La révolte contre Ruskin fut une révolte contre lui-même que Proust mena à fond, avec une sorte de nihilisme féroce. Il avait cru dans la beauté du monde extérieur, aussi bien dans les natures mortes de Chardin que dans le charme des lilas, des aubépines et des roses, ou dans les grandes cathédrales-livres. Il se disait maintenant, comme Emerson, que les choses ne sont belles que de cette part de "beauté infinie" que notre esprit amasse autour d'elles. Il avait cru dans la littérature, pensant comme Descartes qu'elle était "une conversation" avec les grands écrivains des siècles passés, et en avait éprouvé sur lui-même toutes les vertus curatives, imaginant que les livres répondaient à toutes nos questions. Il découvrait maintenant que la lecture "est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire ; elle ne la constitue pas". Il n'est rien de pire que la passivité à laquelle elle nous invite, que cette vie en surface, dans un total oubli de notre moi profond : l'on imagine la vérité comme une chose matérielle, "déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres".
Voyage à Fontainebleau - besoin impératif de joindre sa mère au téléphone, denrée rare à cette époque.
Quoique Proust raconte ce qui lui était arrivé quelques minutes plus tôt, il n'a pas composé une page de journal, comme l'eût fait chacun de nous. Avec l'invraisemblable ambiguïté des grands écrivains, il détacha de lui ces expériences : il procéda à une élaboration artistique de la réalité, devint Jean Santeuil, changea Fontainebleau en Trouville, les demoiselles du téléphone en garçons, renversa l'ordre des évènements, afin d'atteindre à un effet de tension déchirante. Je crois que peu de circonstances nous mènent plus près du mystère de la création artistique.
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La nuit, il dormit bien, sans prendre de somnifères et sans sa rituelle crise d'asthme : car la littérature, si elle nous livre sans défense aux assauts de la névrose, nous protège parfois, ironiquement, de ses tortures.
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Le divin résidait dans sa vie passée et pas ailleurs. Aussi, pouvait-il dire , avec une sorte d'ironie, que le nom d'un pâtissier de son enfance contenait pour lui plus de substance divine qu'une relique qui renfermerait le sang du Christ ; et que les artistes, les philosophes auraient été bien incapables de reproduire celle-ci.
Reynaldo Hahn et Marcel Proust
Il y eut toujours dans cet amour, dès le début, quelque chose de "violent, mélancolique et doux", comme dans la voix calme de Reynaldo Hahn. Mais jamais Proust ne connut de période plus heureuse : joie de l'âme, du corps, des pensées, des mouvements, qui se reflète dans les pages de "Jean Santeuil" écrites du temps de leur amour. Avec quelle bonne humeur ils bavardaient, s'écrivaient, échangeaient des potins, traversaient rapidement Paris en calèche! Pour la première fois de sa vie, Proust se sentit libre. Si, au cours des années précédentes, il s'était senti dominé par le destin, la nécessité du temps et du caractère, voilà que le 1er janvier 1895, il commençait l'année, constatait-il "avec un sentiment plus vif de la grâce divine et de la liberté humaine, avec la confiance dans une Providence au moins intérieure". Il devait assurément cette liberté à Reynaldo Hahn.
Peu d'être humains ont désiré le bonheur avec la véhémence, la douceur, l'ivresse fiévreuse de Marcel Proust adolescent. Seul peut-être le jeune Tolstoï, auquel le liaient de singulières affinités et ressemblances, rechercha le bonheur avec la même ferveur douloureuse et irrépressible : il voulait que la vie demeurât elle-même, rien de plus qu'un fragment de temps - et cependant franchît d'un bond une limite, devenant un mystérieux au-delà, une épiphanie de l'invisible et de l'outre-temps.
- Madame Jeanne Proust née Weil
Comme son père, elle aurait voulu lui imposer un mode de vie draconien, capable de vaincre sa neurasthénie. Un jour, une dispute éclata devant les domestiques. Le fils, furieux, claqua la porte vitrée de la salle à manger qui vola en éclats ; et, de retour dans sa chambre, volontairement ou par hasard, il brisa un vase de verre vénitien que sa mère lui avait offert. Jamais ils n'étaient allés aussi loin. Proust écrivit à sa mère une lettre d'excuses. Elle lui répondit par un billet : "Ne repensons plus et ne reparlons plus de cela. Le verre cassé ne sera plus que ce qu'il est au temple - le symbole de l'indissoluble union." Jeanne Weil faisait allusion à la cérémonie du mariage israélite où les nouveaux époux, après avoir bu du vin dans le même verre, brisent celui-ci ; et c'est la seule fois, à notre connaissance, où la mère rappelle un rite de sa foi abandonnée, oubliée et enfermée à jamais dans un recoin de sa mémoire. Ce souvenir est un sceau, le sceau de l'union indissoluble, de "l'unio mystica," qui liait la mère et le fils.
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La fascination qui avait enveloppé les viracochas venus d'orient se dissipa comme une nuée. Le halo sacré, la révérence, la vénération s'évanouirent dans l'esprit des Incas, qui ne virent plus dans les Espagnols que des hommes comme eux — pires qu'eux. Alors qu'eux-mêmes avaient tant cherché à exorciser la violence, les Espagnols étaient l'incarnation de la violence déchaînée, qui triomphe et s'enivre d'elle-même. IIs étaient la force pure, inexorable: celle que le feu du soleil ne peut brûler, que le froid ne transperce pas, que la montagne n'écrase pas sous ses éboulis, que les abimes des océans n'engloutissent pas; la force sauvage et chaotique de l'Histoire, qui était parvenue à bouleverser les géométries délicates des esprits indiens, les connexions entre les choses innombrables et les extases du temps sacré. Si leurs artisans décoraient d'or les façades et les murs des temples, les Espagnols voulaient posséder cet or que personne, en réalité, ne peut posséder car il n'est qu'une étincelle pétrifiée du soleil.
Devant Moctezuma, par-delà les côtes et les montagnes inconnues du Mexique, se tenait Hernán Cortés, l'élégant et ironique gentilhomme vêtu de noir, fils de la très vieille et toute jeune Europe. Bien qu'il fot pauvre, il s'était sans attendre coulé dans le personnage théâtral du grand guerrier. Il s'était fait prêter quatre mille pesos pour acheter un uniforme de « capitaine » — un panache de plumes, un collier à chaîne d'or avec sa médaille, un habit de velours brodé d'or — et des bannières et des oriflammes ornées des armes royales et d'une croix.
Nul ne possédait autant que lui le talent d'Ulysse. Il avait l'oeil rapide, l'esprit sinueux, la capacité de s'adapter à n'importe quelle situation, l'art de se sentir à son aise dans un monde totalement étranger : il parvenait à improviser à chaque fois la décision voulue, alors que les Aztèques étaient, eux, paralysés par la conscience de lutter avec les dieux. Excellent causeur et fin diplomate, il connaissait l'art du mensonge, de la parole masquée, évasive et trompeuse, et vainquit d'abord par ses paroles ce seigneur de la parole qu'aurait dû être l'empereur aztèque.
Il me semble que le seul lieu où l'on puisse lire Montaigne est une bibliothèque : si possible l'une de ces grandes bibliothèques du XVIe ou du XVIIe siècle, qui ornent les palais aristocratiques et les abbayes de toute I'Europe. Les rayonnages montent jusqu'au plafond vertigineux ; tout autour, des galeries serpentent, s'élèvent, se faufilent, menant aux différents rayons ; et le bois, poli et attendri par le temps, conserve la clarté et l'obscurité, la matière compacte et noueuse des arbres - noyer, olivier, chêne ou orme, de sorte que le lecteur, assis, son livre à la main, se croit entouré d'une forêt luxuriante, dont les livres aussi feraient partie.
Montaigne avait sa bibliothèque au troisième étage d'une tour. Assis à sa table, il embrassait d'un regard les livres, rangés sur cinq files, prêts à être feuilletés si un caprice ou une inquiétude le prenaient. Il en avait presque mille, dont soixante-dix-sept nous sont parvenus, avec son nom et parfois ses annotations.
Puis vint la fin, précédée, comme celle de Ctésiphon, de Constantinople et de Mexico, par de sinistres présages. Iis remontaient aux temps de Huayna Capac, où quelqu'un avait prophétisé que bientôt des peuples étrangers abattraient le royaume et la religion de Cuzco. Tandis que l'ombre du crépuscule se répandait sur le jardin d'or et d'argent, sur les légers ponts d'osier, sur les rues ombragées d'arbres, sur les morts de la grande place, les présages se multiplièrent. Il y eu des tremblements de terre, des flux et des reflux, des comètes vertes qui répandaient la terreur. Durant la fête du soleil, un condor apparut, messager du soleil suivi de faucons qui tentaient de le tuer à coup de bec. Comme s'il demandait secours à son dieu, le condor se laissa tomber sur la place. Il était malade, couvert d'écailles lépreuses, presque tout déplumé ; et il mourut quelques jours plus tard. Le dernier présage fut le plus terrible. Aux heures sereines d'une nuit limpide, la lune apparut entourée de trois immenses halos : le premier couleur de sang, le second d'un vert sombre et le troisième, semblait-il, de fumée.