Lectomaton, extrait de "La plage d'Ostende", de Jacqueline Harpman, lecture par une étudiante IESSID, bibliothécaire documentaliste.
Je me dis que ce que j’avais ressenti pour elle, cette confiance qui s’était lentement développée, cette préférence constante et cette joie chaque fois que je la retrouvais après une expédition étaient sans doute ce que les femmes nommaient amour.
J'étais la plus jeune, la seule qui fût encore enfant quand nous avions été enfermées. Les femmes ont toujours pensé que je devais n'être parmi elles que par erreur, que dans le grand tumulte qui avait régné, j'avais été envoyée du mauvais côté et que cela n'avait pas été corrigé. Sans doute, une fois les grilles fermées, ne devaient-elles jamais se rouvrir.
- A quoi sert-il d'en parler ? Cela ne changera rien.
- Voilà encore bien votre stupidité ! Comme si parler ne devait servir qu'à produire des événements. Parler, c'est exister. Regarde : elles le savent si bien qu'elles parlent pendant des heures pour ne rien dire.
J'entends parfois parler d'amours qui meurent, de passions qui s'éteignent. De quels maigres feux s'agit-il là? Il paraît qu'il y a des amants qui se font des reproches : je n'en veux même pas à Léopold d'être mort car j'ai bien vu qu'il n'y pouvait rien.
Il est vrai que je choisissais bien mes peintres, mais elle avait le pouvoir d'amener chez moi les gens qu'il faut avoir. Je n'ai jamais compris ce qui jette les uns dans la gloire et les autres dans l'ombre. Je sais que je nomme cela le pouvoir mondain et que pendant vingt ans je m'en suis servie.
Nous allons errant, musardant, pressés ou distraits, ne regardant jamais la vieille femme en noir qui est accroupie à l'horizon, mais elle ne nous quitte pas des yeux. Soudain, la voilà si proche que nous ne pouvons plus l'ignorer. Nous tentons de ralentir le pas,et, terrifiés, nous découvrons que nous ne sommes pas maîtres du temps, il nous pousse par derrière, nous trébuchons, haletants, désespérés, nous cherchons quelque appui, il faut se raccrocher, mais déjà la vague est sur nous et nous emporte hurlant vers le silence.
Elles ne veulent pas penser aux enfants. Probablement sont-ils tous morts. Tu n'as jamais vu un enfant, tu ne sais pas ce que cela représente, leur fragilité, leur confiance, l'amour qu'on a pour eux, le souci, être prête à donner sa vie, vouloir mourir pour les préserver, et que c'est intolérable d'imaginer la douleur d'un enfant.
Pourquoi s'acharnaient-elles toutes à ne rien dire ? Je tentais de me consoler en me disant que leur secret n'était qu'un secret de polichinelle, puisque chacune le possédait. Était-ce pour lui redonner du lustre qu'elles me le refusaient, pour lui rendre l'éclat d'un trésor admirable qu'elles créaient, en se taisant, une fille qui ne savait pas et qui les regarderait comme les dépositaires d'une merveille, ne me maintenaient-elles dans l'ignorance que pour feindre de n'être pas tout à fait démunies ?
Elles étaient devenues folles par la force des choses. Leur raison s'était égarée parce plus rien n'avait de sens dans leur existence.
Je me dis qu'il y avait d'autres rythmes que les battements du coeur et je devins attentive à mon corps.