous ne saviez même pas jusqu'ici qu'il était le fils de l'auteur de "Mort A Venise" et de "La Montagne Magique", Thomas Mann, ainsi que le neveu de Heinrich Mann, auteur moins connu mais tout aussi prestigieux de "Professeur Unrat", le livre dont Joseph von Sternberg tira son inoubliable "Ange Bleu", "Le Tournant, Histoire d'Une Vie" est probablement l'ouvrage que vous devez lire en premier pour faire la connaissance de cet écrivain tourmenté et humaniste, dont la profondeur et la richesse valent beaucoup mieux que la réputation de "fils de génie" qu'il traîna toute sa vie - et qui contribua à le mener au suicide. Klaus Mann choisit en effet de se donner la mort à Cannes, le 21 avril 1949, quelques semaines après avoir achevé la postface du "Tournant."



"Le Tournant" relate non seulement l'existence de Klaus Mann depuis sa naissance jusqu'à son retour à la vie civile, après la Seconde guerre mondiale mais aussi l'histoire de la famille Mann au grand complet (avec de très intéressants aperçus sur les grands-parents et les tantes et oncles de l'auteur, où l'on compte déjà au moins une suicidée, la tante Carla, comédienne qui avala de l'acide et mourut dans une agonie qu'elle tentait d'apaiser en buvant de l'eau) et, bien sûr, l'histoire de cette Allemagne, déjà sous l'influence nationale-socialiste, que Mann abandonna en 1931 et qu'il retrouva en 1945, dévastée par les bombardements alliés et la folie perverse d'un mégalomane.



Alors, c'est passionnant, éblouissant, enrichissant au possible et on ne s'ennuie pas une seule minute. Et pourtant, l'ouvrage comporte près de six-cent-quatre-vingt pages en format poche (chez Babel-Actes-Sud). Et par dessus tout, compliment suprême à adresser à l'oeuvre d'un mémorialiste, cela palpite de vie à chaque page. Cette Allemagne depuis longtemps morte et enterrée, ce cosmopolitisme et cet éclat qui caractérisaient la vie littéraire et intellectuelle des pays germanophones d'Europe centrale, la superficialité tout aussi éclatante et déjà bien envahissante que l'écrivain en exil nous fait voir lors de son passage en Californie, tout cela nous apparaît bien réel et nous parle au présent tout au long de notre lecture, et ceci bien que nous sachions que nous sommes là en plein passé et même dans les souvenirs d'un homme depuis longtemps retourné à la poussière lui aussi.



Le souffle qui s'épuise trop souvent chez lui dans ses oeuvres de fiction, cette sûreté dans le trait et dans l'idée qui s'évanouit brusquement dans "Le Volcan" avec l'Ange des Exilés pour réapparaître quelques chapitres plus loin, cette puissance enfin que, jusqu'au bout, l'écrivain, aura douté de posséder, sont ici au rendez-vous pour proclamer que oui, Klaus Mann fut un grand écrivain, aussi grand que son père et que son oncle. Mais, contrairement à eux, il eut le malheur de naître, comme il le dit, "fils de génie."



Avec une pudeur qui prouve combien il aimait son père - "le Magicien" ainsi que l'avaient surnommé les membres de sa famille - Klaus Mann passe ici sous silence tout ce qui a pu les opposer. Bien qu'il admette çà et là que le Magicien n'avait peut-être pas un caractère très aimable, c'est la silhouette du héros de sa petite enfance qu'il nous dépeint avec tendresse, douceur et fierté. Fierté d'autant plus généreuse qu'on n'est pas du tout certain que Thomas Mann la rendît à son fils et à ses écrits, en tous cas au même degré.



En ce sens, "Le Tournant" est aussi une déclaration d'amour filial qui, pour s'exprimer, oublie tout ce qui pourrait jeter une ombre fâcheuse sur ce père encensé par le monde littéraire et Prix Nobel, et, bien sûr, l'influence qu'il eut, volontairement ou non, sur la vie sexuelle du fils. Sur ce plan aussi, Mann reste très pudique - et on ne peut que le respecter pour cela - mais à lire ses analyses du sentiment amoureux, le lecteur comprend mieux la nature d'écorché vif qu'il dissimula longtemps avec brio sous sa défroque de jeune dandy.



Mais le pire, dans cette relation, c'est que Klaus Mann n'osa jamais affronter son père dans le domaine où celui-ci excellait : le roman. En aurait-il été capable ? La subtilité, l'énergie, la grâce avec lesquelles il nous invite à négocier avec lui ce "Tournant" le prouvent largement mais il est malheureusement plus que certain que lui-même, s'il en avait bien une conscience timide, ne parvint jamais à l'envisager.



Docilement, parce que le milieu dans lequel il baignait depuis l'enfance avait favorisé ses débuts dans la littérature, il accepta cette étiquette de "fils à papa" que les jaloux et ceux qu'agaçaient sans doute certaines maladresses de sa part dues à sa jeunesse lui collèrent sur le dos pratiquement dès ses premiers écrits. L'attitude du père en rajouta encore, lui qui soupirait en constatant que son fils écrivait "vite et facilement" - et en sous-entendant que ce qui s'écrit vite et facilement n'est pas de la "vraie" littérature. Toutefois, quand il était question de document, de biographie ou de mémoires - et comme son "Magicien" de père n'était pas un foudre de guerre en la matière - Klaus Mann se sentait revivre - et son talent, au moins égal à celui de son père, redressait alors la tête. C'est tant mieux car, sinon, nous ne pourrions pas nous plonger dans cette "Histoire d'Une Vie" que n'aurait pas reniée le Stefan Zweig du "Monde d'Hier." Notons au passage que le grand écrivain autrichien fut l'un des rares justement à ne jamais douter de Klaus Mann, qu'il ne cessa d'encourager jusqu'à son propre suicide.



"Le Tournant" est la parfaite antithèse des "Mémoires de Hongrie" dont nous parlions récemment. Là où Sándor Márai fait du monde et de la Seconde guerre mondiale deux phénomènes dont il est l'axe principal, Klaus Mann, tout en s'exprimant lui aussi à la première personne et sur un contexte proche de celui du Hongrois, ne se perçoit que comme un maillon dans la vaste chaîne de celles et ceux qui traversèrent la Grande guerre, la République de Weimar et la Seconde guerre mondiale. Sándor Márai nous donne à voir encore et toujours Sándor Márai, victime première - ah ! bon ? parce qu'il y en a eu d'autres ? - d'un monde frappé de folie. Ses réflexions ne concernent que Sándor Márai et les sentiments de Sándor Márai - et ça s'arrête là. Alors que Mann part du point fixe qu'il représente dans la tempête pour nous faire découvrir le monde qui l'entoure et la folie qui, peu à peu, sournoisement, s'empare des êtres et des choses. Mann craint pour l'Homme et s'épouvante de ce qu'il peut faire quand il laisse le Mal et l'Egoïsme l'envahir. A la fin de son parcours, le dégoût l'emporte même mais c'est toujours l'Autre qui l'intéresse et l'inquiète.



En résumé, "Mémoires de Hongire" est la vision bornée qu'a du monde un esprit égocentrique et l'on pourrait sans problème rapprocher leur auteur de ces silhouettes d'Allemands bon teint qui affirment en 1945 à un Klaus Mann au bord de la nausée qu'ils n'ont jamais soutenu Hitler : leur petit monde passe avant tout le reste et, pourvu que ce monde - et son confort - ne soient pas dérangés, les autres peuvent bien aller se faire tuer ou torturer. "Le Tournant" au contraire est celle d'un Humaniste qui voudrait bien ne pas désespérer de l'âme humaine mais dont la générosité innée vient buter sur cette triste constatation que l'Homme ne renonce le plus souvent à une folie que pour en épouser une nouvelle ...



Un livre à lire et à relire. Un livre qui vous permettra de découvrir à sa juste mesure l'immense talent qui fut celui de Klaus Mann. Allez-y de confiance - plus encore si vous aimez, comme nous, les mémoires. ;o)
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Alexandre, suivi de Ludwig

Klaus Mann, fils de l'illustre romancier et essayiste Thomas Mann, publia en 1929 un bref roman historique consacré à Alexandre le Grand, et en 1937, une courte nouvelle sur les derniers jours de Louis II, le "roi fou" de Bavière. Malgré les différences d'époque, de format et de personnages, ces deux récits réunis dans ce volume ont des points communs : deux souverains sont mis en scène, qui sont des politiciens, des êtres d'exception et des homosexuels, même si la prudence est nécessaire pour ce qui est d'Alexandre et de son temps (il est périlleux de projeter sur l'Antiquité des conceptions modernes comme celle d'homosexualité). Les thématiques associées à ces personnages sont déjà connues et établies par la tradition. Klaus Mann ne les invente pas, mais se livre à des variations sur des motifs pré-existants : le romantisme exalté, morbide et suicidaire de Louis II, roi wagnérien, admirateur passionné de l'univers de Wagner ; l'épopée grandiose, mondiale, la destinée romanesque d'Alexandre, héros qui, dès l'Antiquité, élabora son propre mythe. Là où Klaus Mann cède un peu à la banalité, c'est en donnant de l'homosexualité masculine une image tragique, même dans sa Grèce rêvée où Alexandre, repoussé par celui qu'il aime, se retrouve incapable d'aimer et se lance dans une aventure vide, qui ne le console pas. Ne parlons pas de Louis II, torturé par son "péché". La réflexion de Klaus Mann sur le pouvoir politique, esquissée en préface, ne m'a pas beaucoup intéressé, peut-être parce que je ne vis pas dans les années trente du XX°s, où un pouvoir extrêmement personnalisé dépendait des caprices et de la subjectivité des chefs (Staline, Hitler etc). L'auteur a toutefois le mérite de dépouiller son Alexandre de son aura poétique traditionnelle, en fait un amoureux frustré (à l'opposé des hagiographies) et un idéaliste vaincu. Cette version du mythe a beaucoup d'intérêt et d'originalité. La folie de Louis II est perceptible dans la nouvelle, sa représentation est réussie car on répugne à lire pareil texte qui fait pénétrer le lecteur dans le délire du héros. Toutes ces qualités ne compensent pas les faiblesses littéraires et narratives de ces deux récits : en particulier leur sécheresse (qualité dont l'excès nuit).
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Avant la vie

Une lecture trop rapide de la présentation de cet ouvrage lors du lancement d'une opération «Masse Critique» en début d'année, m'avait fait penser à tort qu'il s'agissait là plutôt d'une autobiographie, et non d'un recueil de nouvelles. Après la lecture de AVANT LA VIE, je me dis qu'en fin de compte je n'avais pas été complètement à côté...En tout cas, pas du tout pour ce qui est du plaisir éprouvé après-coup, à la lecture de ces nouvelles, car celui-ci tient en effet davantage à la dimension biographique et ontogénétique de cette oeuvre de jeunesse de Klaus Mann, qu'à une dimension purement et à proprement parler littéraire de son contenu. Je crois que jusqu'à présent je n'avais jamais eu (ou alors très rarement et j'en oublie pour le moment..!) l'occasion d'aborder ainsi, et quasi exclusivement de ce point de vue, une oeuvre cependant de fiction.

Bercé ainsi par la magie propre à la lecture qui, une fois instaurée pour nous, abolit naturellement les frontières autrement infranchissables entre époques, réalités, styles ou êtres, lisant ces récits de toute fraîcheur (dont l'un, «Les Jeunes», écrit à seulement 15 ans !), j'ai eu l'impression d'approcher de manière par moments très sensible ce que pouvait signifier être adolescent à cette époque, et en même temps d'avoir eu l'occasion de faire connaissance avec la personnalité en construction du jeune Klaus Mann.

Qu'est-ce que cela pouvait donc représenter d'être adolescent en 1920 ? Klaus Mann, né en 1906, vient juste d'avoir 14 ans. Parmi les nombreuses images et évocations autour de cette période dite «entre-deux-guerres», il y en a une, forgée par Gerturde Stein, qui m'est revenue souvent à l'esprit en lisant AVANT LA VIE. Bien que se rapportant à un contexte différent et très particulier, en lien plutôt avec le cercle d'écrivains américains exilés à Paris à cette époque, l'expression «génération perdue» trouve ici, il me semble, tout son sens et toute sa place. Des années plus tard, dans un recueil de souvenirs, Klaus Mann caractérisera lui-même la jeunesse allemande de son temps comme un mélange de forces nouvelles libérées, néanmoins sans objectifs précis, associées à un «pathos destructeur et négatif». La plupart des huit récits courts (allant de cinq, pour le plus court, à une trentaine de pages pour le plus long) qui composent AVANT LA VIE sont traversés et illustrent parfaitement un équilibre difficile à trouver entre ces deux forces antagonistes. Ce combat, hélas, finira comme on le sait par être perdu, obérant tragiquement l'avenir de toute une génération.

Dans ces récits, il est souvent question d'un «renouveau » qui devra «forcément arriver», «d'une nouvelle époque qui triompherait de la décadence », « d'un tournant » («Avant la Vie») qui marquerait nettement et définitivement la rupture tant attendue avec le monde qui vient de s'effondrer, avec la mentalité et avec les valeurs des «adultes», tenus pour responsables de l'immense tragédie qu'a représentée la Première Guerre Mondiale. Ainsi, l'insolence nouvelle des jeunes véhicule-t-elle une révolte assumée face à tous ces «pères» autrefois investis d'autorité («Les Jeunes»), et la jeunesse elle-même jusque-là synonyme d'inexpérience, devient désormais en soi « un avantage » («En face de la Chine»).

Cette attente exaltée de renouveau face «à la décadence de la civilisation occidentale, laquelle devait être sauvée par une grande et nouvelle culture», ainsi que l'attente de celui qui viendra jouer le rôle de «guide de la nouvelle jeunesse» et qui sera «vraiment différent» (« Les Jeunes ») est un même temps, on l'entrevoit parfaitement, l'oeuf où couve déjà un autre serpent. En lisant ces mots prophétiques, on ne peut éviter de penser au terreau alors en train de se reconstituer et qui, quelques années plus tard, permettra aux forces de destruction de resurgir triomphantes, de s'emparer rapidement de tout un peuple, avant d'embraser à nouveau le monde entier. Car si cette génération-là a compris qu'elle doit se révolter et, décomplexée, s'autorise à transgresser la loi des pères, si elle prône ouvertement d'aller «au cabaret, faire du théâtre et écrire des poèmes », de «profiter de la vie puisque la mort y met un terme », elle ignore en revanche la direction exacte à suivre pour reprendre ensuite le flambeau et devenir à son tour «adulte ». D'excès en excès, on se questionne alors sur sa propre «légitimité à vivre» et l'idée d'un avenir possible est envahie par des visions aux accents parfois sombrement prémonitoires : «L'un de nous va devenir fou, cria-t-il, le deuxième va se suicider, le troisième va se prostituer, le quatrième va se convertir à l'anthroposophie».

Grâce à la spontanéité pleine de fraîcheur qui transparaît dans ces nouvelles, grâce à ces toutes premières gammes du «montrer-cacher» littéraire exercées ici par l'auteur, on peut également y reconnaître sans trop de difficultés les signes de la quête d'émancipation de Klaus Mann vis-à-vis de ce père dont l'ombre immense plane sur sa vocation littéraire, ce père si difficile à écarter (c'est entre autres grâce à la grande renommée de Thomas Mann qu'il publiera lui-même ses premiers textes), ce père enfin dont le fils cherchera à incarner en quelque sorte l'image renversée, revue et corrigée, dans un jeu de miroir intergénérationnel empreint d'ambiguïtés et, là aussi, de forces antagonistes (Klaus Mann dès ses premiers textes évoque ouvertement une homosexualité qui, au contraire de son père, il assumera sans problèmes, étant le premier écrivain allemand à revendiquer publiquement son homosexualité).

Certes, il ne faut s'attendre à trouver dans ces récits de toute jeunesse la qualité littéraire qui fera la renommée ultérieure de l'auteur (au travers notamment de la publication de ses romans « Méphisto » et « le Volcan » dans les années 1930). On peut néanmoins, en lisant ce recueil, accompagner avec un plaisir et un intérêt certains, un jeune auteur dont le talent manifeste s'exprime en son temps et à son âge. Tout en s'essayant aux différents courants, allant du symbolisme (« Conte »), et passant par une sorte de romantisme calibré par l'air du temps (« Sonia ») ou l'exercice du portrait psychologique (« La Vie de Suzanne Cobière ») qui ont pu influencer sa jeune plume, Klaus Mann, tel le personnage de son récit « Sonia» tente surtout de poursuivre une voie «sans Dieu – pur – seul» afin de trouver une langue qui lui serait propre.

Je remercie l'équipe de Babelio et les éditions La Reine Blanche pour l'envoi de ce livre dont l'édition et la présentation s'avèrent d'une qualité vraiment exceptionnelle, tant sur la forme – c'est un très beau petit format, contenant des photos et une oeuvre graphique d'époque - que sur le fond – une traduction soignée et des notes de bas de page mettant en parallèle éléments fictionnels et autobiographiques.

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Avant la vie

*** Merci à Babelio et aux éditions de la Reine Blanche pour m'avoir adressé ce très bel ouvrage dans le cadre de l'opération Masse Critique Littératures ***

Avant la vie est un recueil de nouvelles de l'écrivain allemand Klaus Mann, fils de Thomas Mann, qui contient huit textes publiés entre 1924 et 1932. Précisons également que ce recueil n'a pas été publié en tant que tel par l'auteur mais procède d'une sélection de quelques nouvelles par l'éditeur. Né en 1906, Klaus Mann a commencé sa carrière littéraire très tôt, dès l'âge de dix-sept ans. Il fit paraître son premier roman en 1926, alors qu'il avait à peine vingt ans. En tant qu'auteur précoce, Klaus Mann était considéré comme un porte-parole de la jeunesse de la République de Weimar. Les huit nouvelles s'inscrivent dans une période de l'histoire allemande particulièrement troublée, du fait de difficultés économiques généralisées, d'une instabilité politique chronique et de la montée des extrêmes, à gauche mais surtout à droite.

Ces nouvelles sont marquées par cette double influence : oeuvres de jeunesse écrites au coeur du chaos né de la défaite de 1918, il est tout naturel qu'elles cherchent à décrire une jeunesse confrontée à une profonde crise sociale et politique. En mettant en scènes des jeunes gens en proie aux difficultés de la vie quotidienne, mais qui cherchent à donner une direction nouvelle à leur existence, sans forcément savoir quelle voie emprunter, elles reflètent les débats qui pouvaient agiter la jeunesse allemande au cours des années 1920.

Dans la courte nouvelle qui porte le même titre que le recueil, quatre lycéens de dernière année s'inquiètent de leur avenir. L'époque est riche de doctrines nouvelles pour ces jeunes gens prompts à s'enthousiasmer. L'un croit en la « régénération », en l'avènement « d'une nouvelle époque qui triompherait de la décadence » ; un autre se réclame de la Société anthroposophique, courant occulte fondé au début du siècle, tandis que le troisième prône simplement la venue d'une sensibilité nouvelle. Seul le dernier d'entre eux, qui reste silencieux, n'est séduit par aucun de ces courants. Il sent la tristesse grandir en lui, se demandant si même un avenir est possible. Ses interrogations dévoilent l'angoisse qui agite toute cette génération, et l'auteur sans doute aussi : « Qui pourra être assez faible pour se laisser emporter par tous ces courants, puis assez fort pour conserver cet enthousiasme ? Comment cela va-t-il finir ? »

Publiée un an après, la nouvelle suivante (Les jeunes), au titre tout trouvé, met en scène un groupe d'adolescents en conflit avec la génération précédente. On y rencontre des jeunes livrés à eux-mêmes du fait de l'inaptitude des adultes à les guider : dépassé par les événements, le directeur de l'établissement n'exerce plus qu'une autorité de façade. Les jeunes s'opposent frontalement, presque insolemment, aux adultes, dont le monde s'est effondré avec la fin de la Première Guerre mondiale. Un abîme infranchissable semble avoir été creusé entre les générations, comme en témoigne l'attirance du professeur Fehr pour la jeune Sibylle, qui passe « froide et indifférente devant lui ». Dans cette nouvelle, Klaus Mann développe l'opposition aux « pères » non pas dans un cadre personnel mais sur un plan générationnel. Mais si les jeunes ont compris qu'ils devaient se révolter, ils ignorent en revanche comment devenir eux-mêmes adultes, ce qui les pousse à s'interroger sur le sens à donner à leur vie : « J'aimerais vraiment savoir où se situe notre légitimité à vivre. Nous sommes trop déchirés et trop tristes pour pouvoir trouver ce qui nous manque, notre port d'attache ». Il en va de même dans la nouvelle suivante où le personnage principal de Sonia passe son temps à attendre : quoi ? elle ne le sait pas elle-même !

N'ayant pas connu les tranchées, cette génération a pourtant tous les atouts en main pour faire ce qui lui plaît, pour vivre pleinement. Mais l'absence de perspective morale, l'angoisse qui naît des restrictions, la pesanteur due au climat malsain de la vie politique, sans doute aussi un profond sentiment de culpabilité, les privent de perspective, créant une ambiance délétère. Cette jeunesse aux aspirations pures, cette jeunesse en quête d'un renouveau, d'une rupture d'avec le monde d'avant (« Ainsi se tenaient-ils tous, figures tragiques, au tournant d'une époque », p 56) ne pouvait s'imaginer une seule seconde que ce tournant tant attendu prendrait, à l'aube des années 1930, une direction inattendue et douloureusement tragique, comme l'auteur l'évoquerait plus tard dans son livre le plus connu (Le tournant).

« Profitons de la vie puisque la mort y met un terme », telle semble être la conclusion, provisoire, à laquelle tous finissent par aboutir. Les personnages des nouvelles « En face de la Chine » et « La vie de Suzanne Corbière », un acteur sans expérience attiré par le rêve américain et une jeune fille tournant le dos à une éducation particulièrement rigide pour se perdre dans les excès de la vie parisienne, semblent vouloir mettre en oeuvre cette règle de vie. Toutefois, en dépit de leur bonne volonté, leurs espoirs sont vite déçus, et quoi qu'ils entreprennent, l'échec les attend. Rien ne fait donc vraiment sens, triste constat que l'auteur devait sans doute partager. Il mit fin à ses jours, on le sait, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mais entre-temps, à partir de 1933, avec l'arrivée au pouvoir des nazis, il avait trouvé, dans la lutte contre le fascisme, une raison, à la fois, de vivre et d'écrire. Comme ses propres personnages qui se cherchent, de même cherchait-il un sens à son existence.

Si ces quelques écrits de jeunesse de Klaus Mann ne sont pas tous d'égale valeur, je pense notamment aux trois autres nouvelles dont je n'ai pas parlé et qui m'ont paru un peu anecdotiques, ils sont dans l'ensemble très intéressants à lire grâce à la spontanéité et à la fraîcheur qui s'en dégagent. Sans doute du fait de la jeunesse de l'auteur, ils ne sont peut-être pas encore parfaits mais ils semblent très authentiques. J'ai particulièrement apprécié les notes de bas de page qui mettent en perspective le texte à l'aide de quelques extraits de l'autobiographie de Klaus Mann et qui sont particulièrement éclairantes. Ces nouvelles sont de précieux témoignages de ce que d'aucuns ont nommé la « génération perdue », cette génération qui n'a pas connu le premier conflit mondial. Elles permettent de se faire une idée de ce que pouvait représenter le fait d'être adolescent dans cette période troublée de la République de Weimar. On pourra y entendre, si l'on veut, un écho de notre époque actuelle, particulièrement perturbée, qui pousse de nombreux jeunes à s'interroger sur le sens à donner à leur vie.

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Alexandre, suivi de Ludwig

Pour faire plaisir à un certain Alex qui se reconnaîtra, je vais commenter ma lecture de "Alexandre"... Et même si je ne connais personne portant ce prénom, je dirai aussi quelques mots sur "Ludwig", les deux textes ayant été réédités en un seul volume aux éditions Libretto. Le premier est un court roman d'un peu plus de 200 pages publié en 1929, le second une longue nouvelle d'une cinquantaine de pages datant de 1937. J'avoue que je ne savais pas grand-chose de Klaus Mann avant de lire ce livre. En jetant un œil à sa biographie, certains éléments ressortent particulièrement : en plus d'être un "fils de" (en l'occurrence de l'auteur de "La mort à Venise" et de "La Montagne magique", que je n'ai pas lus), il est connu pour son homosexualité revendiquée et son engagement contre le nazisme.



Les relations entre les hommes, amicales et surtout amoureuses, sont très présentes dans "Alexandre". On sent en outre chez l'auteur une obsession de la beauté et de la laideur masculines ; tout au long du récit, les visages, les corps, sont abondamment détaillés. Quant à la question politique, elle est inévitable quand on évoque la vie d'un bâtisseur d'empire, a fortiori dans une œuvre sous-titrée "Roman de l'utopie". Celle-ci est donc émaillée de réflexions sur le pouvoir, sur la tyrannie... Mais Klaus Mann ne fait pas du roi de Macédoine un Führer en puissance, et pour cause : le roman a été publié quelques années avant l'instauration du Troisième Reich. Hormis ces deux aspects saillants, pour ma part j'ai surtout apprécié le fait que Klaus Mann fasse d'Alexandre une sorte de héros romantique, marqué par le destin, à la personnalité torturée. J'ai retrouvé dans cette vision de nombreux points communs avec celle d'Oliver Stone, dans son film si injustement décrié à mon sens. J'ignore si le réalisateur américain a lu ce roman et s'il s'en est inspiré, mais je ne serais pas surpris que ce soit le cas.



Dans les descriptions, qu'il s'agisse de l'apparence des personnages, de leurs sentiments ou des lieux traversés, on perçoit une esthétique "fin de siècle" sans doute déjà passée de mode en 1929, mais qui n'est pas pour me déplaire. À l'inverse d'autres romanciers ayant écrit sur l'épopée d'Alexandre, qui s'en sont sagement tenus aux faits historiques, Klaus Mann n'hésite pas à mêler à son récit des éléments relevant du mythe. Un seul exemple qui illustre bien sa démarche : en reprenant à son compte les légendes sur la confrontation entre le roi de Macédoine et les Amazones, l'auteur fait de Roxane une reine guerrière... Un choix surprenant de prime abord, mais loin d'être absurde : car qui, d'une farouche souveraine régnant sur l'infini des steppes ou d'une simple fille de notable bactrien, est plus à même d'épouser le Conquérant ? Tous les grands moments de la conquête de l'Asie sont là, pourtant ce ne sont pas les exploits militaires qui intéressent l'auteur en premier lieu. Le formidable siège de Tyr, qui donna tant de fil à retordre aux Grecs durant des mois, est ainsi évacué en une ligne. Le Granique, Issos, Gaugamèles, sont un peu plus développés, sans non plus être prétextes à de longues pages de combats. En fait, le génie tactique d'Alexandre est à peine évoqué ; si l'armée macédonienne remporte chacune de ses batailles, c'est avant tout grâce au charisme quasi surnaturel de son chef.



Dans la multitude d'ouvrages de fiction consacrés à Alexandre, celui-ci est assurément dans le haut du panier, notamment grâce à sa qualité d'écriture et à la volonté de l'auteur de donner une version personnelle du personnage tout en restant fidèle à ce qu'il dut être historiquement. Bref, il s'agit d'une lecture tout à fait recommandable sur le sujet.



Je serai moins enthousiaste sur "Ludwig", la nouvelle qui complète le volume. Avec son unité de temps et de lieu, son faible nombre de personnages et ses longs monologues, celle-ci a des allures de pièce de théâtre. Comme "Alexandre", elle met en scène un roi aux tendances homosexuelles, et traite essentiellement du pouvoir et de la folie qui en découle... Mais par rapport à la précédente, cette lecture m'a paru plus anecdotique. Il faut dire que j'ai beaucoup plus d'affinités avec le roi de Macédoine qu'avec le roi de Bavière et moins d'intérêt pour l'Allemagne du 19ème siècle que pour la Grèce antique. J'ai acheté ce livre pour Alexandre, et celui-ci m'a totalement satisfait : bonne pioche, donc !
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Le tournant : Histoire d'une vie

Quelle belle lecture ! d'une écriture chatoyante et douce, aimante et lucide, dérangeante et bienveillante. Que de talent chez Klaus Mann. Et que de sincérité.



Il serait facile de citer en exergue quelques extraits bien venus. Ce ne serait pas honorer le talent de Klaus. Tout est à citer. Car non seulement Klaus Mann a une plume absolument jubilatoire, et il a pour mettre au service de cette plume des histoires magnifiques, passionnantes, riches, époustouflantes d'intelligence, un régal.

Revenons-en au sujet : Ici Klaus, le fils du célèbre Thomas Mann, nous livre ses mémoires, en quelque sorte.

Il nous livre ainsi son éducation, passionnante, dans le mouvement de la jeunesse allemande. Il nous raconte la vie auprès de son père Thomas Mann, le Magicien, il nous donne à vivre ses auteurs magnifiques tels que Heinrich Heine, et les autres, une plongée extraordinaire dans ces auteurs allemands un peu oubliés.

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Le tournant : Histoire d'une vie



Autobiographie de Klaus Mann, 1906 – 1949.

J’ai été fascinée par la lucidité de Klaus Mann, sa capacité à anticiper les évènements. Exilé de la première heure, prophète du malheur, il a dû patienter des longues années avant que ses mises en garde et celles de nombreux autres témoins du Troisième Reich trouvent audience. En avance sur son époque, il a vécu le désespoir de ne pas être compris.

Son destin me fait penser à Stefan Zweig. Cependant, pour Zweig la menace venait de l’extérieur, alors que pour Klaus Mann elle était issue de son propre pays.

Un autre aspect frappant - une sensibilité particulière pour les destins ou les figures tragiques : par exemple le portrait son ami Ricki p363 ou celui de Julien Green p 309.

Dans la préface il est question de la difficulté de Klaus Mann de se faire un nom en tant qu’écrivain dans le sillage de son génie de père. Mais il reste discret sur ce sujet.

Les trois fils conducteurs de cette vaste autobiographie :

-- L’apprentissage, la vocation littéraire et la genèse de ses écrits ; la construction de soi en exil

-- La vie intellectuelle, le climat, ses acteurs, nombreux portraits d’écrivains

-- Le combat contre le régime nazi de 1933 à 1945



Intelligence, sensibilité, humilité et pudeur tout au long de ce témoignage – une brillante réflexion sur une époque. En finissant le livre, j’ai regardé à nouveau les premières pages. Cette autobiographie couvre quarante ans qui ont changé le monde. C’est justement la dimension historique que je vais garder en mémoire.

Extraits

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Berlin, 1923

« [le génie de la ville de Berlin] et sa fonction historique consistent à s’emparer des atmosphères et des tendances latentes en Allemagne, à les absorber, à leur donner une forme dramatique et à les pousser à l’extrême. [ ] Si le Berlin de l’Empire, avec des grands cliquetis de sabre, avait donné le spectacle de la dynamique agressive du jeune nationalisme allemand, le Berlin des premières années d’après-guerre reflétait avec le même éclat l’état d’esprit apocalyptique de la nation vaincue. » p168

« Le romantisme des bas-fonds était irrésistible. Berlin – ou plutôt l’aspect de Berlin que je voyais et que ma naïveté tenait pour le seul qui fût essentiel, [ ] m’enthousiasmait par sa dépravation éhontée. Berlin était ma ville ! Je voulais rester. » p 171

p168

Nidden, 1929

« Nidden [Nida, en Lituanie] était un village idyllique sur la Baltique, célèbre pour une espèce particulière d’élans qui, de leurs corps lisses et massifs, barraient la route sablonneuse au promeneur et à l’automobiliste. N’avaient-elles vraiment qu’une corne, ces créatures douces et rétives, lourdes et gracieuses ? Dans mon souvenir, elles prennent des allures d’animaux fabuleux … Issues d’une ménagerie mythique, victimes d’un enchantement, elles ont des yeux que dore la tristesse, sous de larges fronts brillants et penchés, humbles et menaçants. » p287

New York, 1941

« Cet après-midi, au bar du Bedford. Erika [la sœur de l’auteur] et moi avons suscité l’irritation d’un vieux gentleman en parlant allemand. [ ] « Stop it ! rugit le coléreux vieillard, (c’était très effrayant : il aurait pu avoir une attaque). That damned nazi talk ! Stop it ! Or speak english ! »

Il aurait pu continuer longtemps à vociférer, mais Erika l’interrompit, aimable et grande dame jusqu’au bout des ongles. « Deligted to meet you, Sir ! » Elle dit ces mots avec son accent britannique le plus distingué, ce qui impressionna si fort l’irascible vieil homme qu’il en resta, littéralement, bouche bée. Sa bouche resta ouverte, tandis qu’Erika continuait, avec une grande dignité : « Je comprends votre animosité, monsieur ; je partage votre répulsion devant les horreurs du nazisme. Mais comme l’Amérique ne se décide toujours pas à combattre ou, au moins à boycotter cet horrible régime, à quoi bon boycotter une langue qui, d’ailleurs, sous sa forme correcte et pure, n’a guère de parenté avec le jargon nazi ? »p569

……

« Le nationalisme, tout nationalisme, est à mes yeux l’aberration la plus dangereuse et la plus imbécile de l’homme moderne. Je me suis séparé de ma nation parce que sa forfanterie agressive m’écœurait. Je crois à la civilisation universelle et indivisible à laquelle ce siècle aspire. » p566

Extrait (profession de foi) p565 :

« Quelle sorte d’histoire ai-je donc à raconter ? L’histoire d’un intellectuel entre deux guerres mondiales, celle d’un homme, par conséquent, qui a dû passer les années décisives de sa vie dans un vacuum social et spirituel, s’efforçant avec ferveur – mais sans succès – de s’intégrer à une communauté quelconque, de se soumettre à un ordre quelconque, toujours errant, toujours vaguant sans trêve ni repos, toujours inquiet, toujours en quête…

L’histoire d’un Allemand qui voulait devenir Européen, d’un Européen qui voulait devenir citoyen du monde ;

L’histoire d’un individualiste [ ]

L’histoire d’un écrivain qui, au départ, s’intéresse à l’art, à la religion, à l’érotisme, mais qui, sous la pression des circonstances, parvient à une attitude politiquement responsable et même militante …

Mon histoire – c’est le plus sincèrement, le plus exactement possible qu’il me faut l’écrire [ ] »

Titre en original : Der Wendepunkt. Ein Lebensbericht

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Speed

Suicide, drogue, homosexualité, criminalité infantile, engagement politique… Ce qui frappe en premier lieu dans ce très beau recueil de nouvelles de Klaus Mann, c’est la modernité et l’originalité des thématiques abordées. Il faut dire que l’auteur n’est pas un bonhomme comme les autres, loin s’en faut ! Ecrivain allemand, marginal et homosexuel, il s’est engagé contre le nazisme dès 1933 et s’est exilé volontairement aux Etats-Unis. Comme beaucoup de protagonistes de ses nouvelles, Il fait partie de ce qu’il nomme « la génération perdue », une génération apatride, sacrifiée, engagée dans une lutte contre le fascisme dont elle ne connaîtra jamais les fruits. Certes, l’humanité progressera et sera sauvée – Klaus Mann, malgré tout son pessimisme, veut le croire – mais ce progrès viendra trop tard pour que lui-même et tous les enfants perdus de l’Allemagne puissent en profiter.



Cette constatation mélancolique imprègne chaque nouvelle de son recueil, même celles en apparence les plus innocentes. Outre les thèmes déjà évoqués, celui du suicide revient aussi régulièrement : chez Klaus Mann, on se tue parfois par désespoir, mais le plus souvent par lassitude, par épuisement moral et physique car tous n’ont pas le force de mener jusqu’au bout ce combat sans lendemain. C’est donc la mélancolie qui prédomine dans cet ouvrage, mais pas seulement (et heureusement d’ailleurs, on ne lit pas pour se donner le cafard !), car Klaus Mann sait également manier avec beaucoup d’habilité l’humour noir et la poésie. Certains de ses récits sont très touchants comme le tout premier, « Le cinquième enfant », où l’auteur nous plonge dans un monde de l’enfance à la fois féérique et vaguement troublant. J’avoue également un faible pour la nouvelle qui a donné son nom au recueil, « Speed », nouvelle à fort parfum autobiographique contant la relation d’un expatrié allemand avec un jeune voyou américain, aussi séduisant que manipulateur. Une belle découverte qui m’a donné envie d’explorer plus en profondeur la bibliographie de Klaus Mann : je recommande chaleureusement !

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Avant la vie



Ce sont des écrit de jeunesse, 8 nouvelles. Et s’il n’y avait pas eu les derniers textes, j'aurais dit que ces nouvelles étaient très bien pour des écrits d’un jeune de 15 -16 ans mais qu’il n’était pas pour autant indispensable de les éditer. Mais je les ai trouvé de mieux en mieux, sont-ils présentés dans l’ordre de leur création ? C’est une rencontre avec cet auteur et je pense que la maturité a dû en faire un excellent écrivain. Quelle famille !



Je remercie Babelio et les éditions La Reine Blanche pour l’envoi de ce livre d’une belle présentation, avec de beaux caractères accompagné d’un marque-pages représentant une gravure d’un peintre ami de Klaus et Erika Mann, geste d'autant plus apprécié que j’en fais la collection.



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Génération perdue

Klaus Mann est un écrivain maudit. Mort à cinquante ans après plusieurs tentatives de suicide, il est resté toute sa vie dans l'ombre de son père, l'est toujours aujourd'hui. Beaucoup de ses livres n'ont pas été réédités, et certains, à l'image de cette nouvelle, n'ont tout simplement jamais été publiés.



Jak est jeune, pauvre, idéaliste. Gert est riche, oisive, dépensière, mène une vie mondaine anarchique. Le hasard les réunit. Ils tombent amoureux. Le choc entre les deux mondes est violent.



L'écriture de Klaus Mann, magnifique, transcende une histoire d'apparence si banale. Avec réalisme et lucidité, il met en scène l'insouciance de la jeunesse dorée des années folles de l'entre deux guerres, son inconscience devant la montée des totalitarismes.



Au premier abord, étonnant parallèle également entre le couple de ses héros (Jak, aux traits fins et doux, et Gert, jeune fille au visage masculin aimant s'habiller en homme) et le duo qu'il formait avec son inséparable soeur, Erika Mann. Faut-il y voir une critique du milieu social de cette dernière ? Des reproches, peut-être ? Difficile à dire...



Merci en tout cas aux éditions du Chemin de Fer de nous faire découvrir ce texte !
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La danse pieuse

Voici un grand écrivain, un homme intransigeant et fragile. Il ne fait pas de doute que Klaus Mann, ignoré de son vivant, acquiert une notoriété qui rejoint celle de son père. Vivre à l'ombre d'une montagne magique prénommée Thomas est écrasant mais permet de grandir dans un milieu intellectuel propice à l'épanouissement de l'esprit. Avant le présent roman, ce mauvais élève turbulent avait déjà publié, très jeune, une pièce de théâtre et des nouvelles. Il voue une affection passionnée, presque troublante, pour sa sœur Erika avec laquelle il écrira quatre ouvrages.



La danse pieuse, publié en 1926, est son premier roman, un scandale, le premier récit homosexuel en Allemagne, d'une plume étonnamment mûre. Il n'avait pas vingt ans à l'époque et faisait preuve d'une exceptionnelle facilité de littérateur avec cette histoire qui semble très autobiographique : la petite sœur adorée, la fuite de l'esthète en rébellion, loin de la famille et de la fiancée pour trouver un sens à la vie. Car Klaus Mann fait partie de cette jeunesse désorientée qui avait treize ans à la fin de la Grande Guerre, au moment de la révolution allemande, et son personnage Andreas en est le reflet pathétique. Génération sensible, atone incapable de donner forme à sa propre vie.



Jeune peintre confronté à des problèmes de forme et d'image, Andreas part hanter le Berlin décadent des années vingt peuplé de night-clubs équivoques, de travestis, de débauches. Les enfants s'amusent dans les ordures, les artistes y finissent en bouffons de la bourgeoisie. Après un détour par Hambourg, le jeune homme, amoureux d'un garçon, rejoint Paris et la bohème internationale... Puis le voyage encore, l'exil. Mann affiche ouvertement son homosexualité dans l'ouvrage et son admiration pour des auteurs qui manifestent ce penchant : Wilde, Verlaine, Walt Whitman, Herman Bang,...



"Le trouble de ce temps est grand et puissant, peut-être aucune époque autant que la nôtre n'a eu conscience d'être aussi troublée, d'être à ce point entraînée vers on ne sait où. Ce que nous savons le moins, c'est vers où va nous conduire cette grande danse. [...]. Se mouvoir est être mûr pour le repos. Vivre, c'est être mûr pour la mort. Puisque nous sommes des danseurs sans but, nous célébrons la vie comme une pieuse cérémonie et nous ne pensons pas que nous pourrions aller vers ce qui est bon, vrai, solide. Il faut nous pardonner, il n'est pas facile aujourd'hui de servir un ordre quelconque. Une fête ne doit pas être quelque chose d'étourdi, d'approximatif, ni vide de pensée. Nous gardons dans nos coeurs ce qui est le sens d'une telle fête. Il me semble donc que ce n'est pas une fête frivole, une plaisanterie d'enfant, c'est plutôt un jeu grave, une aventure pieuse."





Le souvenir que m'a laissé le livre, plus que l'histoire sensible et passionnée, hardie pour l'époque, figure dans l'image presque diaphane que renvoie Andreas : il a l'air de passer à travers tout en silence, distant, méditatif, sans émotion, froid, comme un ange cruel et insensible mais en souffrance. Une ombre glacée fascinante. Il a des amis, des amours, est apprécié dans cet univers marginal, mais cela ne s'éprouve pas « viscéralement » par le texte dont l'analyse permettrait sans doute de détecter tous les non-dits, les silences du cœur de ce personnage feutré. La construction, ainsi que certaines mises en écho de passages aux accents oniriques, m'ont paru très habiles, malgré quelques emportements lyriques surfaits.



Le petit film Qui est Klaus Mann ? incitera peut-être à franchir le cap vers cet auteur lucide dont La République des Livres n'a pas manqué de mettre récemment en exergue l'intransigeance et la perspicacité.



(Lu en version numérique)
Lien : http://christianwery.blogspo..
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Le tournant : Histoire d'une vie

« Le sans-patrie, le déraciné qui attend toujours –le miracle du retour au pays ? la catastrophe –est, certes, enclin à considérer son existence comme provisoire ; les années d’errance, les années d’attente, n’ont pour lui aucun poids, elles ne lui semblent pas avoir leur pleine valeur. Et pourtant, comme il pèse lourd, comme il se remplit de ce que l’on vit, ce temps que l’on trouve trop léger, pas assez plein pour compter vraiment ! Cette profusion d’impressions et de problèmes demande à être ordonnée, avant que nous-même, nous ne tombions en poussière.

Je suis assis dans une chambre d’hôtel, à New-York, et je m’efforce de donner une forme épique à ce que j’ai vécu en exil, qui est désordonné, riche, et triste. »



Klaus Mann, fils de Thomas Mann et neveu de Heinrich Mann, deux des plus grands prosateurs allemands du XXè siècle, a terminé d’écrire Le tournant un mois avant de se suicider le 21 mai 1949 à Cannes. Ce livre, inspiré d’un premier récit de vie écrit en anglais cette fois, The turning point, est une œuvre magistrale, brassant la terrible première moitié du XXè siècle avec un œil intransigeant, passionné et original.

Se décrivant lui-même comme un marginal cosmopolite et citoyen du monde, éternel exilé, Klaus Mann décrit avec une acuité et une sensibilité bouleversante son cheminement intime à travers la grande Histoire. Baignant dès l’enfance dans une vie intellectuelle et artistique intense, il choisira la voie (difficile –il est l’enfant d’un prix Nobel !) de la littérature. Intellectuel et fondateur de deux revues engagées durant son exil- dès 1933- il sera également soldat américain débarquant sur le sol européen pour participer à sa libération, lui, cet allemand de naissance à qui le régime nazi a ôté sa nationalité.

Et l’on perçoit à travers lui l’Allemagne de l’après-première guerre mondiale, la jouissance morbide et la légèreté apparente qui annoncent le pire. Et l’on croise Greta Garbo et la Rapsody in blue de Geschwin, et l’on profite d’une fresque sur l’Amérique de Roosevelt, le Paris des années 20, à travers des portraits extrêmement puissants de R. Crevel, A. Gide, J. Cocteau… On se représente les grandes capitales européennes qu’il arpente auprès de E. M. Forster ou A. Huxley et surtout avec sa chère sœur Erika, complice de la première heure et fondatrice du fameux cabaret engagé Le Moulin à Poivre… On pleure avec lui ses amis d’enfance qui se suicident les uns après les autres, sans oublié la figure tutélaire de S. Zweig, ce grand pacifiste, suicidé en 1942 avec sa jeune femme, loin de Vienne. On profite au passage de ses réflexions littéraires sur F. Kafka, M. Brod, A. Breton… et de son regard sur l’Histoire tragique qui se déroule envers et contre tout, malgré tous les signes annonciateurs de la catastrophe.

Une vie intense, extrêmement riche, d’un homme qui s’interroge sur le monde qu’il l’entoure et sa propre destinée : né allemand, il deviendra tour à tour apatride puis tchécoslovaque et enfin américain. Les lettres, qu’il envoie fidèlement aux siens, exilés eux aussi aux USA, racontant ce qu’il voit à Dachau et parlant des entretiens réalisés avec des collaborateurs du régime ou de simples citoyens allemands (en tant que soldat correspondant du journal Stars and Stripes) sont autant de documents d’une émotion et d’un tragique ineffable.



Ce livre, je l’avais lu à 17 ans, et l’ai relu lentement, avec une admiration profonde devant tant de sincérité, de volonté, de tristesse et de clairvoyance, de justesse et de générosité. Quel témoignage exceptionnel de la part d’un homme qui a côtoyé les femmes et les hommes les plus illustres de son temps ! Quelle analyse fine et éclairante de la situation d’exilé, quel choix admirable et terrible que celui de devenir soldat américain –lui si profondément pacifiste et délicat ! Lui qui arpente seul les vestige de la maison de son enfance munichoise et relate fidèlement à son père la rencontre avec une « habitante », pauvre fille qui vit sur le balcon de son ancienne chambre, et qui lui explique que quelqu’un de connu a vécu là il y a si longtemps…



Ce livre est nécessaire, nécessaire dans une première lecture et de nombreuses relectures. Outre la vie passionnante que son auteur nous offre de découvrir, il donne à réfléchir sur le contexte politique et social de cette entre-deux guerre dont on nous parle si souvent aujourd’hui à titre comparatif et qui mérite d’être vraiment approfondi grâce à des témoignages aussi puissants que Le tournant, nous obligeant à prendre du recul et nos responsabilités face au monde qui advient, sans tomber dans des postures faciles et des raccourcis aussi usés que les mots mal employés. Relisons ceux qui ont voulu transmettre, comme le généreux K. Mann!
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Le volcan

Der Vulkan

Traduction : Jean Ruffet



ISBN : 2855651964





Moins maîtrisé - en tous cas à notre sens - que "Méphisto", "Le Volcan", sous-titré : "Un Roman de l'Emigration Allemande (1933 - 1939), n'en occupe pas moins une place importante dans l'oeuvre de Klaus Mann en ce sens qu'il dépeint sur le vif les comportements, à vrai dire très divers, qu'engendra en Allemagne l'arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes.



L'action se situe pourtant presque entièrement à l'étranger, essentiellement à Paris et, dans la dernière partie, aux Etats-Unis. Dans la capitale française - qu'il semble avoir beaucoup aimée - Mann recrée tout un groupe d'exilés, de ceux qui quittèrent l'Allemagne soit dès 1933, soit un peu avant, soit un peu après. Les deux figures marquantes en sont Marion von Kammer, jeune comédienne en qui on peut sans doute retrouver quelques traits d'Erika, la soeur de Klaus, et Martin Korella, ex-comédien homosexuel que ses tendances autodestructrices conduiront à sombrer dans l'héroïne. Ce mal de vivre, qui est comme la ligne directrice du personnage, fait penser de son côté au destin personnel de l'auteur, lequel se suicida en 1949.



Autour d'eux gravite une foule de personnages : Kikjou, jeune mystique partagé entre l'homosexualité et la foi, la mère Schwalbe, dont le restaurant qu'elle a rouvert à Paris est devenu l'un des points de ralliement des émigrants allemands, Dora Proskauer, jeune femme qui fait des pieds et des mains pour faire sortir d'Allemagne nombre de Juifs et de personnes suspectées par le gouvernement nazi, Marcel Poiret, écrivain français et amant épisodique de Marion, qui finira par mourir en Espagne, en combattant aux côtés des Républicains, et bien d'autres.



De temps à autre, en Suisse, nous retrouvons la mère et la soeur de Marion, Tilly von Kammer. Elles ont dû fuir leur pays parce que Marie-Louise, la mère, avait épousé un Juif et que, ce faisant, ses filles n'étaient plus en sécurité dans le Reich. Le destin de Tilly n'en sera pas moins tragique : elle se suicidera après un avortement raté. Quelques scènes en Hollande nous font apercevoir celui qui deviendra le grand amour de Marion, le professeur Abel, universitaire juif évidemment chassé d'Allemagne en raison de ses origines ethniques.



La majeure partie de ces personnages sont ou franchement communistes, ou fortement orientés à gauche. Ces choix politiques, que l'on peut comprendre en se remettant dans la perspective de l'époque - et bien que Mann ne fasse pas allusion au pacte germano-soviétique ou encore aux querelles terribles qui, à l'intérieur du parti républicain espagnol, permirent à Franco de prendre le pas sur ses ennemis - sont malheureusement très mal gérés par l'auteur.



Cela commence à déraper au dernier tiers du livre, dans des réunions politiques où l'on voit un Kikjou à demi illuminé s'enflammer tellement à la tribune pour le Parti communiste qu'il en vient à brandir le poing - un geste beaucoup moins anodin à l'époque qu'il ne l'est devenu. Klaus Mann bascule dans l'écriture engagée ... et perd le contrôle d'un attelage fringant et bien mené.



Mais pires que l'engagement politique - bien pires - les interpellations semi-mystiques aux personnages principaux, sur Dieu et sur la foi, rendent la fin du "Volcan" pratiquement imbuvable, non pour tous les lecteurs sans doute, mais pour une certaine catégorie d'entre eux. Ce mélange politique-foi crée un cocktail tout à fait indigeste qui, bien loin d'éblouir et d'enivrer, s'évapore dans un "pshitt" d'eau gazeuse mal conditionnée à la fermeture. On le déplore avec d'autant plus de tristesse que "Le Volcan", dans ses deux premiers tiers, tient du "grand livre" et révèle, chez son auteur, une tendance à manier la fresque au moins égale à celle manifestée par son père, Thomas Mann, dans l'inoubliable "Montagne Magique."



Et puis, répétons-le, Klaus Mann nous dépeint l'Allemagne et les Allemands - les exilés et les autres - tels qu'il les a connus et pratiqués à l'époque, donc avant que l'Histoire ne soit réécrite par les vainqueurs. Même si on peut l'accuser de subjectivité, cette vision n'en demeure pas moins précieuse. Et puis, l'on sent bien que le sérieux de l'écrivain l'emporte sur sa subjectivité - sur son désir d'oublier ou de ne pas mentionner certaines choses. Il va même jusqu'à évoquer les paroles de Juifs allemands de province, estimant (nous citons de mémoire) que "les Juifs de Berlin étaient allés trop loin et qu'Hitler avait bien raison de les traiter comme il le faisait."



Pour lire "Le Volcan" jusqu'à sa fin ouverte, il faut donc ou bien témoigner d'une remarquable imperméabilité au pathos, ou bien se sentir assez de courage pour y plonger sans s'y noyer. Nous l'avouons, la chose nous fut difficile. Surtout que l'écriture s'en ressent : Mann ne s'en rendait peut-être pas compte mais la dernière partie de son livre est pesante, il peine à l'achever et, pour résumer l'affaire, il fait rejaillir là-dedans ce qu'il y a de pire dans la littérature allemande : le romantisme échevelé et larmoyant.



Doit-on pour autant laisser de côté "Le Volcan" ? Non, ce serait une erreur. Après tout, certains lecteurs apprécieront et d'autres feront la part des choses. Seuls quelques irréductibles s'agaceront et auront des petits boutons - au dernier tiers seulement. En outre, la sincérité de Klaus Mann est patente et, rien que pour cela, son livre mérite d'être lu. Son livre ? Que dis-je ? Son oeuvre entière plutôt. A bon entendeur. ;o)
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Alexandre, suivi de Ludwig

L'édition Libretto réunit "Alexandre" qui est pratiquement un roman de plus de 200 pages et "Ludwig" qui s'apparente davantage à une nouvelle même si la chute ne surprend pas.

Deux oeuvres dans leur facture donc.

"Alexandre", c'est Alexandre le Grand. Pourtant élevée au grec et au latin, j'avais oublié, ou, j'ignorais, tout de ce personnage sauf son aura, son image, "le Grand"...

Mais ici lire ce Alexandre écrit génialement par ce grand écrivain qu'est Klaus Mann, c'est partir dans un voyage qui devient rapidement intemporel.

Combien de fois au cours de ma lecture me suis-je "réveillée" pour me forcer à penser que c''était le IVème siècle avant JC.

Klaus Mann dépeint avec une telle précision, de telles couleurs, avec tant d'attention, ses personnages, leurs relations, leurs émotions, qu'il nous fait complètement le temps. En ce sens, cette lecture est époustouflante.

La courte vie d'Alexandre, le Macédonien, puisque le roman commence lorsqu'il a 15 ou 16 ans et qu'il est l'élève attentif mais dubitatif du grand Aristote, et se termine à sa mort (peu glorieuse) à l'âge de 36 ans (environ), ce récit est captivant.

On découvre sa jeunesse, ses ambitions, ses stratégies, les luttes intranationales, comme dans un roman policier.

Qu'en est-il de la vérité historique ? Klaus Mann est un écrivain et non pas historien. Donc parfois ça colle et parfois ça ne colle pas. Mais qu'importe car ici ce qui compte c'est la trajectoire, le destin. Nonobstant quelques longueurs sur les derniers chapitres (ou était-ce votre lectrice qui fatiguait ?), d'un point de vue littéraire c'est subjuguant.



"Ludwig" ! Ici point de longueur puisque le récit se déroule sur trois jours. Les trois derniers jours de la vie de Ludwig, Louis II de Bavière, le roi fou, le cousin de Sissi l'impératrice, le bâtisseur de châteaux...

Passionnant, captivant, fascinant.

Nous lecteurs, nous sommes avec lui, enfermé, nous le voyons et voyons ce qu'il voit sans être voyeur, nous l'entendons et entendons ce qu'il entend, nous souffrons avec lui, dans sa folie (ou pas), dans ses moments de lucidité (ou pas).

Les descriptions physiques sont hallucinantes de vérité douloureuse.

Louis II veut s'échapper, de son enfermement, le sien propre mais celui que les autorités lui infligent. Ainsi Klaus Mann semble accréditer la thèse d'une tentative désespérée de fuite. Mais il met, car il est écrivain et dramaturge, en scène une mort comme un combat, une lutte entre le médecin qui lui veut du bien mais aussi du mal, tout dépend du point de vue, qui représente la société bavaroise et berlinoise bien pensante et lui Ludwig, le roi aimé de son peuple, mais honni par ailleurs.

Et là aussi, cela se lit comme un roman policier.

D'aucuns interpréteront de mille façons et feront des parallèles plus ou moins fins (suicide de Klaus Mann, homosexualité, etc...), à vrai dire, en lisant, je ne lis que des pages si belles, si émouvantes et si profondes dans la recherche de la beauté de l'âme humaine, et je me fiche bien de ces grilles de lecture surfaites.

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