Lancé dans une aventure à l’échelle de la galaxie et de l’éternité ou presque, un équipage peut-il vraiment se rebeller contre l’intelligence artificielle contrôlant à bord les paramètres de mission et… tout le reste ? Un grand roman, vertigineux et malicieux.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/08/24/note-de-lecture-eriophora-peter-watts/
Publié en 2018, remarquablement traduit en français en 2020 par Gilles Goullet pour Le Bélial’, « Eriophora » est la pièce la plus importante (en tant que longue novella) d’un cycle composé jusqu’ici surtout de nouvelles, rassemblées sous le titre générique de « Sunflowers » (dont « Éclat », « L’île » et « Géantes » sont disponibles en français dans le recueil « Au bord du gouffre »). À son propos, Peter Watts divulguait, dans le superbe entretien qu’il accordait à la revue française Bifrost en 2019, une « quatrième de couverture qui n’a jamais été publiée » et qui aurait permis, d’après lui, de situer d’emblée ce dont il s’agit ici : lorsqu’il s’agit d’évoquer le voyage spatial supra-luminique à l’échelle d’une galaxie entière, l’un des motifs « couramment » employés par la science-fiction est celui des « portails » mis en place par telle ou telle fort ancienne race astropérégrine de Précurseurs ou autres Progéniteurs (l’auteur rappelle à ce propos la réussite dans ce domaine du cycle des « Heechees » de Frederik Pohl, et l’on pourrait aussi mentionner bien entendu David Brin et Lois McMaster Bujold, qui sont très loin de mal se sortir de l’exercice). Pour éviter une régression logique à l’infini, il faut bien se demander comment ces « portails », ces raccourcis à travers la mécanique céleste, ont été mis en place, au tout début. Quelle fantastique entreprise de bâtiment et travaux publics à l’échelle de l’univers a dû se coltiner l’assemblage de ces si précieux carrefours galactiques ?
C’est ici que Peter Watts fait intervenir le vaisseau spatial Eriophora, (en réalité une météorite transformée, propulsée par un micro-trou noir interne… oui !) sous l’autorité désormais infiniment lointaine, temporellement et spatialement, de l’UNDA (United Nations Diaspora Authority), décrivant sa spirale qui l’éloigne toujours davantage de son point de départ, à une vitesse extraordinairement élevée mais néanmoins toujours infraluminique, construisant de proche en proche les fameux « portails » nécessaires à une future expansion galactique de l’humanité, pour un temps infini (ou en tout cas celui que supportera in fine son double équipage d’intelligence artificielle contrôlant l’ensemble des paramètres de mission selon sa programmation d’origine et d’humains plus ou moins modifiés que l’on ne « réveille » et « appelle sur le pont » que pour chaque chantier nécessitant leur présence). Mais que se passe-t-il si pour diverses raisons tout ou partie de ce prolétariat ouvrier de grand luxe en vient à contester le management, voire à remettre en cause le sens même de la mission ? N’ayant guère de voies de recours « légales » ou « paritairement négociées », on parlerait alors de révolte ou de révolution. Mais avec quels paramètres et quelles chances de succès ? En à peine 200 pages, « Eriophora » propose à ces questions des réponses malicieuses et vertigineuses.
Même dans son fabuleux diptyque « Vision aveugle« / « Échopraxie » (2006 / 2014), et dès ses premiers romans publiés, la trilogie des « Rifteurs » (1999-2004), le Canadien Peter Watts n’utilise en réalité les sciences dures que pour mieux développer sa spéculation philosophique et politique (ce que rappelle avec élégance Gromovar sur son blog, ici) – et c’est bien ainsi qu’il compte parmi les plus grands auteurs contemporains du genre et au-delà.
Maniant les échelles temporelles les plus stupéfiantes comme le Vernor Vinge de « La captive du temps perdu » (ou comme les capsules temporelles volontaires et involontaires de Xavier Boissel et de John d’Agata), émulant comme en se jouant, en guise d’éléments de décor, aussi bien les « Idées noires » de Franquin (à propos de certains bonsaïs) ou le « Gravité à la manque » de George Alec Effinger (à propos d’environnements virtuels personnels et partageables), sachant mêler à une pure joie de la découverte proche de celle du « Apprendre, si par bonheur » de Becky Chambers un extrémisme technique (pour le meilleur ou le pire dans les « mains » d’une intelligence artificielle pour laquelle la notion de bienveillance demeurerait toujours ambiguë) proche de celui ressenti dans le « Aurora » de Kim Stanley Robinson lorsqu’il s’agit de concevoir une trajectoire de « retour » sans carburant ou presque, « Eriophora » confronte avec une rare intelligence et une inventivité rusée l’homme et la machine (bien au-delà des petits jeux logiques par rapport à trois lois de « Lui, Asimov »), assume et fait vibrer les dimensions intrinsèquement politiques de tout programme de mission, apparemment anodin ou non, et pèse finement l’amour, l’amitié et l’empathie au trébuchet de l’intelligence, de la mémoire et de la survie – fût-ce dans un cadre décidément extrême. Un roman peut-être encore plus enthousiasmant que « Vision aveugle », ce qui n’est pas peu dire.
Même dans les brefs extraits présentés ici, vous remarquerez quelques lettres bizarrement imprimées en rouge. Il ne s’agit pas d’une erreur typographique ni d’une coquetterie baroque : au fil du texte (et la narratrice vous l’expliquera – à peu près ! – le moment venu), un message secret composé à partir de ces croches (nom plus qu’approprié compte tenu de la manière dont ces indices sont dissimulés dans le récit lui-même) sera à découvrir, ouvrant d’autres portes – qui ne sont pas tout à fait des œufs de Pâques – au sein de ce roman proprement vertigineux.
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