Quand Bernales est entré au café Santos, il était l'heure que les poètes ont coutume d'associer à un poème de Garcia Lorca. Cinq heures de l'après-midi. Une heure qui me rappelle les goûters à base de lait tiède, de pain et de pâte de coing servis à l'orphelinat ; nous, les internes, on avait le nez collé au bord de la table et le père Jacinto lisait des épisodes de la vie de Domingo Savio ou les chapitres plus lacrymogènes de Cœur, le roman d'Edmundo de Amicis. Je pouvais depuis répéter chacune de ces histoires et j'associais les après-midis gris à la douceur écœurante de la pâte de coing.
J'ai décidé de voir le bureau de Gordon et j'ai descendu un escalier carrelé de jaune pour arriver dans un autre couloir, calme et silencieux comme celui que je venais de quitter. Je me suis arrêté un instant avant de me diriger vers la porte d'un bureau derrière laquelle le crépitement d'une machine à écrire se faisait entendre. J'ai frappé et suis entré dans une pièce au sol recouvert de moquette où se trouvaient trois bureaux derrière lesquels un nombre égal de secrétaires étaient assises. Les femmes m'ont toutes regardé en même temps et j'ai senti une gêne semblable à celle qu'on éprouve en pénétrant par inadvertance dans des toilettes réservées aux dames.
- "Rien ne..."
- Tes citations sont inutiles, a-t-elle ajouté en me coupant la parole.
Elle a ouvert la porte et, pendant quelques secondes, j'ai écouté s'éloigner son pas.
- "Rien ne m'oblige à dire adieu", ai-je murmuré en répétant une phrase lue dans un livre dont je n'avais pas le souvenir. J'ai pensé à un solo de Charlie Parker. Je n'avais rien autour de moi si ce n'est le parfum d'une jeune fille que je croyais aimer et avais laissée partir. J'ai écrasé ma cigarette et fermé les yeux tandis que les souvenirs entraient dans la chambre.
- Café ou bière ? me demanda-t-il avant que je m'asseye devant son bureau.
- Café. La bière me déprime, j'ignore si c'est à cause de ses composants ou parce qu'elle me rappelle mes quinze ans.
Pourquoi rêvons-nous de nos peurs ? Est-ce à cause de la vie que nous menons ou à cause de la mort qui nous attend ?
L’hysope, qu’est-ce que ça peut bien être ? me suis-je demandé et je suis allé consulter le glossaire inclus à la fin du livre. “Plante très aromatique de la famille des labiacées.” Je n’étais pas beaucoup plus avancé et, pour en avoir le cœur net, j’ai eu recours au Petit Larousse posé sur mon bureau. Les labiacées étaient une “famille de plantes dicotylédones dont la corolle présente deux pétales en forme de lèvres”. J’ai pensé refermer le dictionnaire mais, au dernier moment, j’ai décidé de lui donner une deuxième chance. J’ai donc appris qu’on appelait dicotylédones les plantes “dont les graines possèdent deux cotylédons” et qu’un cotylédon est “le lobe séminal entourant l’embryon”. Des mots, encore et toujours des mots. Arriver à savoir ce qu’était l’hysope pouvait se révéler aussi compliqué qu’essayer de découvrir l’assassin de Coiro. J’ai éprouvé une soudaine allergie aux mots et jeté le dictionnaire au pied du bureau.
Ce n'était même plus un manque d'intérêt, juste l'idée que la vie réservait peu de surprises et qu'en définitive, lorsqu'il s'agissait de crimes ou de délits, on pouvait compter les mobiles sur les doigts d'une main. L'homme n'est pas très original dans sa perversité. Il tue par ambition ou jalousie.
- Les livres renferment des pans entiers de notre vie, ai-je dit à Simenon qui se promenait dans le bureau à la recherche d'un rayon de soleil.
-Sauver ce qui en vaut la peine et garder un goût farouche pour la justice, ai-je dit en sentant que la solitude de cette nuit m'obligeait à me rappeler à voix haute une phrase d'un autre temps.
-Tu disais?
-Rien de particulier. Je n'ai jamais pu citer correctement Camus ni qui que ce soit.
-Tu ne me prends pas dans tes bras? Tes citations n'intéressent personne, Heredia.
J’ai demandé au barman des nouvelles de l’écrivain auquel je racontais mes histoires mais il ne l’avait pas vu depuis plusieurs semaines. D’après lui, mon ami devait être en vacances ou peut-être malade car il avait de fréquentes attaques de goutte pendant lesquelles il maudissait la viande et les crustacés et se bourrait de pilules d’allopurinol et de colchicine pour soulager ses orteils douloureux. Savoir que Flaubert et Dickens avaient supporté les mêmes épreuves était sa seule consolation. Il se vantait alors d’avoir la plus littéraire des maladies et le prouvait en brandissant un carnet où il avait noté toutes les citations relatives à la goutte trouvées dans les romans de Charles Dickens, Georges Simenon, Graham Greene, Jane Austen, Stendhal et quelques autres.