Plongée dans deux récits en plein coeur de la nature, où l'homme et l'animal se confondent : le Book Club reçoit les auteurs de bande dessinée Jérémie Moreau et Xavier Mussat.
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Dans cet amalgame de nos étrangetés, quelque chose de familier entre nous s'est installé, quelque chose qui semblait nous relier.
Cette histoire de persistance rétinienne, tout à coup, ça m’a saisi : les visages des autres, sans cesse animés, distordus, insaisissables, traversés d’humeur qui les faisaient grimacer. Leur mouvement permanent m’étourdissait. Il fallait, comme pour les gouttes de pluie, un ralentissement. Une autre vitesse pour enfin saisir quelque chose de stable.
Une fois qu’ils m’ont attrapé, tout s’est arrêté. Même après qu’ils m’ont relâché, je n’ai jamais pu retourner en forêt. Si j’y retournais, ils sauraient qu’il faudrait m’y chercher. Les efforts d’immobilité, de silence, les stratégies de camouflage deviendraient inutiles. Pour bien disparaître, il ne faut pas être recherché. Devenir invisible, ce n’est pas disparaître, c’est se mélanger au reste. C’est participer à l’illusion du silence. Ne pas briser l’équilibre visuel de la forêt qui donne à toute chose une présence similaire. Le silence est une impression. Parce que le vent dans les feuilles, les craquements d’arbre, les bruits d’insecte, le murmure des ruisseaux, tous les sons de ce monde se manifestent à volume égal. Et alors cette orchestration, c’est comme un brouhaha en arrière-plan, inaudible parce que sans relief.
Je me suis enfoncé dans la masse végétale au-delà des exploitations forestières. Les arbres nt changé de forme, plus épais, plus tordus. La forêt crachait sur moi les rêves d’un déluge de bêtes jaillissant sur mon passage. Élans, daims, écureuils, chats sauvages, des oiseaux, des martres et même un ours noir. Et pus la nuit m’est tombée dessus… Le bruit lointain des tronçonneuses s’est tu. Les aboiements de chiens mangés par la distance. Plus que le craquement des brindilles sèches sous mes pieds. J’ai continué d’avancer, empêtré dans des lassos épineux et la masse compacte des troncs. La forêt carnivore m’enlaçait, m’avalait. Son long travail de digestion m’effaçait dans le noir. J’avançais incapable de m’avouer l’absurdité de cette progression sans but et sans issue. Incapable d’admettre l’évidence : j’étais perdu. Mon obstination fit place à une sourde colère. Trous, racines, pierres, bosquets. Je trébuchais mille fois. C’était l’énergie du désespoir, celle qui pousse les forcenés à tout tenter pour s’extraire de quelque chose. Mais moi je m’enfonçais toujours plus. Je luttais contre la forêt en plongeant au plus profond. C’était ma rageuse détermination. Si j’avais cessé d’avancer tout droit, j’aurais réalisé ma désorientation, l’impossibilité de retourner vers ma voiture égarée comme moi dans cette forêt. Je ne saurais expliquer pourquoi la Ford abandonnée là-bas ne m’appartenait plus. Mon studio, les cadres des fenêtres en aluminium, le canapé en faux cuir dans lequel je m’endormais chaque soir, tout ce que j’avais quitté le matin me semblait déjà soumis à une force d’occupation qui m’en expulsait. Je me demandais à quel point j’avais habité les constructions de ma propre vie, pour qu’éloigné d’elles j’en perde ainsi le sentiment de propriété ? Et pus j’ai entendu un bruit sourd derrière moi.
Il a fallu dans la formation du système solaire, cet incroyable concours de circonstances. Non pas une planète gazeuse géante, mais deux. Si Jupiter avait orbité seule, elle aurait peu à peu migré vers le soleil qui l’attirait, empêchant ainsi la formation des futures planètes telluriques dans la zone habitable de notre système solaire. Mais Saturne est apparue et sa gravité a stoppé la migration de Jupiter vers le soleil jusqu’à l’inverser et la ramener dans sa lointaine position actuelle. Il a fallu à Jupiter une sœur pour que notre Terre naisse. Et puis le retour en arrière de Jupiter aurait chassé Uranus et Neptune vers la ceinture extérieure d’astéroïdes de Kuiper. Et ce chambardement aurait projeté vers l’intérieur du système solaire un déluge de météorites composées de glace et de gaz. La Terre aurait ainsi reçu depuis l’espace, l’eau qui allait former le premier océan primitif. L’apparition de la vie serait le résultat d’une telle somme d’incidents exceptionnels qu’il ne semble pas raisonnable d’imaginer ailleurs d’autres mondes habitables.
Au centre de la crypte, des roches de plus en plus volumineuses s’amoncelaient. Les forces géologiques semblaient avoir dressé là un rempart minéral pour y dissimuler quelque chose. C’est lo, dans cet entassement rocailleux qu’il m’est apparu. L’éléphant.
Il y a toujours eu entre les autres et moi une sensation de porosité. Ce vertige de leurs mouvements incessants, comme des textes aux phrases constamment mobiles dont je ne saisissais rien de lisible. Mon incapacité à fixer quoi que ce soit me soumettait à des ressacs. Il était sans doute impossible d’observer mes malaises sans y déceler les signes d’une misanthropie. Impossible d’y voir mes tourments, l’intensité de cette sensation de vertige. Pourtant, je m’étais fermé aux autres. J’en recevais doucement la nature mouvante, un trop-plein émotionnel.
En vingt-cinq ans, je n’ai été vu de personne. J’ai vécu caché dans cette forêt, mais pas comme un homme des bois. Ils sont passé souvent très près de moi, mais dupes du silence ils m’ignoraient. Ils traquaient autre chose : une idée déjà en tête, une représentation à laquelle j’échappais. Un son plus fort que les autres. Un géant primitif aux proportions et à l’aspect si différents du décor qu’on ne saurait le manquer. Il ne faut avoir aucune idée en tête pour découvrir ce dont on ignore l’existence. Il aurait suffi qu’ils essaient de me trouver.
On ne meurt pas si facilement. Je me suis réveillé sous un soleil aveuglant. Les vêtements lourds sur moi, détrempés, la peau boursouflée de piqûres de moustiques et une sensation de trou dans le ventre. Je me suis redressé et j’ai vu, à la lumière du jour, le paysage depuis les hauteurs de mon promontoire. Cette vision, et puis le vent. Ce que j’ai trouvé, là dans ma solitude, cette fois ça n’appartenait qu’à moi.
Et c’est là que cette impression de silence s’est dissipée au profit d’autre chose. L’agitation des arbres par mouvements successifs faisait bruire leurs cimes les unes après les autres trahissant l’invisible respiration, le parcours du souffle sur elles. Puis le martèlement d’un pivert sur un arbre, coque de noix frappée en rafale, coups de becs d’une corneille dans mon crâne, jusqu’à ce qu’il éclate. Et puis des stridulations d’insecte, un chant polyphonique de grésillements. Sifflet à roulette, roulement d’une bille dans une assiette, escadrille d’avions miniatures. Il y avait des martèlements dans chacun des sons. La répétition plus ou moins espacées de motifs uniques. Un langage sonore archaïque, rythmique, un concert cacophonique de frottements, de souffles, de percussions sans aucune coordination.