Ceci n’est pas une critique ordinaire, c’est un critique pleine de spoilers, une chronique-fleuve, ou plutôt une discussion sur tout ce que cette lecture a éveillé en moi. Pour exposer les réflexions et les sentiments nés lors de cette lecture, je suis obligée de suivre le chemin de Laclos qui, dans un faux « Avertissement de l’éditeur », dévoile la fin tragique de Cécile de Volanges et de Madame de Tourvel et d’en révéler certains rebondissements. Finalement, exceptionnellement, ce sera peut-être davantage une invitation à échanger sur un roman déjà lu qu’une simple volonté de faire connaître ce récit qui n’a pas besoin de moi pour cela. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ce que cette lecture soit si riche en questionnements et en remarques, il est rare que je prenne un tel flot de notes ! (D’ailleurs, cet article sera peut-être parfaitement indigeste…)
Dès le début, j’ai, basiquement, admiré ce chef-d’œuvre de la littérature épistolaire et la maîtrise de l’auteur. J’étais déjà enchantée par l’humour de l’Avertissement de l’éditeur et par ce jeu entre l’Avertissement et la Préface du rédacteur – l’un présentant le livre comme le manuscrit retrouvé d’échanges épistolaires réels, l’autre la démentant – qui raillent la tendance de l’époque à considérer le roman comme un genre mineur, incitant la prolifération des récits « véridiques ».
Les portraits se dessinent progressivement au fil des échanges, grâce à l’expression écrite de chaque personnage qui leur confère une voix individualisée, par ce qu’ils disent, ce que l’on dit d’eux, leurs points de vue sur une même personne, une même péripétie.
J’ai alors apprécié le double sens de certaines situations, l’érotisme dissimulé de certaines lettres à première vue chastes, la façon dont futures victimes se fourvoyaient totalement sur la marquise de Merteuil. J’ai savouré, chez ce personnage féminin mémorable, la dichotomie entre ses propos ou ses plans et la façon dont elle se présente au monde, dont elle est perçue par Cécile de Volanges, par la mère de celle-ci. Elle qui travaille à leur perte, à leur désespoir, est l’amie, la confidente, la guide. Un double-jeu parfait et assez réjouissant.
S’il devenait fascinant de suivre leurs machinations, la progression de leurs desseins, leur machiavélisme, le récit est également devenu hautement dérangeant. De ces deux manipulateurs sans scrupules, c’est tout d’abord Valmont qui m’a heurtée.
Dans ses relations avec Madame de Tourvel, il insiste encore et encore, revient à la charge en permanence, ne laisse aucun répit à la jeune femme. Là où il applique ce fameux principe de « elle dit non, mais pense oui », je ne vois qu’un acharnement psychologique, une chasse à courre dans laquelle sa proie est poussée dans ses retranchements. Sa ténacité induit une emprise, un épuisement mental qui m’a contaminée. Il devient totalement asphyxiant et, de là, Madame de Tourvel apparaît comme contrainte de céder, d’accéder à certaines de ses demandes pour, peut-être, espérer respirer à nouveau. Finalement, il ne la fera céder que par un chantage au suicide, pas par un triomphe de l’amour et du désir ; c’est sa bonté qui la perd plus que son amour, quoique réel à ce stade, pour Valmont.
« Tandis que, maniant avec adresse les armes de votre sexe, vous triomphiez par la finesse ; moi, rendant à l’homme ses droits imprescriptibles, je subjuguais par l’autorité. » (Lettre 96. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil.)
Puis, l’écœurement survient quand il s’en prend à Cécile, se faisant prédateur pédophile. Il faut évidemment replacer l’œuvre dans son contexte, dans son époque – après tout, Cécile était à la veille de son mariage –, mais là où je peux relativement aisément fermer les yeux sur des mariages précoces, des femmes caricaturales ou absentes dans d’autres classiques, il est plus difficile de voiler mon regard d’aujourd’hui sur un roman qui traite ainsi des relations entre les hommes et les femmes, ainsi que sur des relations de manipulation, de domination et d’oppression qui apparaissent comme encore trop actuelles. D’où cet horrible malaise.
« Lettre 115. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil.
J’espère qu’on me comptera même pour quelque chose l’aventure de la petite Volanges, dont vous paraissez faire si peu de cas : comme si ce n’était rien que d’enlever en une soirée une jeune fille à son Amant aimé, d’en user ensuite tant qu’on le veut et absolument comme de son bien, et sans plus d’embarras ; d’en obtenir ce qu’on n’ose pas même exiger de toutes les filles dont c’est le métier ; et cela, sans la déranger en rien de son tendre amour ; sans la rendre inconstante, pas même infidèle : car, en effet, je n’occupe seulement pas sa tête ! en sorte qu’après ma fantaisie passée, je la remettrai entre les bras de son Amant, pour ainsi dire, sans qu’elle se soit aperçue de rien. »
Quant à la Marquise de Merteuil, tant d’adjectifs peuvent être accolés à son nom : cultivée, comédienne, tacticienne, physionomiste et psychologue, ingénieuse, subtile et déterminée. Il n’y a pas à le nier : elle éblouit. Son intelligence est remarquable et, par contraste, critique l’ingénuité et l’ignorance volontaire dans lesquelles sont maintenues les jeunes filles. Son ironie et son cynisme sont absolument savoureux, tout comme son sens de la répartie qui nous régale de quelques répliques bien placées.
Et puis, elle a le mérite de jouer à un jeu dangereux dans lequel elle a plus à perdre que n’importe quel homme. Elle les empêche de révéler ses secrets, de nuire à son image vertueuse et chaste, de la bafouer et de la rabaisser, elle touche à leur orgueil de chasseur et leur vantardise. Ce qui est plaisant est qu’elle les piège à leur propre jeu et, au lieu qu’ils détruisent sa vie, elle détruit la leur. Elle se venge de cette injustice sexiste qui rend les conquêtes valorisantes pour les hommes et honteuses pour les femmes.
Mais voilà, certes, elle ne viole pas et les hommes viennent à elle consentants, mais elle et Valmont jouent un jeu particulièrement vicieux. Pas par leurs mœurs – leur libertinage n’a évidemment plus le même caractère licencieux qu’à l’époque –, mais par leur mépris total des conséquences sur la vie de leurs « jouets », par leur absence de compassion, leur pouvoir de nuisance pour leur plaisir ou vengeance.
D’autant que seule la chasse importe. « Ah ! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu’une femme ordinaire », dit Valmont qui n’idéalise celle qui lui résiste que pour mieux la mépriser quand elle aura cédé. Rien n’est spontané, tout est calculé. Le champ lexical est militaire (« c’est une victoire complète, achetée par une campagne pénible, et décidée par de savantes manœuvres », « j’ai forcé à combattre l’ennemi qui ne voulait que temporiser ; je me suis donné, par de savantes manœuvres, je choix du terrain et celui des dispositions ; j’ai su inspirer la sécurité à l’ennemi, pour le joindre plus facilement dans sa retraite ; j’ai su y faire succéder la terreur, avant d’en venir au combat (…) »).
Je m’attendais à des antihéros charismatiques, mais finalement, ils m’ont souvent révulsée.
Ainsi les qualités indéniables de Madame de Merteuil ont été la source de nombreuses interrogations, sur le livre et sur des oppositions qui reviennent souvent. Je me suis interrogée sur le propos de Laclos qui semble louer l’intelligence de Merteuil, son éducation qui est source d’indépendance et de liberté, qui en fait l’égale des hommes (l’éducation, source de progrès social et moral pour les Lumières), mais la pervertit pour proposer un personnage parfois odieux. Était-ce pour critiquer la raison qui, mal utilisée, sert à la domination ? Finalement, l’intelligence est-elle si admirable quand elle est exercée sans compassion, sans considération pour la vie et les désirs d’autrui, sans respect ?
Au sujet de Madame de Tourvel, on peut sans doute se demander si elle désirait cette aventure sensuelle, même si il ne m’a pas semblé qu’elle exprimait beaucoup de regret face au manque de « piquant » dans sa vie. Par le regard de Valmont, son histoire est parfois présentée comme ennuyeuse, car réglée, car convenue, mais n’est-ce pas à chacun·e d’en juger ?
De même, là où semblent parfois s’opposer l’existence excitante et libre prônée par Valmont et Merteuil et le train-train du quotidien rangée de Madame de Tourvel, la passion sans sentiment des libertins semble quelque peu vide de sens. Car ce n’est pas l’amour qu’ils prônent, pas cette « passion pusillanime », mais uniquement le jeu et le plaisir charnel qui le conclut. Ils se coupent de leurs sentiments, dominent leurs émotions comme leurs partenaires, observent froidement… Ainsi, leurs personnages fascinent un temps, mais finissent par sembler un peu creux aussi.
C’est un tel questionnement sur des façons de vie, d’aborder l’existence et ses plaisirs ; il y a probablement autant d’interprétations que de lecteurs et lectrices. D’après ce que j’ai pu lire, il y a un gouffre entre la vie de Laclos et son œuvre, aucune explication simple sur la façon dont il faut lire ce roman, ce qui est d’autant plus captivant.
Au-delà de leurs relations avec leurs proies, je me suis régalée des joutes entre Merteuil et Valmont, jeu dans lequel la première se montre cheffe d’orchestre implacable. Comme elle s’en vante ici ou là, sa supériorité sur Valmont est parfois réjouissante quand elle le renvoie dans les cordes, analysant ses lettres comme nous pouvons le faire de notre place de lectrices.
Au fil du roman, leur relation se complexifie, ce qui noue le drame, ce qui accroît la tension. La complicité – également née du fait qu’ils se tiennent mutuellement – se teinte d’amour-haine. Merteuil devient impitoyable, elle se joue de Valmont et le fait danser à sa guise, jusqu’à cette lettre enchâssée d’une cruauté précise et absolue. Redoutable, elle se fait marionnettiste au doigté implacable.
Jusqu’à ce final qui m’a laissé avec des sentiments ambigus. J’ai trouvé la fin de Valmont brutale et trop facile, manquant de finesse, et celle de Merteuil un peu convenue, même si j’ai apprécié que ce soit les lettres qui les perdent, utilisant le format épistolaire jusqu’au bout. Et parallèlement, ils m’ont touchée. À cause de ces sentiments que l’on peut lire entre les lignes, qui se devinent sans s’écrire. À cause de leur emprisonnement dans leur rôle de libertins délivrés des émotions. À cause de ce flou autour de leurs motivations profondes, lié au fait qu’ils se racontent d’une certaine manière, se mettent en scène, ne se livrent jamais avec une complète sincérité. À cause des passions qui finalement les déchirent, même si ce ne sont que des suppositions que l’on peut faire. On referme le livre avec des hypothèses plein la tête, et le cœur rempli du sentiment général d’un grand gâchis.
C’est peut-être naïf de ma part, mais je suis émerveillée de constater qu’un classique vieux de près de 250 ans peut toujours se révéler absolument génial, porté par une richesse incroyable. Ouvrant la porte à mille réflexions, ce n’est peut-être pas le simple coup de cœur auquel je m’attendais, mais je ne me sens pas perdante au vu de l’intensité de cette lecture.
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