Le tour de force de Pierre Loti est de nous offrir d'innombrables tableaux marins. C'est un livre pictural. Je n'ai pas eu l'impression de tourner des pages mais de me balader de tableaux en tableaux. Ses thèmes de prédilection : le soleil, la mer, les ciels et ses nuages, le vent…un peu à la Emile Nolde…
« Les nuages achevaient de se déplier en l'air, venant toujours de l'ouest, se superposant, empressés, rapides, obscurcissant tout. Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquels le soleil envoyait d'en bas ses derniers rayons en gerbes. Et l'eau, verdâtre maintenant, était de plus en plus zébrée de baves blanches ».
Quelques paysages exotiques s'invitent dans cette exposition, voici en quelques traits brossés, l'Inde :
« A travers l'épaisseur des feuillages, il recevait l'ondée tiède, et regardait autour de lui les choses étranges. Tout était magnifiquement vert; les feuilles des arbres étaient faites comme des plumes gigantesques, et les gens qui se promenaient avaient de grands yeux veloutés qui semblaient se fermer sous le poids de leurs cils. le vent qui poussait cette pluie sentait le musc et les fleurs ».
Et des personnages pour faire une histoire, quand même, des hommes et des femmes en errance dans ce décor qui reste le personnage principal de l'oeuvre même si ceux-ci n'en sont pas moins campés superbement. Hommes et femmes de tous âges, des marins un peu sauvages, un peu rustres, mais graves, tout en retenue, entourés des grands silences de la mer ; des femmes en attente, soeurs, amantes, épouses, mères, grands-mères. Des femmes endeuillées, des femmes désespérées. Et une femme très amoureuse !
Voilà comment Pierre Loti nous immerge totalement dans cette Bretagne du 19ème siècle, une Bretagne où le goémon traine sur les sentiers répandant son odeur saline, une Bretagne d'ajoncs verts sur la lande rase, une terre ponctués de grands calvaires aux carrefours des chemins, cette Bretagne aux maisons aux toits de chaume pointus comme des huttes celtiques, cette Bretagne si dépendante de la mer, la grande nourrice et la grande dévorante, aimée et crainte. Voilà comment il nous fait côtoyer une communauté de pêcheurs de Paimpol qu'il dépeint avec humanité. Puis, dans ce décor d'un réalisme troublant, il réussit à nous toucher par une histoire d'amour certes surannée mais vibrante et tragique. Son pinceau, c'est sa plume. Quelle magnifique écriture, étonnamment picturale donc…dans ma lecture murmurée, les teintes pastel des bords de mer s'éclairaient, le ballet des nuages modifiait sous mes yeux, au fil des mots, la couleur de la mer, les corps musclés des marins sur leur réduit minuscule bravaient les tempêtes. Quand il m'arrivait de regarder les eaux de pêche, même les poissons frétillaient devant mes yeux ébahis.
« Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes les morues se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair ».
Les islandais sont ces pêcheurs bretons surnommés ainsi car ils partaient sur les côtes d'Islande pendant plusieurs mois, dès février jusqu'aux étés sans nuits, pour cette fameuse pêche à la morue. Des gens de vent et de tempête. le livre débute avec une telle pêche dans les eaux islandaises, en pleine nuit, alors que le jour y est éternel mais d'une lumière pâle, « qui traine sur les choses comme des reflets de soleil mort » et ôtant aux contours de toute chose leurs nuances.
« A ce moment, l'éternel soleil, qui avait un peu trempé son bord dans les eaux, recommença à monter lentement. Et ce fut le matin... »
Nous assistons au changement de quart, Yann et Sylvestre prennent le relais d'autres marins sur le pont. Deux presque frères, deux amis. Yann est un jeune homme au coeur bon, mais dont la nature est restée un peu sauvage, au regard superbe et un peu farouche; « aux prunelles brunes légèrement fauves, courant très vite sur l'opale bleuâtre de ses yeux », comme si en lui bonheur et douleur étaient réunis en une osmose complexe. Sylvestre, jeune homme doux, aimé et attendu par sa grand-mère de 76 ans est angoissé par son départ imminent aux combats sur les lointaines terres d'Asie. Yann, lui, est attendu avec espoir et amour par Gaud, la belle Gaud. Une fille honnête, droite, instruite qui se meurt d'amour pour lui. Yann l'ignore, la rejette durement dans un premier temps. Ils finiront par se trouver et s'unir, mais il n'y aura pas de fin heureuse…
Une histoire sombre et tragique dans laquelle la vie est fragile, la Mer, mais aussi la Terre, engloutissant ces pauvres hères. Les rituels religieux, immuables, offrent un semblant d'espoir à ces fins tragiques, tel que celui du saint-sacrement, procession lente de femmes, et du prêtre venant bénir les navires en partance. Mais qu'on se s'y méprenne pas, seuls les éléments, la Nature, les paysages subsistent et sont les témoins indifférents aux drames humains.
Dans la liste des thèmes évoqués au tout début de ce billet vous remarquerez que j'ai mis le soleil avant la mer. Le soleil est en effet omniprésent, presque davantage que la mer, peint sans cesse en des teintes diverses, il est même à un certain moment, alors que Yann est en Islande, Sylvestre de retour sur les mers de Chine, un point de ralliement entre ces trois terres : le même soleil, couchant et flamboyant en Asie, un peu voilé au petit matin en Islande, haut et clair à midi sur Paimpol…C'est l'élément qui relie les personnages d'une même contrée. Ce passage est d'une grande virtuosité. le couchant, sanglant, fait écho à l'agonie de Sylvestre, tandis que le soleil de l'aube, pâle, timide et caché, entre en résonance avec le désarroi et la timidité de Yann. Alors qu'il est haut et flamboyant à Paimpol, pour les vivants en attente, pour ceux qui espèrent en vaquant à leurs occupations. Le même soleil sans être tout à fait le même, le même soleil, témoin de tranches de vie entre des personnes reliées mais si éloignées, le même soleil écho des sentiments vécus…
« au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui. ... A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin; là, pourtant, il avait une couleur très différente; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre; il éclairait d'une douce lumière blanche la grand'-mère Yvonne, qui travaillait à coudre, assise sur sa porte. En Islande, où c'était le matin, il paraissait aussi, à cette même minute de mort ».
Ce livre est Magnifique…
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