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Citations de Pierre Loti (924)


Au milieu d’un lamentable désordre, dans une chambre demi-obscure où n’entre pas le soleil du soir et où commence déjà le crépuscule, deux pauvres filles, deux sœurs qui se ressemblent, sont assises tête basse, effondrées plutôt, en des poses de consternation suprême, l’une sur une chaise, l’autre sur le bord du lit d’ébène qu’elles doivent partager pour dormir. Elles portent d’humbles robes noires ; mais çà et là par terre, des soies éclatantes sont jetées comme choses perdues, des tuniques brodées de grandes fleurs et de chimères d’or : les parures qu’elles mettaient pour aller sur le front des armées, parmi les balles sifflantes, aux jours de bataille ; leurs atours de guerrières et de déesses…
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Maintenant donc, après beaucoup de détours dans des couloirs mal éclairés, nous voici devant la porte des déesses, la porte marquée de deux grandes lettres rouges. La vieille Chinoise alors, toujours mystérieuse et muette, tenant le front haut, mais baissant obstinément son regard sans vie, pousse devant nous les battants noirs, avec un geste de soumission qui signifie : Les voilà, regardez !
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Au bout de la ville détruite, près des hauts remparts, devant ce palais des vice-rois où nous nous rendions pour voir les déesses, des Chinois à la cangue étaient alignés le long du mur, sous des écriteaux indiquant leurs méfaits. Et deux piquets gardaient les portes, baïonnette au fusil, l’un d’Américains, l’autre de Japonais, à côté des vieux monstres en pierre au rictus horrible qui, suivant la mode chinoise, veillaient accroupis de chaque côté du seuil.

Rien de bien somptueux, dans ce palais de décrépitude et de poussière, que nous avons distraitement traversé ; rien de grand non plus, mais de la vraie Chine, de la très vieille Chine, grimaçante et hostile ; des monstres à profusion, en marbre, en faïence brisée, en bois vermoulu, tombant de vétusté dans les cours, ou menaçant au bord des toits ; des formes affreuses, partout esquissées sous la cendre et l’effacement du temps ; des cornes, des griffes, des langues fourchues et de gros yeux louches. Et dans des cours tristement murées, quelques roses de fin de saison, fleurissant encore, sous des arbres centenaires.
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C’était du reste singulier, tout à fait unique — aujourd’hui dimanche, jour de fête dans les campements et les casernes — l’animation de ces ruines, qui se trouvaient par hasard peuplées de soldats joyeux. Dans les longues rues pleines de débris de toute sorte, entre les murs éventrés des maisons sans toiture, circulaient gaiement des zouaves, des chasseurs d’Afrique, bras dessus bras dessous avec des Allemands en casque à pointe ; il y avait des petits soldats japonais reluisants et automatiques, des Russes en casquette plate, des bersaglieri emplumés, des Autrichiens, des Américains à grand feutre, et des cavaliers de l’Inde coiffés de turbans énormes. Tous les pavillons d’Europe flottaient sur ces dévastations de Tien-Tsin, dont les armées alliées ont fait le partage. En certains quartiers, des Chinois, peu à peu revenus après leur grande fuite, maraudeurs surtout et gens sans aveu, avaient établi, en plein air frais, au beau soleil de ce dimanche d’automne, des bazars, parmi la poussière grise des démolitions et la cendre des incendies, pour vendre aux soldats des choses ramassées dans les ruines, des potiches, des robes de soie, des fourrures. Et il y en avait tant, de ces soldats, tant et tant d’uniformes de toute espèce sur la route, tant et tant de factionnaires présentant les armes, qu’on se fatiguait le bras à rendre les continuels saluts militaires reçus au passage, dans cette Babel inouïe.
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Après la cour, un vestibule sordide, et enfin une porte peinte en noir, avec une inscription chinoise en deux grandes lettres rouges. C’est là, — et sans frapper, la vieille touche le verrou pour ouvrir.

On pourrait s’y méprendre, mais nous venons en tout bien tout honneur, pour faire visite aux deux déesses — aux « goddesses », comme les appellent avec un peu d’ironie nos deux compagnons anglais, — déesses prisonnières, que l’on garde enfermées au fond de ce palais. — Car nous sommes ici dans les communs, dans les basses dépendances, les recoins secrets du palais des vice-rois du Petchili, et il nous a fallu pour y arriver franchir l’immense désolation d’une ville aux murs cyclopéens, qui n’est plus à présent qu’un amas de décombres et de cadavres.
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Pénétrant là, bien entendu, comme en pays conquis, nous sommes un groupe d’officiers, trois Français, deux Anglais, un Russe.

Quelle étrange créature, notre conductrice, qui va titubant sur la pointe de ses invraisemblables petits pieds ! Sa chevelure grise, piquée de longues épingles, est tellement tirée vers le chignon que cela lui retrousse les yeux à l’excès. Sa robe sombre est quelconque ; mais sur son masque couleur de parchemin, elle porte au suprême degré ce je ne sais quoi des races usées que l’on est convenu d’appeler la distinction. Ce n’est, paraît-il, qu’une servante à gages ; cependant son aspect, son allure déconcertent ; quelque mystère semble couver là-dessous ; on dirait une douairière très affinée, qui aurait versé dans les honteuses besognes clandestines. Et tout ce lieu, du reste, pour qui ne saurait pas, représenterait plutôt mal…
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LES DEUX DÉESSES DES BOXERS

Dimanche 14 octobre.
La vieille Chinoise, ridée comme une pomme d’hiver, entr’ouvre avec crainte la porte à laquelle nous avons lourdement frappé. C’est dans la pénombre au fond d’un étroit couloir exhalant des fétidités malsaines, entre des parois que la crasse a noircies, quelque part où l’on se sent muré comme au cœur d’une prison.

Figure d’énigme, la vieille Chinoise nous dévisage tous, d’un regard impénétrable et mort ; puis, reconnaissant parmi nous le chef de la police internationale, elle s’efface en silence pour laisser entrer.

Une petite cour sinistre, où nous la suivons. De pauvres fleurs d’arrière-automne y végètent entre des vieux murs et on y respire des puanteurs fades.
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Samedi 13 octobre.
J’ai choisi de voyager en jonque tant que le cours du Peï-Ho le permettra, la jonque étant un logis tout trouvé, dans ce pays où je dois m’attendre à ne rencontrer que des ruines et des cadavres.

Et cela nécessite quantité de petits préparatifs.

D’abord, la réquisitionner, cette jonque, et y faire approprier l’espèce de sarcophage où j’habiterai sous un toit de natte. Ensuite, dans les magasins de Tien-Tsin, tous plus ou moins pillés et démolis, acheter les choses nécessaires à quelques jours de vie nomade, depuis les couvertures jusqu’aux armes. Et enfin, chez les Pères lazaristes, embaucher un Chinois pour faire le thé, — le jeune Toum, quatorze ans, une figure de chat et une queue jusqu’à terre.

Dîné chez le général Frey — qui, à la tête du petit détachement de France, entra le premier, comme chacun sait, au cœur de Pékin, dans la « Ville impériale ».

Et il veut bien me conter en détail cette journée magnifique, la prise du « Pont de Marbre », son arrivée ensuite dans cette « Ville impériale », dans ce lieu de mystère que je verrai bientôt, et où jamais, avant lui, aucun Européen n’avait pénétré.

Au sujet de ma petite expédition personnelle, qui à côté de la sienne parait si anodine et si négligeable, le général a la bonté de s’inquiéter de ce que nous boirons en route, mon serviteur et moi, par ces temps d’infection cadavérique où l’eau est un perpétuel danger, où des débris humains, jetés par les Chinois, macèrent dans tous les puits, — et il me fait un inappréciable cadeau : une caisse d’eau d’Evian.
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Couché à bord du Bengali, où le commandant m’a offert l’hospitalité. Des coups de fusil isolés traversent de temps à autre le silence nocturne, et, vers le matin, entendus en demi-sommeil, d’horribles cris, poussés sur la berge par des gosiers de Chinois.
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En dehors de ce quartier qui s’improvise, Takou n’existe plus. Rien que des pans de muraille, des toitures carbonisées, des tas de cendre. Et des cloaques sans nom où croupissent ensemble les hardes, les chiens crevés, les crânes avec les chevelures.
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Suivant le cérémonial d’usage, le Bengali en appareillant doit passer à poupe du Redoutable, pour le salut à l’amiral. La musique l’attend, à l’arrière du cuirassé, prête à lui jouer quelqu’un de ces airs de marche dont les soldats se grisent. Et, quand nous passons près du gros vaisseau, presque dans son ombre, tous les zouaves — ceux qui reviendront et ceux qui doivent mourir — tous, pendant que leurs clairons sonnent aux champs, agitent leurs bonnets rouges, avec des hourras, pour ce navire qui représente ici la France à leurs yeux et pour cet amiral qui, du haut de sa galerie, lève sa casquette en leur honneur.

Au bout d’une demi-heure environ, la Chine apparaît.

Et jamais rivage d’une laideur plus féroce n’a surpris et glacé de pauvres soldats nouveaux venus. Une côte basse, une terre grise toute nue, sans un arbre ni un herbage. Et partout des forts de taille colossale, du même gris que la terre ; des masses aux contours géométriques, percées d’embrasures de canon. Jamais entrée de pays n’a présenté un attirail militaire plus étalé ni plus agressif ; sur les deux bords de l’horrible fleuve aux eaux bourbeuses, ces forts se dressent pareils, donnant le sentiment d’un lieu imprenable et terrible, — laissant entendre aussi que cette embouchure, malgré ses misérables alentours, est d’une importance de premier ordre, est la clef d’un grand État, mène à quelque cité immense, peureuse et riche, — comme Pékin a dû être.

De près, les murs des deux premiers grands forts, éclaboussés, troués, déchiquetés par les obus, laissent voir des brèches profondes, témoignent de furieuses et récentes batailles.
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VERS PÉKIN

I

Jeudi 11 octobre 1900.
À midi, par un beau temps calme, presque chaud, très lumineux sur la mer, je quitte le vaisseau amiral, le Redoutable, pour me rendre en mission à Pékin.

C’est dans le golfe de Petchili, en rade de Takou, mais à de telles distances de la côte qu’on ne la voit point, et que rien nulle part n’indique aux yeux la Chine.

Et le voyage commence par quelques minutes en canot à vapeur, pour aller à bord du Bengali, le petit aviso qui me portera ce soir jusqu’à terre.

L’eau est doucement bleue, au soleil d’automne qui, en cette région du monde, reste toujours clair. Aujourd’hui, par hasard, le vent et les lames semblent dormir. Sur la rade infinie, si loin qu’on puisse voir, se succèdent immobiles, comme pointés en arrêt et en menace, les grands vaisseaux de fer. Jusqu’à l’horizon, il y en a toujours, des tourelles, des mâtures, des fumées, — et c’est la très étonnante escadre internationale, avec tout ce qu’elle traîne de satellites à ses côtés : torpilleurs, transports, et légion de paquebots.

Ce Bengali, où je vais m’embarquer pour un jour, est l’un des petits bâtiments français, constamment chargés de troupes et de matériel de guerre, qui, depuis un mois, font le pénible et lassant va-et-vient entre les transports ou les affrétés arrivant de France et le port de Takou, par-dessus la barre du Peï-Ho.

Aujourd’hui, il est bondé de zouaves, le Bengali, de braves zouaves arrivés hier de Tunisie, et qui s’en vont, insouciants et joyeux, vers la funèbre terre chinoise ; ils sont serrés sur le pont, serrés à tout touche, avec de bonnes figures gaies et des yeux grands ouverts — pour voir enfin cette Chine qui les préoccupe depuis des semaines et qui est là tout près, derrière l’horizon…
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Un temps calme, exquis et léger. Le prodigieux rempart de la Chine est encore fleuri à cette saison comme un jardin. Entre ses briques sombres, disjointes par les siècles, poussent des graminées, des asters et quantité d’œillets roses pareils à ceux de nos plages de France…

Sans doute elle ne reverra plus flotter le pavillon jaune et le dragon vert des célestes empereurs, cette muraille légendaire qui avait arrêté pendant des siècles les invasions du Nord ; sa période est révolue, passée, finie à tout jamais.
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La Grande Muraille, épaisse ici de sept à huit mètres, descend en talus et en herbages sur le versant chinois, mais tombe verticale sur le versant mandchou, flanquée d’énormes bastions carrés.

Maintenant donc, nous y sommes montés, et, sous nos pieds, elle déploie sa ligne séculaire qui, d’un côté, plonge dans la mer Jaune, mais de l’autre s’en va vers les sommets, s’en va serpentant bien au delà du champ profond de la vue, donnant l’impression d’une chose colossale qui ne doit nulle part finir.

Vers l’Est, on domine, dans la pure lumière, les plaines désertes de la Mandchourie.

Vers l’Ouest — en Chine — les campagnes boisées ont un aspect trompeur de confiance et de paix. Tous les pavillons européens, arborés sur les forts, prennent au milieu de la verdure un air de fête. Il est vrai, dans une plaine, au bord de la plage, s’indique un immense grouillement de cosaques, mais très lointain et dont la clameur n’arrive point ici : cinq mille hommes pour le moins, parmi des tentes et des drapeaux fichés en terre. (Quand les autres puissances envoient à Ning-Haï quelques compagnies seulement, les Russes, au contraire, procèdent par grandes masses, à cause de leurs projets sur la Mandchourie voisine.) Là-bas, toute grise, muette et comme endormie entre ses hauts murs crénelés, apparaît Shan-Haï-Kouan, la ville tartare, qui a fermé ses portes dans l’effroi des pillages. Et sur la mer, près de l’horizon, se reposent les escadres alliées, — tous les monstres de fer aux fumées noires, amis pour l’instant et assemblés en silence dans du bleu immobile.
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5

Tout près, à cent mètres de notre fort, passe la Grande Muraille de Chine. Elle est surmontée en ce point d’un mirador de veille, où des Japonais s’établissent à cette heure et plantent sur un bambou leur pavillon blanc à soleil rouge.

Très souriants toujours, surtout pour les Français, les petits soldats du Japon nous invitent à monter chez eux, pour voir de haut le pays d’alentour.

La Grande Muraille, épaisse ici de sept à huit mètres, descend en talus et en herbages sur le versant chinois, mais tombe verticale sur le versant mandchou, flanquée d’énormes bastions carrés.
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4

Et c’est curieux de pénétrer dans ces logis abandonnés en hâte et en terreur, au milieu du désarroi des fuites précipitées, parmi les meubles brisés, les vaisselles à terre. Des vêtements, des fusils, des baïonnettes, des livres de balistique, des bottes à semelle de papier, des parapluies et des drogues d’ambulance sont pêle-mêle, en tas devant les portes. Dans les cuisines de la troupe, des plats de riz attendent encore sur les fourneaux, avec des plats de choux et des gâteaux de sauterelles frites.

Il y a surtout des obus roulant partout, dégringolant des caisses éventrées ; des cartouches jonchant le sol, du fulmicoton dangereusement épars, de la poudre répandue en longues traînées couleur de charbon. Mais, à côté de cette débauche de matériel de guerre, des détails drôles viennent attester les côtés de bonhomie de l’existence chinoise : sur toutes les fenêtres, des petits pots de fleurs ; sur tous les murs, des petites images collées par des soldats. Au milieu de nous, se promènent des moineaux familiers, que sans doute les habitants du lieu n’inquiétaient jamais. Et des chats, sur les toits, circonspects mais désireux d’entrer en relation, observent quelle sorte de ménage on pourra bien faire par la suite avec les hôtes imprévus que nous sommes.
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3

Le fort échu en partage aux Français occupe presque l’espace d’une ville, avec toutes ses dépendances, logements de mandarins et de soldats, usines pour l’électricité, écuries et poudrières. Malgré les dragons qui en décorent la porte et malgré le monstre à griffes que l’on a peint devant l’entrée sur un écran de pierre, il est construit d’après les principes les plus nouveaux, bétonné, casematé et garni de canons Krupp du dernier modèle. Par malheur pour les Chinois, qui avaient accumulé autour de Ning-Haï d’effroyables défenses, mines, torpilles, fougasses et camps retranchés, rien n’était fini, rien n’était à point nulle part ; le mouvement contre l’étranger a commencé six mois trop tôt, avant qu’on ait pu mettre en batterie toutes les pièces vendues à Li-Hung-Chang par l’Europe.

Mille de nos zouaves, qui vont arriver demain, occuperont ce fort pendant l’hiver ; en attendant, nous venons y conduire une vingtaine de matelots pour en prendre possession.
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2

On s’est partagé ensuite les autres forts disséminés sur les hauteurs d’alentour, et celui qui a été dévolu aux Français est situé à un mille environ du rivage. On y va par une route sablonneuse, bordée de bouleaux, de saules au feuillage frêle, et c’est à travers des jardins, des vergers que l’automne a jaunis en même temps que ceux de chez nous ; — des vergers qui d’ailleurs ressemblent parfaitement aux nôtres, avec leurs humbles carrés de choux, leurs citrouilles et leurs alignements de salades. Les maisonnettes aussi, les maisonnettes de bois aperçues çà et là dans les arbres, imitent à peu près celles de nos villages, avec leurs toits en tuiles rondes, leurs vignes qui font guirlande, leurs petits parterres de zinnias, d’asters et de chrysanthèmes… Des campagnes qui devaient être paisibles, heureuses, — et qui, depuis deux jours, se sont dépeuplées en grande épouvante, à l’approche des envahisseurs venus d’Europe.

Par ce frais matin d’octobre, sur la roule ombragée qui mène au fort des Français, les matelots et les soldats de toutes les nations se croisent et s’empressent, dans le grand amusement d’aller à la découverte, de s’ébattre en pays conquis, d’attraper des poulets, de faire main basse, dans les jardins, sur les salades et les poires. Des Russes déménagent les bouddhas et les vases dorés d’une pagode. Des Anglais ramènent à coups de bâton des bœufs capturés dans les champs. Des marins de la Dalmatie et d’autres du Japon, très camarades depuis une heure, font en compagnie leur toilette au bord d’un ruisseau. Et deux bersaglieri, qui ont attrapé un petit âne, en se pâmant de rire, s’en vont ensemble à califourchon dessus.

Cependant le triste exode des paysans chinois, commencé depuis hier, se poursuit encore ; malgré l’assurance donnée qu’on ne ferait de mal à personne, ceux qui étaient restés se jugent trop près et aiment mieux fuir. Des familles s’en vont tête basse : hommes, femmes, enfants, vêtus de pareilles robes en coton bleu, et tous, chargés de bagage, les plus bébés même charriant des paquets, emportant avec résignation leurs petits oreillers et leurs petits matelas.

Et voici une scène pour fendre l’âme. Une vieille Chinoise, vieille, vieille, peut-être centenaire, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, s’en va, Dieu sait où, chassée de son logis où vient s’établir un poste d’Allemands ; elle s’en va, elle se traîne, aidée par deux jeunes garçons qui doivent être ses petits-fils et qui la soutiennent de leur mieux, la regardant avec une tendresse et un respect infinis ; sans même paraître nous voir, comme n’ayant plus rien à attendre de personne, elle passe lentement près de nous avec un pauvre visage de désespoir, de détresse suprême et sans recours, — tandis que les soldats, derrière elle, jettent dehors, avec des rires, les modestes images de son autel d’ancêtres. Et le beau soleil de ce matin d’automne resplendit tranquillement sur son petit jardin très soigné, fleuri de zinnias et d’asters…
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À NING-HAÏ

3 octobre 1900.
Dans le fond du golfe de Petchili, la grève de Ning-Haï, éclairée par le soleil levant. Des chaloupes sont là, des vedettes, des baleinières, des jonques, l’avant piqué dans le sable, débarquant des soldats et du matériel de guerre, au pied d’un immense fort dont les canons restent muets. Et c’est, sur cette plage, une confusion et une Babel comme on n’en avait jamais vu aux précédentes époques de l’histoire ; à l’arrière de ces embarcations, d’où descend tant de monde, flottent pêle-mêle tous les pavillons d’Europe.

La rive est boisée de bouleaux et de saules, et, au loin, les montagnes, un peu bizarrement découpées, dressent leurs pointes dans le ciel clair. Rien que des arbres du Nord, indiquant qu’il y a dans ce pays des hivers glacés, et cependant le soleil matinal déjà brûle, les cimes là-bas sont magnifiquement violettes, la lumière rayonne comme en Provence.

Il y a de tout sur cette grève, parmi des sacs de terre qu’on y avait amoncelés pour de hâtives défenses. Il y a des cosaques, des Autrichiens, des Allemands, des midships anglais à côté de nos matelots en armes ; des petits soldats du Japon, étonnants de bonne tenue militaire dans leurs nouveaux uniformes à l’européenne ; des dames blondes, de la Croix-Rouge de Russie, affairées à déballer du matériel d’ambulance ; des bersaglieri de Naples, ayant mis leurs plumes de coq sur leur casque colonial.

Vraiment, dans ces montagnes, dans ce soleil, dans cette limpidité de l’air, quelque chose rappelle nos côtes de la Méditerranée par les beaux matins d’automne. Mais là, tout près, une vieille construction grise sort des arbres, tourmentée, biscornue, hérissée de dragons et de monstres : une pagode. Et, sur les montagnes du fond, cette interminable ligne de remparts, qui serpente et se perd derrière les sommets, c’est la Grande Muraille de Chine, confinant à la Mandchourie.

Ces soldats, qui débarquent pieds nus dans le sable et s’interpellent gaiement en toutes les langues, ont l’air de gens qui s’amusent. Cela se nomme une « prise de possession pacifique » ce qu’ils font aujourd’hui, et on dirait quelque fête de l’universelle fusion, de l’universelle concorde, — tandis que, au contraire, non loin d’ici, du côté de Tien-Tsin et du côté de Pékin, tout est en ruine et plein de cadavres.

La nécessité d’occuper Ning-Haï, pour en faire au besoin la base de ravitaillement du corps expéditionnaire, s’était imposée aux amiraux de l’escadre internationale, et avant-hier on se préparait au combat sur tous nos navires, sachant les forts de la côte armés sérieusement ; mais les Chinois d’ici, avisés par un parlementaire qu’une formidable compagnie de cuirassés apparaîtrait au lever du jour, ont préféré rendre à discrétion la place, et nous avons trouvé en arrivant le pays désert.

Le fort qui commande cette plage — et qui termine la Grande Muraille au point où elle vient aboutir à la mer — a été déclaré « international ».
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25 septembre.
Nous ne sommes qu’au lendemain, et déjà rien ne se ressemble plus. Dès le matin la brise s’est élevée, — à peine de la brise, juste assez pour coucher sur la mer les grands panaches obscurs des fumées, et déjà les lames se creusent, dans cette rade ouverte, peu profonde, et les petites embarcations en continuel va-et-vient sautillent, inondées d’embruns.

Cependant un navire aux couleurs allemandes arrive lentement du fond de l’horizon, comme nous étions arrivés hier : c’est la Herta, tout de suite reconnue, amenant le dernier des chefs militaires que l’on attendait à ce rendez-vous des peuples alliés, le feld-maréchal de Waldersee. Pour lui, recommencent alors les salves qui nous avaient accueillis la veille, tout le cérémonial magnifique ; les canons de nouveau épandent leurs nuages, mêlent des ouates blanches aux fumées noires, et le chant national de l’Allemagne, répété par toutes les musiques, s’éparpille dans le vent qui augmente.

Il souffle toujours plus fort, ce vent, plus fort et plus froid, mauvais vent d’automne, affolant les baleinières, les vedettes, tout ce qui circulait hier si aisément entre les groupes d’escadre.

Et cela nous présage de tristes et difficiles jours, car, sur cette rade incertaine qui devient dangereuse en une heure, il va falloir débarquer des milliers de soldats envoyés de France, des milliers de tonnes de matériel de guerre ; sur l’eau remuée, il va falloir promener tant de monde et tant de choses, dans des chalands, dans des canots, par les temps glacés, même par les nuits noires, et les conduire à Takou, par-dessus la barre changeante du fleuve.

Organiser toute cette périlleuse et interminable circulation, ce sera là surtout, pendant les premiers mois, notre rôle, à nous marins, — rôle austère, épuisant et obscur, sans apparente gloire…
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