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EAN : 9782378803018
L' Iconoclaste (18/08/2022)
3.77/5   503 notes
Résumé :
Quand la police de Moscou est arrivée, les trois soeurs étaient assises le long du mur à côté du cadavre de leur père. Il avait le poil noir, le ventre gras, une croix dorée autour du cou. Depuis des années, il s'en prenait à elles, les insultait, les frappait, la nuit, le jour. Alors elles l'ont tué.
La Russie s'est déchirée à propos de ce crime, parce qu'il lui renvoie son image, celle d'une violence domestique impunie.À vingt ans, Laura Poggioli a vécu à M... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (142) Voir plus Ajouter une critique
3,77

sur 503 notes
°°° Rentrée littéraire 2022 # 34 °°°

Krestina, Angelina, Maria Katchatourian. Assises côte à côte dans l'entrée d'un appartement moscovite, trois soeurs âgées de 17 à 19 ans attendent l'arrivée de la police, à quelques mètres du cadavre de leur père. Des années qu'il s'en prenait à elles, le jour, la nuit, sans répit. Alors, elles l'ont tué.

Laura Poggioli remonte ainsi sur onze ans le compte à rebours ayant conduit au parricide, entrant dans l'intimité de cette famille, dans l'enfer de la vie des soeurs Katchatourian. Avec empathie et sensibilité, Laura Poggioli décrit la sensation de délitement insidieux qui gagne l'âme et le corps de ces enfants puis jeunes filles, leur arrachement lent aux certitudes de l'enfance, leur combat pour affronter les sévices physiques, psychologiques et sexuels infligés par le père. Progressivement, on perçoit la mécanique tragique qui a déclenché le passage à l'acte.

Ce récit permet de tirer des fils sur la société russe contemporaine que l'auteure connait parfaitement, Française russophone amoureuse de la culture russe, ayant vécu à Moscou. Elle éclaire loin des clichés sur les lames de fonds qui traverse ce pays. L'affaire des soeurs Katchatourian ( toujours en cours judiciaire ) a enflammé la Russie, devenant le symbole des violences domestiques faites aux femmes. Les violences subies donnent-elles le droit de se soustraire à la loi ? leur acte est-il de la légitime défense ? le pays s'est violemment divisé sur la question, d'autant que juste avant ce parricide, une réforme législative appuyée par les ultra-conservateurs et l'Eglise orthodoxe a largement dépénalisée les violences domestiques ; d'autant qu'en 2021, la Douma a validé un amendement sur la diffamation rendant passible de cinq ans de prison des accusations portées par des victimes d'abus sexuels.

« S'il te bat, c'est qu'il t'aime » dit un proverbe russe. La lutte contre les violences faites aux femmes apparait pour beaucoup comme la faillite de l'autorité morale qui aurait mené à leur perte les sociétés occidentales. Laura Poggioli propose une réflexion très riche sur le sujet, interrogeant plus largement sur la violence en Russie, pays qui a vu son territoire et son peuple dévastés par sept décennies de totalitarisme, avec un Etat soviétique qui a nié à l'individu le droit d'exister pour lui seul, laissant le foyer familial comme seul endroit où l'homme pouvait exercer son ascendant et imposer sa domination. Les statistiques actuelles estiment qu'au moins 20% des femmes russes ont signalé des violences régulières intra-familiales. Glaçant.

Ce sordide fait divers a fortement résonné Laura Poggioli, elle aussi victime de violence de la part de son compagnon russe de l'époque. Dans une forme hybride à la Emmanuel Carrère, elle explore d'autres vies que la sienne, tisse des liens avec son vécu intime, se force à se pencher sur son passé, réflexion portée par une construction alternant chapitres consacrées aux trois soeurs et chapitres centrés sur elle.

Si j'ai trouvé passionnant la façon dont l'actrice décortique ce fait divers, je suis plus sceptique quant à la forme de ces récits qui entrelacent autofiction et enquête sur un fait de société, parti pris narratif auquel on recourt de plus en plus d'auteurs avec leur «  je » qui se veut universaliste et qui souvent se révèle très nombriliste. Au départ, j'ai apprécié le « je » de Laura Poggioli car son regard de russophone-russophile porté sur la société russe permet d'échapper aux habituels clichés. Et puis je me suis agacée lorsqu'elle évoque l'emprise qu'un professeur a exercé sur elle adolescente ou les humiliations et coups portés par son compagnon russe de l'époque. J'avais juste envie de retrouver les soeurs Katchatourian. Les parallèles m'ont semblé maladroits et m'ont quelque peu dérangée tant il y a un gouffre entre la violence supportée par les soeurs et celle encaissée par l'auteure.

Et puis, en laissant maturer cette lecture, j'ai été conduite à revoir mon jugement initial mitigé. Dans ce double récit, Laura Poggioli propose un éventail de toutes les violences faites aux femmes dans le cadre domestique, des plus légères aux criminelles, poussant à une réflexion plus large sur l'intimité, le poids de la famille, ainsi que les mécanismes sociétaux qui autorisent la brutalité quelle que soit son degré et institutionnalisent la violence.
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Cet éloge de la culture russe, je pourrais le reprendre à mon compte. Depuis longtemps attirée par l'histoire, séduite par la langue que j'ai même étudiée pendant quelques années, frissonnant au son des choeurs de chants traditionnels.

Je ne fais pas l'amalgame entre la Russie et le despote fou qui pourrait tout faire exploser. le peuple russe ne partage pas forcément sa mégalomanie , ou lorsqu'il le fait c'est formaté par la propagande . Donc oui, même en ces temps troubles on peut aimer la Russie.

Mais il ne s'agit pas non plus d'un territoire de rêve, et ce peuple qui a beaucoup subi reste ancré dans des traditions que ne partagent plus les occidentaux, en particulier et c'est là le sujet sur le statut de la femme. « S'il te bat c'est qu'il t'aime » « un aphorisme en forme de passe-droit auréolé d'une culture ancestrale. Or en Russie les violences conjugales sont considérées comme normales, les femmes qui osent signaler leur détresse aux autorités n'obtiennent aucune écoute et encore moins de possibilité de recours.

Le fait divers sur lequel se construit le roman est récent, 2019. Trois soeurs, comme un écho au titre de Tchekhov , ont tué leur père qui leur faisait subir depuis des années inceste, torture et autres humiliations. Au su et au vu de l'entourage : les parois sont minces dans les appartements staliniens.

Outre son amour pour la culture russe, l'auteur connaît aussi ce qu'il en coûte de tomber amoureuse de celui qui au départ méritait le titre de prince russe. Et l'auteur analyse avec finesse les processus de l'emprise et les difficultés de sortir de ses situations dangereuses une fois que tout s'est mis en place. D'autant que le phénomène se reproduira pour elle dans sa vie de couple.

Le discours construit sur un champ contre champ est solidement étayé et on souhaite que les femmes russes puissent aussi un jour affirmer leur place et que les autorités reconnaissent l'iniquité de telles pratiques avec l'assentiment de toute une structure judiciaire.

320 pages L'Iconoclaste 18 Août 2022

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En ce jour où le tyran russe s'assure peu glorieusement un mandat de plus, ayant éliminé toute opposition par le meurtre ou la "dissuasion musclée", je me décide enfin à poster mon retour sur ce petit livre terminé il y a une dizaine de jours. Et puis sa couverture est très rouge, tout comme celle de "Rita", chroniqué un peu plus tôt.
Attention, quand je dis "petit livre", rien à voir avec sa qualité, mais avec le format et le nombre assez peu élevé de pages (250, avec un texte resserré en milieu de page et de grandes marges).

L'histoire, vous en avez peut-être déjà entendu parler : les soeurs Khatchatourian : Krestina, Angelina et Maria, âgées de 17, 18 et 19 ans ont tué leur père en 2019 après des années de sévices, alors que tout l'entourage connaissait leur terrible situation, mais voilà, en Russie la violence familiale et conjugale n'est pas pénalisée, on peut battre femme et enfants, les torturer ou en abuser, leurs plaintes ne seront pas entendues. Pire : elles peuvent être accusées de diffamation et se retrouver en prison...

Laura Poggioli a choisi de raconter cette histoire vraie en retraçant les prémisses qui ont abouti à cette nuit de trop où les soeurs ont fini par se délivrer de leur bourreau. Elle remonte 11 ans en arrière et entrelace le récit des malheurs de la famille Khatchatourian avec ses propres séjours à Moscou. En effet, passionnée par la langue et la culture russe, elle a effectué une partie de ses études sur place, et y a également rencontré son premier amour, Mittia. Pourquoi ce choix, qui m'a tout d'abord surpris (et un peu déstabilisée) ? Parce qu'à travers cette relation, elle a découvert la réalité du quotidien de nombreuses femmes russes, qui lorsqu'elles sont battues ou maltraitées n'ont bien souvent aucun recours, n'étant pas entendues par la police et la justice qui donneront systématiquement raison à l'homme. Elle-même a subi la violence de Mittia, et n'a pas su se rebeller, pensant même qu'elle était fautive.

Cette attitude m'a d'abord énervée, mais elle explique bien le mécanisme pernicieux de cette "culture" patriarcale où elle a baigné pendant des années et qui l'a comme anesthésiée. En évoquant son propre vécu parallèlement à celui des soeurs, elle met en évidence plusieurs facettes de l'emprise exercée par les pères, maris, petits amis ou cousins sur les femmes de leur entourage. L'autorité russe estime que l'attitude occidentale (mouvement #meetoo par exemple) est synonyme de faiblesse et veut montrer que "chez eux, on sait se tenir, et ce qui concerne la famille reste chez soi". Mais le procès des soeurs Khatchatourian aurait peut-être pu ébranler certaines certitudes, puisqu'aux dernières nouvelles (avant l'envahissement de l'Ukraine), la légitime défense était envisagée, seul cas de figure qui pouvait leur éviter une condamnation à la prison. A l'heure actuelle bien sûr, on n'en entend plus parler, on sait seulement que la plus jeune a été reconnue irresponsable, et a pu rejoindre sa mère. A l'origine, la qualification de meurtre en réunion avec préméditation devait leur valoir une peine de 20 ans de réclusion...

J'ai apprécié les nuances de l'auteure sur son expérience en Russie, elle sait mettre aussi en évidence les bons côtés de la vie à Moscou pour les étudiants (attention, on parle bien de la vie avant la déclaration de guerre à l'Ukraine, le livre a été terminé juste avant), la richesse de la culture russe.
Par contre j'aurais préféré que le livre soit plus centré sur la vie de la famille Khatchtourian, le parallèle avec les violences subies par l'auteure me semble quand même un peu disproportionné, sans vouloir nier sa souffrance. Mais elle évoque aussi d'autres épisodes de sa jeunesse ( en France) qui pour moi n'ont pas leur place ici. mais c'est son premierlivre, on retiendra son mérite d'avoir mis en lumière un drame bien représentatif de ce qui se passe encore bien trop souvent derrière les portes fermées des foyers russes.
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Un an plus tôt, on avait dépénalisé les violences domestiques. Les peines déjà minimes étaient passées à plus de peines du tout. Ou presque. Désormais un mari violent ne risquait qu'une simple amende pour des coups et blessures sur sa femme et ses enfants. le pouvoir russe estimant que la libération de la parole des femmes victimes de violences avec le mouvement MeToo n'était qu'une faillite de l'autorité morale dans les sociétés occidentales. Dans une Russie qui a déjà la violence ancrée au plus profond de ses gènes, cette dépénalisation était à l'évidence un blanc seing donné à tous les tyrans domestiques. Ce qu'était le père des trois soeurs. Un homme violent qui avait toujours tabassé sa femme et ses filles, et que ces dernières ont fini par tuer pour que cesse leur supplice.
Mêlant sa propre vie à celle des trois soeurs, Laura Poggioli, qui jeune étudiante a vécu une relation destructrice avec un moscovite violent, reconstitue l'histoire vraie d'adolescentes jugées par la société même qui a permis qu'elles soient pendant des années les victimes d'un homme qui se croyait tout permis. La société patriarcale russe de Poutine qui a donné en quelque sorte aux hommes quasiment le droit de vie ou de mort sur les femmes. Sans que personne ou presque s'en émeuve. Effrayant.
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Ce roman est celui de toute l'horreur des lois russes en matière de violences conjugales. En effet, durant les années 2000, le système législatif russe a grandement facilité la perpétration de violences à l'égard des femmes en rendant en quelque sorte « légal » le fait de lever la main sur sa compagne, de la battre, voire même de la tuer.

Avec un compte à rebours de 11 ans, c'est une véritable plongée dans la société russe que nous emmène faire l'autrice, Laura Poggioli, ayant elle-même habité ce pays, qui occupe encore plus une place prépondérante sur le devant de la scène internationale depuis février 2022.

Dans un pays où l'un des dictons dit « s'il te bat, c'est qu'il t'aime », l'homme occupe une place centrale dans le couple, dans la famille, dans la société. Les femmes ne sont guère que des êtres inférieurs où leur parole n'est que peu entendue. Alors qu'en Europe, nous entendons déjà quotidiennement que trop de féminicides ou de cas de violences domestiques, pas un jour ne passe en Russie où des femmes en sont encore plus sujettes.

Associant son vécu personnel d'un pays qu'elle connait bien (mais surtout victime d'un compagnon violent) à celui des soeurs Khatchatourian, l'autrice nous conte ce soir du 27 juillet 2018, où les 3 soeurs n'ont eu d'autre choix que de tuer leur père après avoir été victimes de violences physiques, sexuelles et psychologiques durant de très longues années.

Ce terrible fait divers a ouvert les yeux et conscientiser de nombreux russes. Il a, par ailleurs, provoqué un soulèvement de la société contre un système légal bien trop laxiste. Abordé comme une enquête journalistique, ce thème central est finement travaillé et bien documenté.

J'ai beaucoup apprécié ce livre malgré la dureté de ce qui est rapporté. Pour ma part, il s'agit d'un livre déjà très réussi pour un premier roman. A aucun moment, je n'ai trouvé certaines petites anicroches qu'il aurait été en quelque sorte normal d'y constater au fil des pages. Il est à la fois porté par une plume déjà bien aboutie ainsi que par une force incroyable du fait de la touche intimiste issue de l'histoire personnelle de l'autrice. J'espère très fort que le talent de Laura Poggioli pourra se confirmer aux travers d'autres écrits.

Je vous le conseille vivement et il est certain qu'il est un des livres marquants de 2022.
Lien : https://www.musemaniasbooks...
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critiques presse (2)
Liberation
04 octobre 2022
A à la lumière de l’affaire des trois sœurs, elle s’interroge sur le phénomène de l’emprise, l’étrange mutisme et la collusion des autorités,et de la communauté arménienne. Trois Sœurs est avant tout un formidable document sur l’évolution de cette société, de la violence du totalitarisme jusqu’aux années Poutine.
Lire la critique sur le site : Liberation
LePoint
09 septembre 2022
S’emparant d’un fait divers, Laura Poggioli s’impose comme une nouvelle voix du roman vrai. Poignant et juste.
Lire la critique sur le site : LePoint
Citations et extraits (91) Voir plus Ajouter une citation
[…] ce qui se passait dans l’intimité de la pensée était particulièrement difficile à appréhender en Russie, parce qu’on parlait d’un peuple qui avait vu ce territoire sacré violé pendant plus de sept décennies — le totalitarisme étant une violence que nous, qui ne l’avons pas vécue, ne pouvons pas nous représenter. En Union soviétique, l’État était entré dans la tête des hommes et des femmes, niant à l’individu le droit d’exister pour lui seul. On avait fusillé les aristocrates, les bourgeois, les propriétaires, les religieux. Ensuite, il avait fallu rééduquer tous les autres, leur apprendre ce que l’on attendait d’eux désormais, enlever de leurs crânes ce qui pouvait résister, détruire des livres, empêcher les poètes et les romanciers d’écrire et les artistes de créer librement, parce qu’il n’y avait plus qu’une vérité.
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Fondée par l'activiste Aliona Popova, l'organisation Ti Ne Odna (Tu n'es pas seule) a rendu publiques sur les réseaux sociaux les affaires de meurtre, de tentatives de meurtre et de lésions corporelles auxquelles elle avait accès. Je ressentais le même écœurement à chaque affaire qu'elle partageait. S'il te bat, c'est qu'il t'aime.

C'est sûrement parce qu'il l'aimait que, le 22 septembre 2020, un habitant de Voronej, après une dispute, a incendié la voiture dans laquelle étaient assises sa fille de un an et sa femme. Il a aspergé la carrosserie avec de l'essence et y a mis le feu de l'intérieur avec des briquets. La mère a réussi à ouvrir la portière du véhicule en flammes et à faire sortir sa fille, brûlée au premier degré.

C'est sûrement aussi parce qu'il l'aimait que Sergueï Koukouchkine a violé sa fille d'un an et demi. Et c'est sûrement parce qu'il était le cet amour filial que le tribunal du Tatarstan l'avait acquitté deux fois en 2020, estimant que garant de «l'accusé n'avait aucune envie de satisfaire ses besoins sexuels», faisant fi de l'expertise du médecin ayant examiné l'enfant à l'hôpital et informé la police de la présence de blessures révélatrices d'abus sexuels, et du fait que l'homme ait regardé le jour même une vidéo dans laquelle un homme enfonce son index dans un vagin artificiel.

C'est sûrement enfin parce qu'il les aimait que Mikhail Khatchatourian s'en est pris à ses trois filles. « Les douleurs physiques et psychiques infligées par le père à ses filles pendant des années sont considérées comme des circonstances atténuantes mais on ne peut pas affirmer qu'elles constituent le mobile de l'attaque. Elles ne suffisent donc pas à justifier la prise en compte de la légitime défense. » Les conclusions de l'enquête ont été rendues le 14 juin 2019, près d'un an après le crime: Krestina et Angelina, majeures au moment des faits, devraient être jugées pour « meurtre commis en groupe avec préméditation », un crime passible de huit à vingt ans de prison.
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L'affaire a pris une dimension cathartique : les défenseurs des filles y ont vu l'occasion de purger des siècles de soumission, de tyrannie et de violences faites aux femmes; leurs détracteurs ont craint, quant à eux, de voir se diluer dans un potentiel acquittement des trois sœurs l'essence même des valeurs patriarcales, autoritaires, mais protectrices des affres de la modernité.
Cette affaire a également été cathartique pour moi, tant elle me guérissait de mon rapport aux hommes.
Mon professeur de collège m'avait rendu insipides les relations qui allaient suivre avec les garçons de mon âge. Et puis j'avais perdu confiance. Il m'avait mise sur un piédestal : j'étais la plus intelligente de ses élèves, il me prêtait tous ses livres, il aimait rester des heures à parler avec moi, il passait son bras autour de mes épaules quand on visitait los Reales Alcazares pendant ce voyage scolaire au cours duquel tout le monde avait vu son comportement, sans réagir toutefois, même quand il m'avait serrée toute la nuit contre lui dans l'autobus qui nous conduisait à Séville.
Après, je me dirais souvent que, même dans une relation fondée sur des échanges intellectuels, les hommes n'en voulaient en fait qu'à mon corps: malgré mes diplômes, mon mariage bourgeois, le luxe matériel auquel j'avais accédé, les hommes sentiraient toujours que je n'étais qu'une fille venant de nulle part et qu'eux, les puissants, étaient en mesure de posséder. Je voyais pourtant la sexualité comme un instrument de pouvoir. Je m'étais souvent dit, plus ou moins consciemment, que je pouvais avoir tous les hommes, puisque même le professeur que toutes les filles adulaient était tombé amoureux de moi, et tous les hommes que j'avais voulus après lui, je les avais eus. Mon manque de confiance en moi y trouverait un peu de réconfort, mais au fond de moi je me disais: je ne suis faite que pour le désir qu'on cache parce qu'on en a honte, pas pour l'amour qui se vit au grand jour.
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L'esprit humain trouve toujours une façon de contourner l'adversité. De très nombreux Russes avaient commencé à recopier des textes à la main dans des petits cahiers qu'on se passait de foyer en foyer. Les proches des poètes apprenaient leurs vers par cœur, pour que, si ces petits cahiers venaient à disparaître, les vers restent imprimés dans la mémoire d'au moins un être humain, voire de plusieurs, car n'importe qui alors pouvait se retrouver condamné, envoyé au goulag, pour dix ans, vingt ans.

Dans la violence totalitaire, l'intime n'existait plus. On avait d'abord décidé de nationaliser toutes les propriétés et de réattribuer les logements en fonction du nombre de personnes qui y vivaient. On avait appelé cela des appartements communautaires, des komounalki. On collait une famille par chambre, on se partageait la cuisine, la salle de bains, il n'y avait plus aucune intimité, et pour avoir des rapports sexuels hors du regard des enfants et des voisins, on pouvait toujours s'enfermer dans les toilettes. Et puis, évidemment, tout le monde s'espionnait. Le plus vil ressortait: ton voisin t'embêtait ? Un petit courrier et c'était réglé. Tu l'avais entendu critiquer le camarade Lénine ou plus tard le camarade Staline ? Alors le goulag, il le méritait. Ou peut-être n'avait-il jamais critiqué le premier secrétaire du Parti ailleurs que dans le secret de son crâne auquel tu ne pouvais pas accéder, mais tant pis pour lui, il n'avait qu'à pas t'ennuyer.
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Ces réactions sont liées à la grande Histoire, à la place des femmes dans la société. Ludmilla Ouliitskaia, grande voix de la littérature russe, en a parlé longtemps à un journaliste, reprenant à peine son souffle, assise sur le canapé de son grand et lumineux appartement. "Les femmes russes ont obtenu le droit de vote en 1917, quand les françaises ont attendu 1944. Elles ont bénéficié de plus d'égalités qu'elles n'auraient voulu, forcées à des travaux qu'aucune femme ne faisait généralement: elles ont construit des routes, des voies de chemin de fer, ont travaillé dans les usines pendant la guerre, fabriqué des armes... Alors qu'en Occident les femmes se battaient pour avoir les mêmes droits que les hommes, les femmes russes rêvaient de n'avoir qu'à élever leurs enfants avec un homme pour s'occuper d'elles! La faible popularité du féminisme vient de ce paradoxe. (p.145)
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Une belle soirée de partage autour des coups de coeur de nos libraires ! Ci-dessous les romans présentés :
- La nuit des pères, Gaëlle Josse, Notablia - Les enfants endormis, Anthony Passeron, Globe - Chien 51, Laurent Gaudé, Actes Sud - L'odyssée de Sven, Nathaniel Ian Miller, Buchet Chastel - Qui sait, Pauline Delabroy-Allard, Gallimard - Biche, Mona Messine, Livres Agités - La mémoire de l'eau, Miranda Cowley Heller, Les Presses de la Cité - Chouette, Claire Oshetsky, Phébus - le goûter du lion, Ogawa Ito, Picquier - Que reviennent ceux qui sont loin, Pierre Adrian, Gallimard - La femme du deuxième étage, Jurica Pavicic, Agullo - Un profond sommeil, Tiffany Quay Tyson, Sonatine - On était des loups, Sandrine Collette, JC Lattès - Hors la loi, Anna North, Stock - Frankenstein et Cléopâtre, Coco Mellors, éditions Anne Carrière - Les marins ne savent pas nager, Dominique Scali, La Peuplade - L'été où tout a fondu, Tiffany McDaniel, Gallmeister - Fantaisies guérillères, Guillaume Lebrun, Christian Bourgois - Trois soeurs, Laura Poggioli, L'Iconoclaste
+ Lire la suite
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