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Citations de Michel Bernard (270)


L'un des moments les plus troublants de Ceux de 14, presque surnaturel, est celui où Genevoix est sauvé de la mort par un mourant. Un soldat, sans doute paralysé par une balle reçue dans la moelle épinière, est étendu sur d'autres cadavres en travers du boyau où s'est engagé l'officier. Par la seule intensité de son regard, où s'est concentré ce qui lui reste de vie, le blessé prévient Genevoix de la balle qui l'attend au créneau où lui vient d'être abattu, dans l'axe de tir au bout duquel le guerrier allemand embusqué guette sa prochaine cible. Ce qui relie alors le mourant à celui qui conserve la vie grâce à lui est inexprimable, sauf par Ceux de 14. Il faut aller voir comment c'est dit et comment est dit l’effort d’expression muette du mourant, puis le soulagement dans ses yeux quand il sait qu'il a été compris, qu'il a sauvé la vie de l'inconnu qui passe, ce soldat français, son camarade. Le regard de cet homme - qui était-il ? - a sauvé le sous-lieutenant Genevoix devenu, pour toujours, leur regard à tous.
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Si leurs intérêts divergeaient, les Alliés s'accordaient sur deux points : Napoléon restait un chef de guerre incomparable et le soldat firançais, un combattant de premier ordre. La prudence commandait de ne pas favoriser l'union nationale d'un peuple aussi bouillant autour d'un tel capitaine. 1792, 1793, 1794, Valmy, Jemmapes, Hondschoote, Fleurus, ces mauvais souvenirs n'étaient pas effacés des mémoires prussienne et autrichienne.
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Les cris étaient ceux de cantinières et de vivandiers affolés qui s'enfuyaient. Le convoi avait stoppé, les conducteurs hésitaient, manœuvraient de façon désordonnée, comme pris de panique. Napoléon continua son chemin, indifférent à la péripétie qui secouait les riz-pain-sel. Enfin, on reconnut, submergeant les exclamations, le hurlement trop familier. C'étaient les Cosaques, des milliers, qui poussaient leur « Hourra » en pressant leurs montures et fondaient à l'aube sur les bivouacs de la ligne française.

Le général Rapp, le plus prompt, enjoignit à Napoléon de se replier, et, le geste accomplissant la parole, s'empara de la bride de son cheval pour l'obliger à faire volteface. L'Empereur retint sa monture, tira son épée en même temps que Berthier et Caulaincourt et fit face. Rapp, à peine rétabli de l'éclat reçu dans la hanche à la Moskova, fût le premier atteint. Un Cosaque, plongeant sa lance dans le poitrail de son cheval, le précipita à terre. La vingtaine d’officiers présents et les chasseurs de service se précipitèrent pour l'entourer et répliquer. Le groupe, Napoléon avec lui, était enveloppé par une nuée tourbillonnante de cavaliers, des hussards tartares. L’Empereur aurait été capturé, tué peut-être, si la résistance farouche de son entourage n'avait conduit le gros de la horde à préférer des proies plus faciles et d'un rendement immédiat.

(...)

Napoléon regarda sa cavalerie nettoyer la plaine, les conducteurs, remis de leurs émotions, récupérer leurs voitures. Tout rentra dans l'ordre, mais chacun constatait, l'Empereur le premier, que le danger avait surgi du côté où on ne I'attendait pas. La guerre pressait de toutes parts la marche de l'armée. Pour les Français, pour leurs alliés et ceux qui les accompagnaient, il n'était plus un endroit sûr dans la grande plaine russe.
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La nuit tombait lorsqu'ils quittèrent la table. Un halo vaporeux nimbait Ie rebord de la terrasse. Avant de rentrer à l'hôtel où le cocher devait les reconduire, Mme Dewavrin souhaita voir les lumières de Paris. Ils traversèrent le parc. Le bruit du gravier dans la pénombre tiède était cristallin. Les bêtes frémissaient à l'approche de leur maître. Les arbres se détachaient contre l'horizon, le dessin de leurs feuilles comme agrandi. Il faisait bon.

À leurs pieds, Paris était un incendie contenu par les grands lacs des forêts. Rodin désignait remplacement des principaux monuments, là où se trouvaient ses ateliers, où il avait conçu telle ou telle œuvre, où il avait habité, où il avait grandi, où il était né. Léontine Dewavrin prit son fils par le bras. Il se souviendrait. Rien n’égalerait ce legs qu'il devait à son père.

Revenant vers la carriole stationnée près de la maison, prête à partir, elle sentit une présence. Elle s'arrêta, se tourna de côté et vit l'énorme et sombre silhouette du Balzac orientée vers Paris. La lune s'était levée, les ombres jouaient avec les ombres. Frappée de stupeur, elle se figea. Jamais visage ne lui avait paru plus humain, plus vivant. Surgi de la nuit, il les regardait, et le monde derrière eux.
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C’était là, dans ce climat, devant ces paysages, qu’il sentait sa manière s’épanouir, entrer en accord intime avec le monde. Ses meilleurs tableaux, les plus ressemblants à lui-même, il les avait faits ici. Le mot « lumière » qu’il disait à Paris quand il parlait peinture avec ses camarades d’atelier et ses amis, Monet, Renoir et Sisley, ce mot qui exprimait ce qu’il voulait, comme eux, saisir et rendre sur la toile, c’est ici qu’il s’était gorgé de sens, de matière. Il lui semblait que son sang était mêlé de cette lumière du Midi. Sa peau l’aimait.

À propos du peintre Frédéric Bazille
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Ce n'est pas diminuer Genevoix que de considérer en lui le medium, le porte-parole de millions de combattants de tous les pays, le témoin. Les trois balles qui l'ont soustrait vivant de l'épreuve où la majorité des officiers d'infanterie mobilisés en août 1914 succombèrent ont quelque chose de miraculeux. C'est comme s'il avait été désigné par elles. Les trois balles allemandes filent droit dans le sous-bois de la Tranchée de Calonne, sifflent et frappent : « Ce sera toi. » Quatre soldats déposent le corps pantelant d'un lieutenant dans une toile de tente fixée à deux perches. Ils emmènent vers le poste de secours, à travers le terrain bouleversé, entre les arbres où percent les feuilles de la neuve saison, un grand écrivain.
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C'est dans cette phase de la guerre, dans les combats incertains des jours suivant la bataille de la Marne, au milieu de ce bois de la Tranchée de Calonne où se trouvait le régiment de Maurice Genevoix, que fut tué l'auteur du Grand Meaulnes. Parmi les cris, les appels et les plaintes qu'il avait entendus venir de la forêt, il y avait eu la voix du lieutenant Henri-Alban Fournier, dit Alain-Fournier, homme des bords de Loire comme lui, son prédécesseur à la khâgne de Lakanal, à peine plus âgé et déjà connu dans le Paris littéraire. Au milieu de la forêt meusienne où disparaissait un écrivain français, un autre naissait. Maurice Genevoix était sans superstition, mais il croyait à une sorte d'équilibre supérieur dans les choses du monde. La guerre y faisait un trou aveugle, puis l'univers se reformait, comme la surface de la mer. Ce qu'elle avait enlevé à la littérature française sur les Côtes de la Meuse, la guerre le lui avait rendu au même endroit.
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Dans la matinée s'étaient rangés dans la cour du Cheval blanc les grenadiers du 1er regiment de la Garde. Derrière, en forçant l'entrée, avaient pris place les habits noirs d'une soixantaine de polytechniciens qui avaient défendu Paris du côté de Charenton. Alignés devant le portail attendaient la berline dans laquelle voyagerait l'exilé et les autres voitures de sa suite. Beaucoup d'habitants s'étaient agglutinés derrière les grilles, des paysans des environs aussi. A onze heures trente, on annonça l'Empereur, les tambours roulèrent. Il parut en haut de l'escalier, le descendit rapidement, accompagné de Belliard, suivi des derniers membres de son état-major, dont deux officiers polonais, et Bussy, l'ancien sous-lieutenant du régiment de La Fère. Il serra la main du général Petit commandant le détachement, fit face aux soldats et leur parla. L'allocution fut brève, prononcée d'une voix forte et nette. Sur sa demande, le général prit le drapeau surmonté de l'aigle et le présenta à l'Empereur qui embrassa son porteur. En inclinant son visage, il saisit le lourd carré de soie frangé d'or à pleine main et en porta le rouge à ses lèvres. Le silence était peuplé des gémissements, des raclements de gorge, des reniflements des soldats. Le général pleurait. On voyait que Napoléon s'efforçait de contenir son émotion. Il inspira profondément, se recueillit un instant, le temps de raffermir sa voix et reprit : «Adieu encore une fois mes vieux compagnons, que ce dernier baiser passe dans vos cœurs !» Il salua les personnes qui l'entouraient et monta dans sa voiture. Elle s'ébranla, passa la grille, les maisons et s'enfonça dans la forêt, sur la route de Nemours, vers le sud.
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Le sentiment d'un manque, un manque devenu si grand, si impérieux, que la rêverie n'arrivait plus à distraire, indiquait que le temps était venu d'écrire. Ravel le savait d'expérience, pourtant il n'était jamais parvenu à apprivoiser cette phase ingrate de la composition. Il travaillait dur, avec l'application butée des anciens cancres et des faux paresseux, jusqu'à ce que sa volonté et sa science soient soulevées par une autre force, douce et puissante. La mystérieuse inconnue n'avait jamais fait défaut. Le moment venu, elle l'enlèverait, comme la vague le nageur, et, soudain délivré de la pesanteur, l'emporterait et le déposerait, dans la surprise et le ravissement, là où il avait toujours voulu.
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A Genevoix, venu le remercier, chez lui, villa Montmorency à Auteuil, après qu'un jury dont il était membre avait récompensé en 1922 Rémi des Rauches, son deuxième roman, Gide avoua qu'il n'avait pas lu les livres de guerre du lauréat, malgré un bruit favorable, et que c'était ce roman récompensé qui lui avait fait découvrir un écrivain. On ne sait pas si l'homme de lettres se ravisa un jour, comme il le fit en faveur de Proust dont il avait autrefois refusé le manuscrit d'A la recherche du temps perdu chez Gallimard. En tout cas, c'est beaucoup pour un seul homme que d'avoir manqué, par préjugé, deux œuvres hors série.
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Les Cosaques avaient rapidement reparu. En solidifiant les marais, le gel les avait rendus praticables pour leurs petits chevaux et l'incendie des ponts de bois les avait à peine retardés. Leurs bandes galopaient sur les flancs de l'armée.

Oudinot eut affaire à eux dès le 29 novembre. Il avait pris un peu d'avance la veille, mais, requérant des soins réguliers, sa grave blessure l'obligeait à des stations prolongées. Le guerrier aux innombrables cicatrices était alité dans une chaumière à Plechnitsié, à vingt-cinq kilomètres après Zembine, quand le village fut tout à coup parcouru par une nuée de Cosaques. Ils assiégèrent la maison où leurs renseignements situaient un haut gradé de l'armée française.

La petite suite du maréchal, dont son fils, se barricada et se défendit, Oudinot faisant lui-même feu avec ses pistolets par une ouverture. Les attaquants s'éloignèrent, pour revenir aussitôt avec deux canons qui criblèrent de mitraille la maison. Une éclisse arrachée d'une poutre par un tir frappa le maréchal, le blessant à nouveau. L'arrivée d'une centaine de fantassins ralliés par des officiers du 1er corps équilibra le combat, que rompit l'ennemi quand survinrent Junot et ses Westphaliens.

Les sauveteurs trouvèrent dans le village, comme une récompense providentielle, quantité de pommes de terre, de la paille et même du foin, un délice pour leurs chevaux.
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Le général Eblé rappela ses hommes. Éreintés, grelottants, n'ayant dans l'estomac que le vin que l'Empereur leur avait fait distribuer, ils se regardaient. On leur en demandait plus qu'aux bêtes. Après la promesse d'une prime, il se trouva quand même des volontaires pour quitter leur litière de paille, s'arracher à la chaleur des feux, enfiler leurs habits encore humides. A la lueur des lanternes, sous l'averse de neige, ils entrèrent encore une fois dans la Berezina afin d'y redresser ou remplacer les trois chevalets défaillants et réparer le tablier.

Le même pont, mis à l'épreuve par la succession des lourds charrois, céda à deux reprises encore au cours de la nuit, à deux heures et à six heures. Eblé sollicita à chaque fois le dévouement de ses pontonniers, qui de nouveau firent les gestes de leur métier tandis que l'eau gelait à leurs épaules et, près d'eux, enserrait dans la glace les jambes de vieux général.

A Lariboisière qui, embarrassé, venait lui demander de la part de l'Empereur de presser ses gens, Eblé se contenta de les montrer, le visage blême, la chemise trempée collée au torse, en train de transporter les tréteaux, frapper à la masse sur les madriers, les lier avec de grosses agrafes, clouer dessus des planches.
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En même temps que Berthier avaient été invités à rejoindre l'Empereur chez le préfet le duc de Valmy, maréchal Kellermann, et le duc de Reggio, maréchal Oudinot. Le premier, né à Strasbourg, avait près de 80 ans, mais il portait en sautoir le nom d'un village situé à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de la préfecture où, aux côtés de Dumouriez, il avait remporté la dernière bataille du royaume et la première de la Révolution. Il avait eu le jeune Bonaparte sous ses ordres sur la frontière italienne. Le second était origmaire de Bar-le-Duc, où se trouvaient ses intérêts, notamment une grande et belle propriété forestière, Jeand'heurs, à mi-chemin de Saint-Dizier. L'ancien sergent au Royal-Médoc avait fait la plupart des campagnes de la Révolution et de l'Empire. Elles lui avaient laissé sur le corps les cicatrices d'une trentaine de blessures. Il était devenu l'homme le plus riche, le plus influent de son Barrois natal où rodaient maintenant les Cosaques. Le premier était le héros qui avait arrêté l'invasion en canonnant les Prussiens de Brunswick tout près d'ici, l'autre connaissait le pays comme sa poche et y était profondément attaché.
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Rodin devinait l'intention initiale de Rude : décupler l'émotion en représentant le soldat dans la tenue bourgeoise portée du début du procès jusqu'au supplice. On aurait contemplé le héros livré à l'angoisse, s'efforçant de la contenir, méditant sur son destin et n’y voyant goutte, oppressé, déterminé à cacher sa détresse et, le visage fermé, tendu, toute sa volonté rassemblée sur la dernière chose qui lui appartenait : finir. On rapportait qu il avait dit aux vétérans composant le peloton d’exécution : «Visez juste !»

Derniers mots du maréchal d'Empire, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa. Il n’avait tiré de son imagination glacée par l'imminence de la mort que l’instruction répétee des milliers de fois depuis qu’il avait été promu sergent dans les armées du roi, «Visez juste ! ».
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A l'issue d'un de leurs rendez-vous, en décembre 1915, Dupuy descendit la rue Soufflôt et le boulevard Saint-Michel avec Genevoix en uniforme bleu ciel. Son bras en écharpe et son beau et pale visage retenaient le regard des passantes. Il le conduisait chez Hachette. Un contrat l'attendait sur le bureau du directeur de la maison, un vieux camarade auquel Dupuy avait montré les lettres du normalien. Le jeune homme se défendit une dernière fois en observant qu'on voulait lui faire contracter un engagement pour un livre qui n'existait pas. Dupuy lui montra sur le papier l'endroit où signer.

(...)

Dans le calme de la maison paternelle, Genevoix se mit au travail et commença son récit. Il avait près de lui son carnet de route et ses lettres de guerre que lui avait rendues Dupuy. Moins d'un mois après, il avait rédigé les trois cents pages du livre. En mai 1916, Sous Verdun était en librairie.
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J'écris ce livre sur Maurice Genevoix pour que l'on se souvienne du temps où les mots étaient du côté des choses. L’écrivain de la Loire les a poussés, je crois, au plus près que l'on pouvait. Il avait, pour cela, au début de sa vie, dans un pays que je connais bien, payé un certain prix. C'est vers le mystère de cet écrivain, qui est peut-être le mystère de la littérature, que je me mets en route en commençant ces pages.
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Descendu avec la nuit, le froid avait arrêté le temps. La plaine bleuie éclairait le ciel, cuivrait le ventre des nuages. Il n'entendait que ses pas dans la neige, le crissement de la glace écrasée par ses souliers, un chien qui aboyait, une galopade d'écoliers en sabot, la buée de leurs souffles, et, coulée entre les rideaux, répandue sur les jardinets étouffés, la lumière venue des fenêtres des villas. Il restait un moment devant la sienne à regarder l'intérieur des pièces dans lesquelles il allait rejoindre les silhouettes familières qui glissaient d'une pièce à l'autre. Il restait là, voyageur au seuil de sa maison, et goûtait dans le froid et l'obscurité la certitude de la petite main de son fils et du baiser de sa femme. p 95
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L'autre figure l'avait fasciné. Il n'avait pas trouvé le rapport entre le titre annoncé pompeusement par le sculpteur, "l'Age d'Airain", et le jeune homme vigoureux et gracile qui se dressait devant lui mais cela lui était apparu sans importance. Il n'aurait su dire ce qui, du dessin des bras et des mains, de la position des jambes, de la flexion du cou, de la jeunesse méditative du visage, l'émouvait le plus. L'œuvre était la perfection même. Elle avait atteint en lui une région qu'il croyait hors de portée des choses de l'art. Bouleversé, émerveillé, il avait baissé les yeux devant cette figuration du corps masculin, cet objet de plâtre sans regard, alors qu'il était parvenu à les maintenir sur la chair frissonnante de la belle Italienne. Rodin lui avait dit que le premier titre était "Le Guerrier blessé" et que le personnage s'appuyait sur une lance, finalement retirée. Omer Dewavrin trouvait dans ce motif caché une raison à sa tendresse.

page 34
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Frédéric était heureux de retrouver le pays natal, la sèche odeur du thym, le parfum de la lavande et l'amertume exaltée du buis, l'assourdissant cisaillement des cigales. Il évaluait le gris poussière et le noir des plantes grandies dans les plis du roc éblouissant, le bleu presque blanc du ciel du matin, filé des reflets verts de la mer proche, et en dessous, dans l'ordre que leur avait donné son père, les longs traits de la vigne.
(...) C'était là, dans ce climat, devant ces paysages, qu'il sentait sa manière s'épanouir, entrer en accord intime avec le monde. Ses meilleurs tableaux, les plus ressemblants à lui-même, ils les avait faits ici. Le mot "lumière" qu'il disait à Paris quand il parlait peinture avec ses camarades d'ateliers et ses amis, Monet, Renoir, Sisley, ce mot qui exprimait ce qu'il voulait, comme eux saisir et rendre sur la toile, c'est ici qu'il s'était gorgé de sens, de matière. Il lui semblait que son sang était mêlé de cette lumière du midi. Sa peau l'aimait. p 20-21
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La colère de Napoléon ne retomba pas, elle changea d'objet. Avisant un château dans le paysage, il exigea qu'on le livrât aux flammes. Deux escadrons de la Garde partirent au galop. Quelques minutes plus tard, le gris léger des premières volutes salissait le ciel. Il appliquerait désormais aux Russes leur propre stratégie, celle de la terre brûlée. Ordre fut donné à Davout de détruire toutes les constructions à sa portée, de manière qu'après lui l'ennemi n'eût plus un toit sous lequel s'abriter, plus un puits auquel s'abreuver.

La consigne fût exécutée scrupuleusement. Rien n'échappait aux boutefeux : châteaux, fermes, villages, tous les bâtiments à la ronde étaient incendiés sous les yeux de leurs habitants, s'ils ne s'étaient pas enfuis dans les bois. La besogne trouva des exécutants zélés dans toutes les unités, y compris celles de I'avant-garde. De part et d'autre de l'itinéraire montaient d'épaisses fumées. L'impatience et l'ivresse de détruire étaient si violentes, si contagieuses, qu'elles s'exerçaient au détriment de la Grande Armée elle-même. On ne se préoccupait pas qu'elle eût intégralement défilé pour mettre le feu, de sorte que beaucoup de soldats de l'arrière-garde ayant guerroyé pendant des heures devaient bivouaquer
en plein air, pelotonnés sous leur couverture, près des cendres des chaumières, des granges qui les auraient abrités. À Borovsk, le 3e corps dut éteindre l'incendie qui empêchait les caissons de son anillerie, bourrés de poudre, de traverser la ville.

L'ivresse du saccage en service commandé aggravait l'indiscipline, débridait la violence. Les cadavres de paysans, de filles violées, et même d'enfants, découverts ça et là, étaient plus nombreux que de coutume dans le sillage des armées en retraite. On n’avait pas le temps de chercher les coupables, on n'en avait même plus l'idée. Les prisonniers russes tombant d'épuisement, incapables de se relever, étaient achevés par leurs gardiens, le rebut de l'armée. Le long des fossés s’égrenaient, d'un coin de bois à un autre, les corps maigres des malheureux, la tête fracassée par une balle ou la crosse d'un fusil. L’écœurement des combattants qui voyaient ces sinistres jalons, leur indignation contre la lâcheté des moeurs s'éteignaient dans une meditation morose sur leur propre sort.
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