Citations de Michael Greenberg (19)
Spinoza parle de la vitalité comme de la vertu la plus pure, la seule vertu. Le besoin de perdurer, de s’épanouir, dit-il, est la qualité absolue, partagée par tous les êtres vivants. Que se passe-t-il, toutefois, quand la vitalité devient si puissante que la vertu de Spinoza s’inverse et que, au lieu de s’épanouir, on est conduit à se dévorer ?
La fille de James Joyce lui a dit un jour que la raison pour laquelle elle était malade mentalement tenait à ce qu’il ne lui avait jamais donné aucun sens moral. « Comment pourrais-je te donner quelque chose que je n’ai pas moi-même ? » avait été la triste réponse de Joyce. Si Lucia avait été, à diverses reprises, diagnostiquée schizophrène ou maniaque cyclique, mais Joyce insistait sur le fait que ses distorsions mentales n’étaient rien d’autre que les douleurs de croissance d’une fille douée.
« C’était une tache sur mon œil et elle est restée là une fraction de seconde, cette petite part de moi-même que je n’avais pas encore brûlée, qui me regardait en train de devenir folle. Je te vois. Je sais ce que tu fais. Je sais qui tu es. Et puis elle a disparu. » Elle claque les doigts. « Elle n’a pas faibli, elle s’est éclipsée, comme la mèche d’une de ces lampes à kérosène que nous avions pour aller camper. C’était comme si je m’étais arrêtée pour jeter un dernier regard sur moi, comme si je me disais adieu.
« S’éloigner de la raison avec la ferme conviction qu’on la suit », voilà une définition de la folie qu’on peut lire dans une encyclopédie du XVIIIe siècle. Et, en effet, une conviction immodérée est le principal symptôme de nos illusions. Que le patient mijote à petit feu, qu’il soit à moitié endormi, ne remarque rien, c’est le but recherché par la médecine –établir autour du patient une sorte de cordon sanitaire émotionnel. La psychose est l’opposé de l’indifférence. Par conséquent, il semblerait que l’indifférence soit la cure logique de la psychose.
Parfois, il faut laisser flotter les choses sans s’attacher exagérément. C’est une discipline. Si on arrive à rester assis tranquillement, on peut voir ses propres pensées tomber comme la pluie.
Je me pose inlassablement la question évidente, la question inutile. Comment tout cela est-il arrivé ? Et pourquoi ? On a le cancer ou le sida, mais on est schizophrène, on est maniaco-dépressif, comme si c’étaient des attributs intimes de l’être, des éléments constitutifs de l’humain, pas plus susceptibles d’être guéris qu’un tempérament ou une couleur d’yeux. Comment une caractéristique aussi inhérente à une personne pourrait-elle être une maladie susceptible d’être traitée ? Et comment vaincre une maladie pareille sans se vaincre soi-même ?
Eugen Bleuler (qui a créé en 1911 le mot "schizophrénie") a dit un jour que, au bout du compte, ses patients lui étaient aussi étrangers que pouvaient l'être des oiseaux dans son jardin. Mais s'ils sont des étrangers pour nous, que sommes-nous pour eux?
Le 5 juillet 1996, ma fille est devenue folle. Elle avait quinze ans et sa fêlure a constitué un tournant dans nos vies à tous les deux. « J’ai l’impression de voyager, de voyager sans pouvoir revenir », a-t-elle dit dans un accès de lucidité, tout en titubant dans une direction que je n’aurais pu imaginer ni même rêver.
Quand tu penses à quel point elle doit se sentir terrifiée et larguée, ça te déchire. Quand elle est vibrante et merveilleuse, c’est là qu’elle est le plus en danger. C’est le tour que lui a joué la vie. Au moment où tu crois que tu commences à la comprendre, que tu es sur la même longueur d’onde qu’elle, elle dit quelque chose qui te fait sentir que tu ne l’es pas. Tu sens bien à quel point elle veut être entendue, même si c’est absurde, c’est son absurde, il a du sens pour elle.
Couchée devant le poste, Sally semble s’être décomposée. Son invalidité me met en rage. Si seulement il y avait un juste milieu entre ses explosions et cette prostration qui annule tout. Comment la contenir, comment la stimuler, comment vivre avec elle ?
Vous vous souvenez de la fille dont les parents disaient : « Quand tu reviendras à la maison, tu pourras faire ceci et cela », et ils avaient énuméré toute une sérié d’activités qu’ils avaient prévues pour elle, et elle avait répondu : « Ouais, tous les trucs qui m’ont conduite ici, hein ? » C’était exemplaire.
Sally dit que lorsqu’elle entend des gens monter l’escalier à Bank Street, elle pense qu’ils viennent pour la contrôler. « Puis, je me souviens que ce n’est pas réel. Je pense que les gens me regardent, mais c’est seulement moi qui me regarde. »
Le besoin de Sally de se sentir comprise est l’équivalent d’un besoin de respirer. N’est-ce pas ce que tout le monde cherche ? Convertir les autres à notre vision de la réalité ? Les convaincre ? Être perçu comme nous croyons être ?
Sally va se promener au bord de l’eau, me faisant penser à Anita Ekberg dans La Dolce Vita, avec ses lunettes de soleil et sa gaieté survoltée, donnant des coups de pieds dans l’eau et agitant les bras comme un oiseau qui veut décoller –image que j’aurais pu trouver émouvante autrefois, bien qu’un peu théâtrale à mon goût, mais que je trouve désormais réellement inquiétante.
Cependant, moi aussi, j’ai des difficultés à éclairer le passé, encore plus à en dégager une explication raisonnable de la folie de Sally. Rien ne semble s’y rattacher directement ; il n’y a pas un évènement ou une série d’évènements que je puisse isoler et qui aurait pu nous avertir clairement, pas une cause évidente, si ce n’est la plus évidente : Sally, tout comme Steve, a toujours été ce qu’elle est devenue ; c’était en elle depuis le début, en train d’incuber, en train de parvenir à maturation.
Ne vous est-il pas venu à l’esprit que Noah était seul sur une mer de béatitude pendant que nous autres étions tout simplement des îles de misère ?
Elle remplissait les pages de son cahier et continuait à écrire –sur le sol, les murs, la porte. Les pensées se ruaient sur elle à une vitesse insoutenable. Mais « pensées » n’est pas le bon mot. Il s’agissait plutôt d’explosions, comme Sally devait les qualifier par la suite, d’éclats visionnaires dans lesquels l’interconnexion –l’unicité- du monde était révélée instantanément. L’hôpital devenait l’endroit où le génie était accueilli avec hospitalité, où les infirmières étaient les nourricières, le service était le Mot…
Il y a des marques de brûlures de cigarette sur le bout de ses doigts, son t-shirt est sale et déchiré. Ses joues sont parsemées de toute une série de minuscules renflements brunâtres. Lorsque je lui demande ce que c’est, il me répond : « Des insectes. Ils se glissent sous ma peau, ils se nourrissent, Mikey, ils se nourrissent de moi ! »
Une pensée n’a pas fini de galoper dans sa bouche qu’une autre la remplace, provoquant un empilement de mots sans séquence, chaque phrase effaçant celle qui l’a précédée, avant même qu’elle n’ait eu le temps d’émerger. Notre pouls bat à toute vitesse, nous faisons des efforts pour absorber la quantité d’énergie qui surgit de son corps minuscule. Elle bat l’atmosphère de ses mains, elle redresse le menton –une mécanique bien huilée : le despote à bout de nerfs gavant de son utopie ses pauvres sujets. Mais elle ne joue pas la comédie ; son besoin de communiquer est si puissant qu’il la tourmente. Chaque mot fait l’effet d’une toxine qu’elle doit expulser de son corps.