LES HUIT FACES DE L'INNOCENCE
1975. En toute honnêteté, que pourrions-nous évoquer avec certitude, relevant de cette année-là, en France et dans le Monde ? Sans doute pas tant de choses que cela. Quelques souvenirs sans doute, à condition d'aider un peu nos mémoires. En France, c'est le temps des grandes réformes, que l'on nommerait aujourd'hui "sociétales", sous la présidence de VGE. Son symbole le plus fort : la fameuse loi accordant l'IVG est enfin votée. L'ORTF meurt sans émouvoir personne et les français sont au chevet de l'acteur comique le plus populaire du moment, Louis de Funès, qui échappe à deux infarctus consécutifs. Dans le monde, c'est la tragédie de la guerre civile en Angola. Les nord-vietnamiens se sont emparés du Sud-Vietnam sans réaction des USA, le Caudillo passe enfin l'arme à gauche, les khmers rouges se sont emparés de Phnom-penh pour quatre années d'horreur pure, tandis qu'à Albuquerque, deux étudiants répondant aux noms de Paul Allen et de Bill Gates créent une petite entreprise d'informatique répondant au nom de Micro-soft...
Quant au Pays du matin calme... À moins d'être un spécialiste de son histoire et de sa culture, ou peut-être un amateur féru de manhwa (le nom générique pour tout ouvrage de Bande-Dessinée coréen), de films ou de séries originales un peu pointus, il ne sera fait insulte à personne en avançant que c'est le parfait trou noir tant les manuels d'histoire font l'impasse presque totale sur ce qui s'y est déroulé de la fin de la Seconde Guerre Mondiale - avec un regain d'intérêt tragique, sur fond de début de guerre froide entre les deux grands, lié à la guerre de Corée dans les années 50. Et pourtant ! Ce pays qui allait être résumé à l'un des "quatre dragons" asiatiques des années 80 avait, dans le même temps que les très rapides rappels historiques de cette introduction, une histoire aussi sombre que délicate à aborder.
Délicate, car la Corée post-moderne semble elle-même faire l'impasse sur nombre des aspects politiques de cette période : C'est, depuis un coup d'État qu'il a dirigé en 1961 et qui mit fin à une brève année de tentative démocratique du pouvoir (la 2nde République de Corée), le dictateur Park Chung-hee qui dirige le pays d'une poigne de fer, avec l'aide ostentatoire de la police et de l'armée. Cependant, tout autocrate fut-il, Park Chung-hee devait-il se défier d'une part non négligeable de sa population, de ses étudiants pour beaucoup, dont les rêves démocratiques et progressistes demeuraient forts. Déjà, en 1964, tandis qu'il menait contre une immense majorité de sa population, une politique de rapprochement ayant de forts enjeux économiques avec l'ancien ennemi japonais, le maître de Séoul avait-il fait inventer de toute pièce ce qui allait être dénommé plus tard, "le premier incident du PRP", du nom d'un supposé Parti Révolutionnaire Populaire inventé de toute pièce et bien évidemment aux ordres du nord - la Corée de Kim Il-sung - mais dont les improbables dirigeants étaient, quant à eux, parfaitement vivants et reconnus. Nombre d'entre eux connaîtraient les affres de l'emprisonnement politique ainsi que des jugements hâtifs bâtis de toute pièce sur des preuves fabriquées et, pire encore, sur la révélation de la mise en oeuvre de la torture sur ces accusés. Ce premier incident tournera court mais son but sera en partie atteint : il aura détourné pour partie la population de ces fameux accords nippo-coréens qui, paradoxalement, permettront largement à sortir le pays du marasme dans lequel il était alors plongé (il faut se rappeler qu'à l'époque, l'ennemie du Nord était bien plus riche et même que la Corée du sud était l'un des pays les plus pauvres d'extrême Orient!).
Huit années plus tard exactement, afin de renforcer encore un peu plus sa mainmise sur l'appareil de l'État, d'empêcher les velléités démocratiques d'un grand nombre d'étudiants et d'esprits éclairés, Park Chung hee allait imposer "La Constitution Yusin". Cependant, un vaste mouvement "anti-Yusin" allait se mettre en place. Une fois encore, le terrible dictateur (globalement soutenu, par intérêts géopolitiques autant qu'économiques, par les USA, ne l'oublions pas) allait s'en sortir par la même pirouette que dix années plus tôt, recréant un "deuxième incident du PRP", tout nébuleux et fantasmatique que le précédent. Seulement, cette fois-ci, par-delà les innombrables arrestations de meneurs supposés de ce parti inventé de toute pièce et surtout celles d'anciens ou actuels activistes progressistes, par-delà les nombreuses violations des droits de la personne humaine, en particulier par l'usage systématique de la torture, par delà la négation de l'état de droit, en refusant toute forme de justice impartiale et équilibrée, Park Chung-hee allait pousser à commettre l'irréparable en faisant condamner huit condamnés, par des magistrats aux ordres, à la peine capitale par pendaison.
C'est là que débute exactement cette magistrale Bande-Dessinée, Un matin de ce printemps-là, du dessinateur et auteur Park Kun-woong, publié par les impeccables éditions Rue de l'Échiquier que je remercie plus que vivement pour cette lecture plus qu'intense de ces derniers jours puisqu'elle me fut envoyée à l'occasion de la Masse Critique spéciale BD organisée l'an passé (sic !) par notre chère Babelio.com.
L'ouvrage de prêt de quatre cent pages, tout d'un noir et blanc dense et tranché, arpente ainsi cette annus horribilis de la Corée du Sud des années 70, entamant son long chemin de misère par le témoignage de l'officier-aumônier chargé, le cas échéant, de recueillir les dernières volontés des huit futurs pendus - quoi que plusieurs aient été chrétiens, aucun d'entre eux ne fera usage de ce seul dernier souhait possible (la fameuse dernière cigarette ou dernier verre leur ayant été invariablement refusé) -, lequel qui finira par en éprouver un sentiment terrible d'avoir collaboré, bien malgré lui, à un veritable assassinat d'état.
La suite est, pour bonne part, indicible. Park Kun-woog nous fait cependant toucher du doigt, l'un après l'autre, chapitre après chapitre, les points de rupture terrifiant de ces huit destinées d'hommes, puis de familles entières, non seulement atteints dans leur chair (jusqu'aux enterrements à la va vite des huit victimes, largement complexifiés par des forces de polices violentes et indignes), mais aussi rapidement ostracisées, mises au ban de la société coréenne de l'époque, bien prompte, il faut le préciser, à assumer sa vindicte populaire, du moment que les autorités assurait que ces gens-là étaient des proches d'espions communistes du nord... On voit ainsi ses femmes, toutes mères de famille (la société coréenne d'alors est encore plus traditionnelle que chez nous à la même époque. Une "bonne" épouse ne travaille donc pas), devenues veuves, éloignées tant du reste de leur famille que de leurs amis et proches, obligées de pratiquer les métiers les plus dégradants, de survivre comme des indigents, de déménager sans cesse afin d'avoir un semblant de tranquillité, ne fut-ce qu'un temps, jusqu'à ce qu'un flic finisse par retrouver leurs nouvelles adresses, jusqu'à la fois suivant, et la suivante, et la suivante. Que dire aussi de ces enfances brisées, par la mort d'un père, tout d'abord, puis par celle de la déchéance sociale et économique. Par les regard suspicieux des autres, qu'il vienne des adultes ou, pire, celui de leurs pairs, enfants. Ainsi, sous l'encre de Park Kun-woog, tous ces malheureux sont-ils sans visage, comme si cela pouvait être chacun de nous, comme si leur souvenir avait déjà effacé l'essentiel de leurs traits, à force d'oubli, comme si nous pouvions tous, demain, nous rendre coupables ou, au contraire, être les innocents de décisions iniques, injustes, monstrueuses.
Que les potentiels lecteurs de, n'hésitons aucunement à l'affirmer, ce chef d'oeuvre documentaire et historique ne s'abstiennent pas de le découvrir : l'ouvrage, magnifiquement conçu (il nous semble indispensable de le préciser), objet véritablement beau s'il en est, malgré le terrible de son sujet, est aussi très complet et présente un dossier particulièrement bien conçu, en fin d'ouvrage, afin de mieux saisir les enjeux et répercussions, jusqu'à aujourd'hui, de ce moment absolument honteux de la Corée moderne. Quant à moi, j'ose le dire sans peine : j'ai déjà mis en commande chez mon petit libraire local préféré l'autre manhwa de Park Kun-woong intitulé Mémoires d'un frêne, consacré à un autre moment douloureux de la Corée en guerre des années 50 tant cette œuvre m'a convaincu que ce jeune dessinateur sud-coréen avait sa place parmi les plus grands du genre... Une découverte inouïe dont je ne suis pas près de me remettre !
PS : Pour une raison que j'ignore, cette critique n'a pas été enregistrée lors de son envoi par mes soins hier soir, à échéance du mois convenu. Toutes mes excuses auprès de l'éditeur et de Babelio.
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