Une lecture trop rapide de la présentation de cet ouvrage lors du lancement d'une opération «Masse Critique» en début d'année, m'avait fait penser à tort qu'il s'agissait là plutôt d'une autobiographie, et non d'un recueil de nouvelles. Après la lecture de AVANT
LA VIE, je me dis qu'en fin de compte je n'avais pas été complètement à côté...En tout cas, pas du tout pour ce qui est du plaisir éprouvé après-coup, à la lecture de ces nouvelles, car celui-ci tient en effet davantage à la dimension biographique et ontogénétique de cette oeuvre de jeunesse de
Klaus Mann, qu'à une dimension purement et à proprement parler littéraire de son contenu. Je crois que jusqu'à présent je n'avais jamais eu (ou alors très rarement et j'en oublie pour le moment..!) l'occasion d'aborder ainsi, et quasi exclusivement de ce point de vue, une oeuvre cependant de fiction.
Bercé ainsi par la magie propre à la lecture qui, une fois instaurée pour nous, abolit naturellement les frontières autrement infranchissables entre époques, réalités, styles ou êtres, lisant ces récits de toute fraîcheur (dont l'un, «Les Jeunes», écrit à seulement 15 ans !), j'ai eu l'impression d'approcher de manière par moments très sensible ce que pouvait signifier être adolescent à cette époque, et en même temps d'avoir eu l'occasion de faire connaissance avec la personnalité en construction du jeune
Klaus Mann.
Qu'est-ce que cela pouvait donc représenter d'être adolescent en 1920 ?
Klaus Mann, né en 1906, vient juste d'avoir 14 ans. Parmi les nombreuses images et évocations autour de cette période dite «entre-deux-guerres», il y en a une, forgée par Gerturde Stein, qui m'est revenue souvent à l'esprit en lisant AVANT
LA VIE. Bien que se rapportant à un contexte différent et très particulier, en lien plutôt avec le cercle d'écrivains américains exilés à Paris à cette époque, l'expression «génération perdue» trouve ici, il me semble, tout son sens et toute sa place. Des années plus tard, dans un recueil de souvenirs,
Klaus Mann caractérisera lui-même la jeunesse allemande de son temps comme un mélange de forces nouvelles libérées, néanmoins sans objectifs précis, associées à un «pathos destructeur et négatif». La plupart des huit récits courts (allant de cinq, pour le plus court, à une trentaine de pages pour le plus long) qui composent AVANT
LA VIE sont traversés et illustrent parfaitement un équilibre difficile à trouver entre ces deux forces antagonistes. Ce combat, hélas, finira comme on le sait par être perdu, obérant tragiquement l'avenir de toute une génération.
Dans ces récits, il est souvent question d'un «renouveau » qui devra «forcément arriver», «d'une nouvelle époque qui triompherait de la décadence », « d'un tournant » («
Avant la Vie») qui marquerait nettement et définitivement la rupture tant attendue avec le monde qui vient de s'effondrer, avec la mentalité et avec les valeurs des «adultes», tenus pour responsables de l'immense tragédie qu'a représentée la Première Guerre Mondiale. Ainsi, l'insolence nouvelle des jeunes véhicule-t-elle une révolte assumée face à tous ces «pères» autrefois investis d'autorité («Les Jeunes»), et la jeunesse elle-même jusque-là synonyme d'inexpérience, devient désormais en soi « un avantage » («En face de la Chine»).
Cette attente exaltée de renouveau face «à la décadence de la civilisation occidentale, laquelle devait être sauvée par une grande et nouvelle culture», ainsi que l'attente de celui qui viendra jouer le rôle de «guide de la nouvelle jeunesse» et qui sera «vraiment différent» (« Les Jeunes ») est un même temps, on l'entrevoit parfaitement, l'oeuf où couve déjà un autre serpent. En lisant ces mots prophétiques, on ne peut éviter de penser au terreau alors en train de se reconstituer et qui, quelques années plus tard, permettra aux forces de destruction de resurgir triomphantes, de s'emparer rapidement de tout un peuple, avant d'embraser à nouveau le monde entier. Car si cette génération-là a compris qu'elle doit se révolter et, décomplexée, s'autorise à transgresser
la loi des pères, si elle prône ouvertement d'aller «au cabaret, faire du théâtre et écrire des poèmes », de «profiter de la vie puisque la mort y met un terme », elle ignore en revanche la direction exacte à suivre pour reprendre ensuite le flambeau et devenir à son tour «adulte ». D'excès en excès, on se questionne alors sur sa propre «légitimité à vivre» et l'idée d'un avenir possible est envahie par des visions aux accents parfois sombrement prémonitoires : «L'un de nous va devenir fou, cria-t-il, le deuxième va se suicider, le troisième va se prostituer, le quatrième va se convertir à l'anthroposophie».
Grâce à la spontanéité pleine de fraîcheur qui transparaît dans ces nouvelles, grâce à ces toutes premières gammes du «montrer-cacher» littéraire exercées ici par l'auteur, on peut également y reconnaître sans trop de difficultés les signes de la quête d'émancipation de
Klaus Mann vis-à-vis de ce père dont l'ombre immense plane sur sa vocation littéraire, ce père si difficile à écarter (c'est entre autres grâce à la grande renommée de
Thomas Mann qu'il publiera lui-même ses premiers textes), ce père enfin dont le fils cherchera à incarner en quelque sorte l'image renversée, revue et corrigée, dans un jeu de miroir intergénérationnel empreint d'ambiguïtés et, là aussi, de forces antagonistes (
Klaus Mann dès ses premiers textes évoque ouvertement une homosexualité qui, au contraire de son père, il assumera sans problèmes, étant le premier écrivain allemand à revendiquer publiquement son homosexualité).
Certes, il ne faut s'attendre à trouver dans ces récits de toute jeunesse la qualité littéraire qui fera la renommée ultérieure de l'auteur (au travers notamment de la publication de ses romans «
Méphisto » et «
le Volcan » dans les années 1930). On peut néanmoins, en lisant ce recueil, accompagner avec un plaisir et un intérêt certains, un jeune auteur dont le talent manifeste s'exprime en son temps et à son âge. Tout en s'essayant aux différents courants, allant du symbolisme (« Conte »), et passant par une sorte de romantisme calibré par l'air du temps (« Sonia ») ou l'exercice du portrait psychologique («
La Vie de Suzanne Cobière ») qui ont pu influencer sa jeune plume,
Klaus Mann, tel le personnage de son récit « Sonia» tente surtout de poursuivre une voie «sans Dieu – pur – seul» afin de trouver une langue qui lui serait propre.
Je remercie l'équipe de Babelio et les éditions La Reine Blanche pour l'envoi de ce livre dont l'édition et la présentation s'avèrent d'une qualité vraiment exceptionnelle, tant sur la forme – c'est un très beau petit format, contenant des photos et une oeuvre graphique d'époque - que sur le fond – une traduction soignée et des notes de bas de page mettant en parallèle éléments fictionnels et autobiographiques.