Martine Delomme

Conduire les enfants à l’école, faire les courses, le ménage et la cuisine. Sans oublier le linge qu’il fallait accrocher sur les fils tendus dans le jardin, puis repasser et répartir dans les chambres. Elle s’astreignait à redonner à chaque pièce de la maison un semblant d’ordre.

Elle trouva gratifiant de prendre part à la vie de famille. Les rôles étaient inversés. Nicole ne pensait qu’à elle. C’était Louise la mère qui aurait fait n’importe quoi pour les enfants. À elle les coqueluches, les varicelles, à elle de bercer les petits malades fiévreux, les nuits blanches, comme la rançon d’un dévouement sans limites.

C’était toujours elle qui téléphonait, par devoir. Elle disait bonjour et elle écoutait les jérémiades. Étourdie par ces interminables litanies, elle inventait des phrases pertinentes, quelquefois cinglantes, exprimant tout ce qu’elle pensait, mais qu’elle ne formulait jamais. Elle avait fini par établir un programme : pas plus de deux coups de fil par semaine. Elle en avait assez d’être le réceptacle des tracas des autres, de leurs petites vies familiales bien rangées. Elle, qui prenait le temps de l’écouter ? À qui aurait-elle confié le désarroi qui découlait de sa vie ?

Chaque jour qui passait les rapprochait, en dépit du drame qu’ils n’évoquaient pas de peur de perdre les liens affectueux mais si fragiles encore qui se tissaient entre eux.

Avec sa manière de tout diriger, de tout prendre en main, même si d’autres personnes sont plus compétentes, elle inflige une telle pression à tout le monde… Elle est autoritaire, intolérante, et elle entend bien ne rien céder de ses pouvoirs à Grégoire.

Étendue sur son lit, son livre toujours fermé, avec à portée de main la tasse de thé qu’elle ne buvait pas, Charlotte réfléchissait. Elle ne pouvait se résoudre à la souffrance de Louise, à l’idée qu’elle allait la perdre pour toujours. Elle en arrivait à se reprocher toutes ces années gâchées. Et cet après-midi, avait-elle perdu l’occasion d’aborder le passé avec son père ? Arriveraient-ils à se parler un jour ? Tout ce qu’on ne dit pas est si lourd à supporter… Elle n’avait cessé, tout au long de cette journée, de refouler les souvenirs de son enfance aux Marronniers. L’époque où Cédric était son demi-frère, son confident, son meilleur ami.

« Ma vie a basculé en quelques minutes, je suis passé de quinze heures de travail par jour à l’immobilité complète pendant un temps, puis à cet état de mobilité au rabais. Il m’a fallu un certain temps pour que je cesse de m’apitoyer sur mon sort, jusqu’à ce que je me convainque que je l’avais peut-être mérité, ce sort. »

C’était le cocon de son enfance, la demeure de ses grands-parents, le cadre où avait vécu sa mère. En marchant près de son père, elle avait laissé ses souvenirs remonter le temps.

Charlotte avait aidé Louise à s’asseoir dans le lit, elle avait coupé la viande en petits dés. Dans ses souvenirs, Louise était une excellente cuisinière, et si gourmande ! C’est à peine si elle avait pu avaler deux bouchées de foie et une cuillerée de purée. Puis elle avait demandé à Charlotte de la laisser seule, elle voulait dormir.La jeune femme avait retrouvé son père dans la cuisine. Devant l’état de Louise, ils avaient décidé de reporter la visite de l’usine à un peu plus tard. Ils avaient déjeuné en tête à tête en parlant essentiellement de la maladie de Louise, du pronostic peu rassurant du médecin.

Elle avait toujours ce regard dur aux sourcils arqués qui l’intimidait tellement autrefois. Elle songea à Louise, à son frère et sa belle-sœur apparemment heureux de l’accueillir, aux enfants. Quant à son père, elle ne savait comment juger son accueil. Perdue, troublée, elle ne savait plus que penser. Ce qu’elle sentait confusément, c’est qu’elle devait faire son possible pour créer un climat de sérénité au sein de la famille.

Le regard de Charlotte se fixa machinalement sur le vase de fleurs sur la table basse, puis elle prit le temps d’examiner son père. Son visage émacié aux traits irréguliers lui était toujours familier, mais il avait perdu son teint hâlé par des années de travail au grand air. Ses cheveux autrefois sombres et drus avaient blanchi et s’étaient clairsemés. Elle savait qu’elle avait hérité de lui ses pommettes marquées et ses yeux bleus. Toutefois, le regard de son père était éteint et fatigué.

Elle éprouva un vrai plaisir à découvrir sa belle-sœur, si jolie avec son teint ivoire, ses lèvres bien dessinées et des yeux noirs magnifiques. Ses cheveux étaient tirés derrière les oreilles, dévoilant de fins anneaux dorés. Soudain la sonnerie du four retentit.

Charlotte s’avança devant la bibliothèque rustique et, émue, elle découvrit Croc-Blanc , L’Île au trésor , Vingt Mille Lieues sous les mers , Notre-Dame de Paris , tous ces livres qu’elle avait dévorés, adorés ! Sa collection d’Alexandre Dumas était rangée sur l’étagère du milieu…

Ce point de discorde avec sa fille durait depuis un certain temps. Elle refusait d’investir dans un téléphone à la pointe de la technologie pour une gamine de douze ans. L’essentiel était qu’Annaëlle puisse la joindre en cas d’urgence.

On accordait toujours le privilège de la respectabilité aux défunts et elle savait qu’elle n’échapperait pas à la règle. Elle entendait d’ici les commentaires : « La pauvre… Elle a passé sa vie au service des autres, elle était si dévouée… Il faut dire que la vie ne l’a pas gâtée… »

Il avait renoncé à la retrouver. Toutes ces années à se demander ce qu’elle était devenue, ce qu’elle avait fait de sa vie ! Il aurait pu la croiser dans la rue et ne pas la reconnaître ; elle aurait pu mourir, il n’en aurait rien su.

Elle qui avait tant souffert d’être fille unique, elle avait considéré le mari de sa cousine comme le frère qu’elle n’avait pas eu, et elle savait que c’était réciproque. Surtout après l’accident de Bernard. Leurs solitudes respectives s’étaient alors muées en une profonde amitié. Elle réalisa qu’elle l’avait déçu.

Elle se sentait parfaitement calme à présent, presque bien, comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Au-delà de ce regain de vitalité, elle savourait le plaisir d’avoir vu Nicole rabrouée par son mari, et presque désavouée par son fils. Même si Louise ne doutait pas qu’elle saurait leur faire payer l’affront, c’était nouveau et tellement inattendu qu’elle en aurait pleuré de joie. Elle se préparait aussi…

Charlotte se souvenait combien elle aimait s’y installer avec un livre. Parfois, elle interrompait sa lecture pour observer les oiseaux qui voletaient dans les arbres, ou le bourdonnement pressé des abeilles autour des fleurs.

Pourquoi avait-elle accepté de venir ? Le désir sincère de revoir Louise ou un obscur besoin d’affronter son passé ? Elle finit par appuyer sur la sonnette et la porte s’ouvrit presque aussitôt sur une jeune femme au visage avenant, vêtue d’une blouse imprimée de losanges colorés.— Bonjour, dit-elle d’une voix enjouée, vous êtes Charlotte ? Venez, Louise vous attend avec impatience !Charlotte la suivit à travers le rez-de-chaussée. Rien n’avait vraiment changé.