Librairie Filigranes - Marcel Sel - Elise
Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à caresser ses cheveux. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est réveillée et me laisse faire, souriant peut-être en regardant la fenêtre. Elle me tourne le dos. Il a l’air d’onduler. Ou alors, c’est son dos qui est une ondulation. « Elle se lève, l’eau se déplie »; me dis-je. Je souris : la jeune femme qui dort peut-être encore et dont j’étudie le dos a la souplesse de ce vers d’Eluard.
Nous, on allait se battre pour la patrie. Elles, allaient nous attendre comme des saintes. Nous, on butterait les Fridolins. Elles, passeraient leur temps à lire les nouvelles du front. À craindre. À espérer. À mourir d’angoisse. À éviter la page des nécrologies. Et un jour, forcément, nous rentrerions. En héros. Mais les pieds devant. Ou alors, le cœur tellement empierré qu’elles nous reconnaîtraient plus.
Se moquer de l'autre, dans un vieux couple, c'est faire entrer le printemps dans le quotidien.
Élise est face à Ellinor, debout, à côté du Blüthner, les yeux happés par son regard, comme si le lied créait un lien concret entre la villageoise et la baronne, un chemin qui les nourrirait mutuellement de leurs émotions les plus pures, au-delà de leur âge et de leur statut. Leurs épaules se tendent et s’abaissent au rythme de leur souffle long, les cous s’inclinent, se dressent, les lèvres virevoltent comme pour dessiner les notes qu’elles puisent au bas de leur ventre pour les projeter en l’air sans la moindre pudeur, leurs voix se charment, se fondent, s’enlacent avec une audace indécente, leurs yeux s’admirent, s’attirent, se donnent, se désirent et il suffirait peut-être que leurs mains se touchent, se dit Élise, pour que leurs cors soient emportés dans cette spirale sensuelle, inconvenante, interdite.
Le Père, c’est Albert Palombieri, mon père. Je l’appelle Le Père comme il m’appelle Le Fils. Mais je ne suis pas son seul fils. Son autre fils, Bernard, il l’appelle L’Aîné. Un aîné, c’est un fils avec quelque chose de plus. Moi, je suis juste Le Fils. Le Père ne m’appelle pas Le Cadet. Mais Bernard, il l’appelle L’Aîné. Ou alors, il l’appelle par son prénom, Bernard. Moi, il ne m’appelle jamais par mon prénom. Il dit Momo. Ou alors Le Fils. Mon prénom, c’est Maurice.
Tu vas écrire un roman, qu'il m'a dit. C'est un ordre (...) Depuis dix ans, il (le Père) me verse un salaire mensuel, comme ça, sans rien en échange. Travailler, je ne peux pas. Il le sait. Je suis une sorte d'artiste. J'écris, je dessine, je visite des expositions. Mais travailler, suivre des consignes, répondre aux ordre, j'ai essayé, je ne peux pas. Il a son usine, alors il me paye. Quelquefois, il vient me voir, m'impose sa présence, toujours moqueuse, avec cette ironie de celui qui paye, de celui qui travaille. Il me fait des remarques grinçantes. "Qu'est-ce que je vais faire de toi ?" qu'il m'a dit tout à l'heure. Et puis, d'un air blasé : "Ah oui ! C'est vrai ! Tu sais écrire..."
Imagine que tu fais un rêve. Dans ce rêve, tu as 16 ou 17 ans. On t'a placé dans un groupe solidaire et formidable. On t'a dit que tu étais avec les meilleurs. On t'a inculqué une culture supérieure à toutes les autres. On t'a montré Dieu sous les traits du Führer. Et ça, depuis ta première primaire. Notre Führer. Notre Grand Monsieur. Heil Hitler ! Tous les jours. Dix fois par jour ! Alors, tu suis les autres, tu penses comme eux. Plus tu penses comme eux, plus tu montes dans l'estime des chefs. Evidemment, tu es persuadé que tout ce que tu fais est normal, moral, et même héroïque ! Et puis, un jour, tu sors du rêve, tu vois tout ça d'en haut, tu découvres la vérité nue, sans la propagande, sans la doctrine... Et là, tu te rends compte que ce rêve était un cauchemar et que le monstre du cauchemar, c'était toi...C'était moi !
Les chemins de terre, ça ne disparaît pas! Jamais! Tant qu'on continue à marcher dessus, ils continuent à vivre.
Le choix des uns et les choix des autres. Guardamare a été façonné par les uniformes noirs, l’ordre, la puissance apparente des fascistes. Il a grandi sous Mussolini. Et après tout, le 8 septembre 1943, tous les Italiens ont été invités à trahir : soit ils trahissaient le Duce, soit ils trahissaient le roi. Giorgio avait choisi la résistance, les Alliés, l’Amérique. Le jeune avait choisi l’ordre, Mussolini, l’occupant nazi. Jusqu’à ces derniers jours, il serait un coupable à cause de ce choix. Giorgio serait un héros, décoré. Mais si l’armistice n’avait pas été signé avec les Américains, ils auraient été dans le même camp jusqu’au bout. Après tout, quel jeune italien pouvait se vanter de ne pas avoir été séduit par Mussolini, son décorum, des discours, l’ordre parfait ? Sûrement pas Giorgio ...
Guardamare lui donna une cigarette. Il s'approcha pour l'allumer entre les mains que l'homme de Rosa avait jointe pour couper le vent. La flamme se refléta dans les yeux éteints de Guardamare. Ils reprirent leur place et ne dirent plus rien. Fumer côte à côte, Giorgio ne pouvait pas donner plus. L'erreur est humaine. Le pardon est chrétien. Mais l'oubli est impossible. En partant, il mit une tape hésitante sur l'omoplate du balafré qui ne se retourna pas, hocha seulement la tête. Il savait qu'il n'aurait plus jamais mieux, comme relation, avec ceux qui avaient pris le maquis, et ils étaient nombreux à Vernazza. Il ne pourrait plus plaisanter, chanter, boire, qu'avec les pires. Des brutes. Des assassins. Alors, il regardait la mer.