C’est un premier roman, c’est le premier coup de cœur de cette rentrée littéraire 2022, qui porte sur l’une des parutions de L’Iconoclaste. J’ai découvert ce roman au milieu du mois de juin dans le cadre du comité de lecture de Cultura. Vous n’avez peut-être pas vu le fait divers passé dans les lignes des journaux, entre deux autres articles de violence conjugale en France, mais ce roman se base sur l’histoire des sœurs Khatchatourian, Krestina, Angelina et Maria, qui a fait grand bruit dans leur pays. Je n’avais moi-même pas entendu parler de ce drame, qu’il l’est d’autant plus que la Russie, par le biais du parti tenu par la président de la Fédération Russie Unie, a voté la loi du 25 janvier 2017 dépénalisant la maltraitance conjugale, texte qui porte le doux surnom de « Loi des gifles ». C’est l’histoire de ce parricide en parallèle avec la propre histoire de Laura Poggioli, qui est intimement rattachée à la Russie, dont elle parle la langue. Elle y a vécu au début des années 2020, elle y a rencontré Marina, une amie intime à laquelle elle dédicace son roman, elle y a rencontré un amour de jeunesse, elle y a aussi rencontré la maltraitance.
On ne peut passer à côté de l’allusion à Anton Tchekhov et sa pièce Les trois sœurs. Mais il est vrai que rien ne rassemble Macha, Olga et Irina et Krestina, Angelina et Maria, si ce n’est d’être unie, dans le cercle intra-familial, du même destin, maudits chacun à leur façon. La destinée des trois sœurs Khatchatourian est bien plus funeste : il se marque par l »assassinat du père, bourreau de ces dames, qui incarne le refus du système judiciaire russe de protéger ses femmes des coups de leur époux, pères, frères, copains, amis, sous le prétexte de protéger la cellule familiale. Laura Poggioli démontre que le système ne laisse guère plus d’autres choix que se laisser tabasser jusqu’à ce que mort s’ensuive ou se protéger et vivre. C’est un drôle de choix qu’on leur laisse là, aux femmes russes. L’auteure met ainsi en perspective Krestina, Angelina et Maria Khatchatourian, par l’assassinat de Mikhaïl Sergueïevitch Khatchatourian leur père, un cas qui a soulevé l’indignation de l’opinion publique russe, et sa propre expérience personnelle, depuis ses premiers émois d’adolescente naïve et inexpérimentée jusqu’à ses premières histoires amoureuses, notamment avec un garçon russe. Cette mise en parallèle est significative puisque c’est aussi une façon de penser ou repenser ce vécu de la maltraitance à titre personnel, en lien avec l’emprise dont elle est victime, avec une histoire familiale de cette même violence qui a pris des proportions nationales.
L’auteure y décrit la culture de la violence, à l’évocation de ce fait divers, de la façon dont il est médiatisé et de sa propre expérience, unique et intime, face à la maltraitance qu’elle a vécue elle-même en Russie. Elle y décortique les mécanismes psychologiques, cette emprise, qui rend difficile la rupture entre le maltraité et le maltraitant. Elle y dénonce les points noirs de la société russe actuelle qui est devenue complètement à l’image de son dirigeant, menée par l’intimidation, la menace et la peur, la domination et dont la violence, de fait, découle naturellement. Les valeurs traditionnelles de la Russie : tout est abusivement dissimulé derrière des soi-disant valeurs familiales. Constat d’une Russie qui se veut traditionnelle et pure face à un occident dévoyé mais qui s’enfonce de plus en plus dans un conservatisme crasseux. Contre toute attente, le cas des sœurs a su réveiller l’opinion publique, comme d’autres histoires avant elle, et cette résistance d’une partie de la population que Laura raconte, pourtant de plus en plus opprimée par une perte croissante de la liberté d’expression.
J’ai eu un coup de cœur dès les premières pages de ce titre, qui n’a fait que se confirmer de page en page, tant pour les histoires que Laura Poggioli nous relaie, celle des trois sœurs ainsi que la sienne, composée d’une multiplicité d’autres histoires de violence, celles de ses aïeux, qui donnent à ce titre encore un peu plus de profondeur. J’ai aimé son histoire d’amour avec la Russie, la langue, ses auteurs, le lien qu’elle a tissé avec son amie Marina, cette vision d’une jeune Française immergée dans ce pays dont elle dit qu’aussitôt adopté, aussitôt s’efface cette envie d’en partir, et d’un pays que j’aime lire. J’ai aussi été sensible à la façon dont elle a su se livrer, ces lignes à mots à peine couverts sur les fêlures de sa personnalité, les brèches de sa vie de femme, depuis sa jeune adolescence.
Finalement, en matière de conservatisme, c’est un roman dont la thématique s’inscrit parfaitement dans cet air du temps qui devient de plus en plus vicié par des retours en arrière sur les libertés des femmes, entre une Russie et des Etats-Unis, en train de flancher sous la pression conservatisme induite par la mandature de Trump. À l’heure où j’écris ces lignes, (mi-juin), ce roman est déjà sélectionné pour le Prix « Envoyé par La Poste » 2022, et à mon humble avis, il va connaître le succès qu’il mérite. Merci à Laura Poggioli d’avoir relayé par le biais de son roman, l’histoire des trois sœurs et de nous faire partager son expérience intime et familiale d’une violence, qui en devient presque ordinaire, vécue au quotidien par tellement d’entre nous.
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