Citations de Régis de Sa Moreira (180)
Le libraire refusait de vendre de la merde. "Mais qui était-il pour décider ainsi de la merde ?" lui faisait-on parfois, et pas toujours si poliment, comprendre. Eh bien, il était le libraire. Et ça lui semblait suffisant.
Le libraire est assez mélancolique, c'est vrai, mais il s'en accommodait.
- Où puis-je poser ma faux ? lui demanda une grande dame en noir.
Le libraire leva les yeux de son livre et la regarda.
- Accrochez-là au portemanteau, répondit-il.
La grande dame n'était pas une grande lectrice, mais elle était une habituée de la librairie du libraire parce qu'il ne s’enfuyait pas en courant devant elle et parce qu'il restait toujours aimable avec elle.
Il se leva pour l'aider.
- Un beau chapeau, dit la grande dame en avisant le portemanteau.
- Une belle faux, répondit le libraire.
- Vous trouvez... soupira la grande dame.
Page 109.
Bizarrement, c'était toujours les livres de philosophie que ces faux clients feuilletaient où faisaient semblant de chercher, comme si ils avaient souffert du même froid qu'elle.
- Excusez-moi ?
- Oui ?
- Avez-vous les nouvelles méditations métaphysiques ?
- Je vais voir ! Ça caille dehors hein ?
Le climat de la libraire était complètement trafiqué, mais la lumière ne l'était pas.
Page 82.
L’air s’alourdit.
Vous vous dévisagez à présent, ta femme et toi, toi et ta femme, assis l’un à la place de l’autre à la table de votre cuisine.
Vous vous accrochez à la table.
Vous essayez de supporter ce qui vous arrive.
De vous supporter.
Vous n’osez pas encore vous parler.
Si vous aviez le cœur à rire, vous ririez sûrement.
Mais votre cœur est las et vous ne riez pas.
Tu es elle et elle est toi.
Pour une séparation, c’est raté.
Dès qu'un enfant aligne plus de trois mots, ses parents crient au génie. Ils ont l'air sincèrement persuadés que l'intelligence est un atout dans la vie. Pour réussir à se suicider du premier coup, peut-être, et encore il y en a qui ratent...
Je n'ai plus personne sur qui crier, heureusement qu'il me reste les passants. (p. 99)
Oh moi j'aime tout! Ça m'a pris du temps mais aujourd'hui j'aime tout. Tous les fruits, tous les légumes, tous les temps, toutes les saisons, toutes les minutes, toutes les secondes. Je reste assise à ma fenêtre et j'aime tout ce que je vois, tout ce que j'entends, jusqu'à l'aspirateur de mon voisin... (p. 62)
Ce qui est formidable avec le temps, c'est qu'il passe quoi qu'on fasse. Les efforts les plus démesurés n'ont aucune incidence sur l'heure qui avance. Qu'on soit en train de monter l'Everest ou de compter les mouches, les minutes s'écoulent pareil. C'est presque injuste pour les alpinistes. (p. 31)
-Vous l'avez lu ?
-Oui, dit le libraire.
-Moi aussi, répondit le jeune homme.
Le libraire lui sourit. Le jeune homme prit confiance :
-Mais je l'ai offert à quelqu'un... A qui je n'aurais pas dû l'offrir.
-C'est difficile d'être sûr de ces choses-là, répondit le libraire.
-Oui, dit le jeune homme.
-Ne désespérez pas, dit encore le libraire. Certains livres sont à retardement...
Le jeune homme réfléchit.
-Certaines personnes aussi, répondit-il.
Il était arrivé que le libraire avait lu une page d'un livre, page qu'il avait aussitôt arrachée, et qui n'était autre qu'un des enseignements dispensés par le tsar Andrei au jeune prince Andrei, son petit-fils:
"Lorsque vous écrivez une lettre, Prince, ou un message, quoi que ce soit que vous adressez à quelqu'un, lorsque vous l'avez terminé, que vous en êtes satisfait, demandez-vous toujours si vous pourriez l'envoyer au même moment à quelqu'un d'autre. Si vous n'auriez qu'à changer le nom, l'adresse. Si oui, oubliez cette lettre. Ça n'en est pas une. Vous racontez votre vie, Prince, vous n'écrivez pas à quelqu'un. Recommencez ou abandonnez.
Lorsque vous serez bien familier de cette pratique, que plus jamais vous n'enverrez de lettres qui n'en sont pas, et cela prendra du temps, une décision s'ouvrira à vous. Pesez-la avant de la prendre car elle est de conséquence. Mais vous la soupçonnez déjà, n'est-ce pas. Déjà, vous commencez à vous dire: Et si j'agissais de même avec mes paroles?
Imaginez, Prince. À chaque phrase que vous allez dire, que vous formulez, si vous vous demandiez: Pourrais-je la dire en ce même moment à quelqu'un d'autre? et si, au cas où effectivement vous le pourriez, vous ne la disiez pas. Et si vous vous taisiez...
Rares seraient sans doute vos paroles."
Le libraire n'avait pas même fini la lecture de la page qu'il avait déjà arraché pour l'envoyer à l'un de ses frères. La page qui se terminait ainsi:
"Mais il peut se passer autre chose, mon cher Prince. Il peut se passer qu'en changeant le nom, l'adresse, ou la personne, vous vous rendiez compte par hasard que c'était à quelqu'un d'autre que vous étiez sur le point d'écrire, ou de parler. Et qu'une fois ce nouveau nom, cette nouvelle adresse, cette nouvelle personne découverte, vous ne puissiez plus en changer.
Alors là, surtout, envoyez.
Alors là, surtout, parlez.
Car vous n'aurez jamais été si courageux."
-Vous l'avez lu ?
-Oui, dit le libraire.
-Moi aussi, répondit le jeune homme.
Le libraire lui sourit. Le jeune homme prit confiance :
-Mais je l'ai offert à quelqu'un...à qui je n'aurais pas dû l'offrir.
-C'est difficile d'être sûr de ces choses-là, répondit le libraire.
-Oui, dit le jeune homme.
-Ne désespérez pas, dit encore le libraire. Certains livres sont à retardement...
Le jeune homme réfléchit.
-Certaines personnes aussi, répondit-il.
Le bras du libraire échappa alors à son contrôle et alla se poser sur l'épaule du jeune homme. Celui-ci ne remarque pas la différence.
Il sourit au libraire et attrapa le livre dans l'air
-Je vais lui offrir une deuxième fois.
- Bonjour constance, dit le libraire en l'entendant.
- Salut…
- Que deviens-tu ?
[…]
- Ce que je suis, répondit-elle.
Le libraire la regarda avec admiration.
Le libraire croyait à la vie après la mort et sa croyance était assez simple : il croyait simplement que chacun trouverait après la mort ce à quoi il avait cru.
Le libraire pensait que croire c'était créer.
Que ceux qui croyaient au paradis et à l'enfer, ainsi qu'à toutes les règles qui les dirigeraient vers l'un ou vers l'autre, trouveraient, et très exactement selon ces règles en lesquelles ils avaient cru, le paradis ou l'enfer.
Que ceux qui croyaient en la réincarnation, ainsi qu'à toutes les règles qui la détermineraient, trouveraient, et encore une fois selon ces règles que sans le savoir, en croyant, ils feraient exister, telle ou telle incarnation.
Que ceux qui croyaient au néant trouveraient le néant.
Que ceux qui ne croyaient en rien ne trouveraient rien.
Que ceux qui croyaient en autre chose, et la liste de ces choses était longue, trouveraient simplement cette chose en laquelle ils croyaient, qu'ils la craignent ou qu'ils l'espèrent, du moment qu'ils y croyaient, et toujours selon les règles qu'ils y ajoutaient.
Et que la liste des choses d'après la mort aurait exactement la même longueur que celle de ces croyances.
Le libraire avait disparu mais seules les trois femmes réunies auraient pu le faire réapparaître à nouveau.
N'étant pas lui-même, le libraire avait beaucoup de place pour les autres, ses livres d'abord, ses frères et sœurs ensuite, et enfin ses clients. Certains d'entre eux ne venaient à sa librairie que pour ça, pour cette disponibilité qu'avait le libraire et qui faisait qu'en entrant dans sa librairie, les clients entraient également en lui.
[…]
Le libraire faisait attention à ne pas laisser traîner les gens en lui.
Car c'était ainsi qu'il la voyait : sa librairie était ouverte, un point c'est tout.
L'idée d'un client à la recherche désespérée d'un livre se retrouvant devant une porte fermée l'angoissait.
C'était une autre des particularités du libraire : il se sentait responsable.
C'était aussi pour ça qu'il était devenu libraire.
Le libraire se promena dans les allées de sa librairie.
Il prit au hasard un livre sur une étagère.
Il l'ouvrit à la première page, commença à lire, et sourit.
Il tourna la page, continua, se laissa glisser contre l'étagère jusqu'à s'asseoir par terre. Son sourire s'élargit.
Ce n'était pourtant pas un livre drôle, et même loin de là, mais c'était l'effet que les livres faisaient au libraire, et c'était d'ailleurs ce pourquoi il était devenu libraire.
Dès qu'il ouvrait un livre, le libraire était heureux.
Ou du moins, il se sentait bien.
C'était presque une joie d'enfant.
C'était aussi une faiblesse.
Il avait l'impression qu'on s'occupait de lui, qu'on prenait soin de lui.
Pour tout dire, lorsque le libraire lisait un livre, il avait le sentiment d'être aimé.
Le libraire avait perdu ses amis le triste jour où il avait découvert qu'il était devenu pour eux un sujet de conversation.
Plus exactement, le libraire s'était, ce jour-là, rendu compte qu'il avait perdu ses amis.
Quelques mots maladroits, des expressions trop identiques, des conseils ou des reproches étrangement rapprochés avaient peu à peu fait découvrir cela au libraire.
[…]
Aussi avait-il compris qu'il avait perdu ses amis. Ceux-là mêmes qui continuaient d'aborder dans leurs conversations le sujet du libraire pour s'étonner ensemble de son éloignement.
_Quand t'es sûr que ce qui t'attend va arriver, dit Françoise, tu peux attendre une éternité.
"Il y a beaucoup de choses intéressantes à apprendre sur les icebergs."