Merde, dit Laurentini, que ce détail réjouissait peu. C'est la corvée. Je peux faire une croix sur les vacances d'été.
La famille avait longtemps attendu le retour de Vasile, espérant tous les jours le voir monter les escaliers de l’immeuble en préfabriqué, plein de courants d’air et mal chauffé, à la périphérie de Constan a, un peu fatigué peut-être, mais riant, et le voir entrer, une liasse de dollars à la main, dans la main, dans l’appartement où vivaient les familles des jumeaux et dont il voulait enfin faire sortir sa femme et ses trois enfants. Chaque fois qu’ils entendaient des pas dans la cage d’escalier, l’espoir se réveillait, mais de jour en jour la peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose grandissait. Jamais il ne les avait laissés sans nouvelles quand il partait gagner de l’argent dans une autre ville. Vasile n’avait même pas révélé à sa femme la raison de son départ. Seul Dimitrescu était dans la confidence. Il avait essayé de l’en dissuader, sans succès. Il y avait beaucoup à gagner et Vasile y voyait le seul moyen de sortir de sa situation désastreuse. Il n’était pas le premier à faire le voyage jusqu’à Istanbul, où se déroulaient les interventions. La ville était pleine de cliniques clandestines qui changeaient d’adresse avant que les autorités, peu actives, ne puissent les découvrir et mettre fin à leurs trafics. Le commerce était lucratif et des spécialistes chevronnés, sans scrupule, opéraient aussi vite que bien la clientèle venue de l’Ouest ou du Proche-Orient.
Avant que Dimitrescu n’ai retrouvé l’homme qui avait recruté Vasile, la terrible nouvelle était arrivée. Un soir avait surgi Cezar, un parent éloigné, qui parcourait toutes les routes du monde à bord de son poids lourd. Ils ne l’avaient pas vu depuis longtemps, si bien que, d’abord, personne ne sut ce qu’il voulait, mais, à un moment, il tira de sa veste une photo froissée qu’il posa sur la table. La femme de Vasile se cacha le visage dans les mains et poussa un long cri de détresse. Cezar expliqua que la photo lui avait été donnée à Trieste par un policier.Vasile était mort. Les mains de Dimitrescu tremblaient en prenant la photo et la carte du policier que Cezar lui remit.
n vent d’est glacial soufflait sur le port au bord de la mer Noire. Début mars, il avait encore fortement neigé à Constan a, et la neige crissait sous les pas. L’homme battait la semelle pour se réchauffer. Une fois à bord du cargo, il espérait être à l’abri jusqu’à Istanbul. Plus tard, sur l’autre bateau qui devait l’emmener à Trieste, il serait mieux loti, on le lui avait promis. Mais, auparavant, il lui fallait sortir de Roumanie sans passeport.
Il n’avait pas été difficile d’arriver sans encombre aux quais bien éclairés. A l’ombre des conteneurs empilés, ils attendaient en silence le signal qui devait venir à vingt heures trente précises du bateau amarré au môle. Dimitrescu devrait alors escalader le plus vite possible l’échelle de coupée. A la fin du voyage, on lui donnerait dix mille dollars – moins les frais de son accompagnateur, qui avait déjà déduit cinq cents dollars de l’acompte. Dix fois le salaire mensuel moyen en Roumanie – quand on avait du travail.
Ils se connaissaient depuis peu. L’intermédiaire, un type mielleux en costume bon marché, n’avait pas mis longtemps à le convaincre de l’affaire, comme il disait. Il ne savait pas que Dimitrescu le cherchait depuis des jours. Un rein, lui avait-il expliqué, c’est une bagatelle pour quelqu’un qui en a deux en bon état, mais c’est un bien précieux quand on a les deux malades. La recherche du groupe sanguin et le test immunologique furent vite expédiés. L’intermédiaire avait été dirigé vers Dimitrescu quand le frère jumeau de celui-ci, Vasile, n’était pas revenu de son voyage.
Les halètements se rapprochaient dangereusement. Elle ne leur avait d'abord pas prêté attention, mais elle prit peur et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Un robuste molosse blanc taché de roux la poursuivait en montrant les dents. Il allait la rattraper. Les babines retroussées, laissant voir une chair rouge et une dentition d'un blanc éclatant, l'animal n'avait pas l'air particulièrement tendre. Encore cent mètres et il serait prêt à bondir. Prise de panique, Pina appuya sur les pédales et essaya de prendre du champ.
Chaque jour, des nouvelles épouvantables concernant des boat people à la dérive en provenance de Libye ou de Tunisie, ou des marchands d’esclaves grecs ou chypriotes qui tentaient d’accoster avec de véritables épaves ou des vedettes albanaises. Là-bas, les gardes-côtes étaient sans arrêt sur les dents, en contact direct avec toutes les tragédies du monde moderne. Il leur fallait intercepter des navires en haute mer, pourchasser des passeurs sans scrupule qui disparaissaient sur des embarcations puissantes et maniables, sans jamais exclure que ceux-ci, pour échapper aux autorités italiennes, ne jettent tout simplement leur cargaison humaine à l’eau, que les pauvres gens sachent nager ou non. Rien que cette année, des centaines de cadavres avaient déjà été repêchées sur la côte apulienne.
La météo, c’est comme la politique. Inconcevable qu’un changement, quel qu’il soit, arrive jusqu’à Trieste. Voilà des semaines que ça dure. L’orage éclate en mer, sur le Frioul ou sur le karst. Mais les trente kilomètres de côte sont à part.
On est promu parce qu’on a fait du bon travail, mais on paie ensuite pour la générosité de ses supérieurs. Comme s’il n’y avait pas de médaille sans revers. On se demande pourquoi on fait du zèle, si c’est pour en arriver là !
[...] La seule chose qui rappelait aujourd'hui cette période, c'étaient des polémiques et, de temps à autre, l'affreuse découverte d'une foiba encore inconnue dans laquelle avaient fini les victimes : on les y jetait mortes ou vivantes, puis on lançait des grenades et, le plus souvent, un chien noir censé incarner le mal. Rares étaient ceux qui survivaient au massacre. Jusqu'à présent on avait recensé trente foibe en Istrie et sur le karst triestin. Le nombre supposé des morts allait de cinq cents à ving mille. Aussi bien des italiens que des croates et des slovènes.
Elle n'avait pas le choix, elle ne pouvait que crier de toutes ses forces. Au cours de sa formation, elle avait appris que, dans ce genre de situation, c'est en donnant de la voix qu'on obtient un résultat, mais la tirade haineuse qu'elle adressa au quadrupède ne sembla guère l'impressionner. Jamais elle n'aurait imaginé que ses aptitudes aux sports de combat, son corps surentraîné et sa capacité de réaction se révéleraient un jour aussi peu utiles. Elle hurlait comme sous la torture, espérant que quelqu'un finirait par l'entendre.
L’homme est le meilleur ami du chien. Mais pas n’importe quel homme !