Citations de Yanick Lahens (186)
Piégés par l'histoire,
Par les individus,
par lui même, page (31)
"lanmou se vis mwen,vis mwen"
C'est arrivé trois moi après la mort d'Antoine. Mes parents, partis à une veillée chez des amis, nous ont laissées seuls mes jeunes sœurs et moi. Le gardien somnole dans sa chambre, un transistor collé à l'oreille. Les deux chiens font leur ronde habituelle. Il est dix heures. A cause ... complice.
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Il avait juste une calculatrice dans le cerveau, des dents de loup et un i Phone à la place du cœur.
Le 12 janvier a forcé le monde , le temps d'une parenthèse, si brève soit-elle, à sortir de l'amnésie, à être haïtien.
Et après?
Il aimait aussi rappeler à son petit-fils : "La chance, tu dois l'espérer, mais compte d'abord sur toi-même."
Il faisait chaud. Très chaud. De cette chaleur lourde et poisseuse. Sans aucune traversée de vent. Aucune. Nous en avions l'habitude, quelquefois elle abolissait jusqu'aux couleurs.
A mesure qu'il affrontait le monde, tous, pères, mères, oncles et tantes du lakou, nous lui apprenions à maîtriser l'art d'être invisible. Pauvre, maléré, et par-dessus tout invisible. Invisible aux dangers qui guettent, à toute prise des plus puissants et de tous ceux qui ne sont pas du lakou. "On doit croire, Dieudonné, que tu n'existes pas, Tu dois te faire plus petit que tu ne l'es déjà. Invisible comme une lampe dans l'incendie de l'enfer."
Et puisque la peur gagnait du terrain chez nous, à Anse Bleue, Fénelon choisit d'être du côté de ceux qui la disséminaient. Du côté des porteurs de lunettes noires, de machette, de foulard rouge et de revolver. Non de l'autre côté, celui qui la subissait. En l'absence de loi pour barrer la route à la peur, il choisit d'être la seule loi, et d'engendrer lui-même la peur.
"Un enfant à l'école, avait clamé Ermancia au père Bonin, ce sont deux bras en moins à la maison et dans les jardins, et deux bras en moins pour la pêche."
A courber le dos, à se briser les reins sous ce soleil qui poisse la peau, sous ces cieux secs qui font, jour après jour, se fermer le ventre de la terre et pousser la piéraille par-dessus.
Il se surprit à murmurer tout seul : "L'homme à chapeau noir et lunettes épaisses est en train de rendre encore plus glissante qu'elle ne l'était déjà la terre de cette île. Où on se casse tout, les os, les dents, la colonne vertébrale, et l'âme, quand il en reste encore une."
Léosthène se réveilla dans la nuit, résolu désormais à mettre fin à sa lutte contre la terre, les eaux et le soleil.
En septembre 1963, l'homme à chapeau noir et lunettes épaisses recouvrit la ville d'un grand voile noir. Port-au-Prince aveugle, affaissée, à genoux, ne vit même pas son malheur et baissa la nuque au milieu des hurlements de chiens fous. La mort saigna aux portes et le crépitement de la mitraille fit de grand yeux dans les murs. Jamais ces événements ne firent la une des journaux.
Les yeux d'Orvil disaient au contraire que Port-au-Prince était trop loin et qu'on ne pouvait pas, sans conséquences et sans regrets, faire fi du passé. De la terre. Du sang. Pour creuser sa propre loi. Ailleurs. Non, on ne le pouvait pas !
Les chants, de plus en plus forts, de plus en plus profonds, suppliaient les dieux. De nous pardonner. De nous comprendre. De nous aimer. De nous châtier même. Mais d'être là.
"Pour Fénelon, on ne peut jamais savoir, ajouta Orvil. Jamais. " Autant Léosthène avait le coeur du côté du soleil et laissait tout voir : la joie, la peine, le tourment ou le contentement; autant celui de Fénelon aimait l'ombre et le silence. Personne ne pouvait dire s'il voulait rester ou partir, s'il ouvrirait la main pour attraper un rêve, ou s'il cachait une colère noire ou une résignation dans son poing fermé. Personne.
Quand elle lui demanda des nouvelles de son fils, Orvil lui répondit que Léosthène venait encore de lui faire part de son désir de quitter Anse Bleue et de s'en aller en République dominicaine ou à Cuba. N'importe où, mais s'en aller.
La route jusqu'à Anse Bleue avait été longue. Très longue. Elle menait à notre monde. Un monde sans école, sans juge, sans prêtre et sans médecin. Sans ces hommes que l'on dit de l'ordre, de la science, de la justice et de la foi.
Un monde livré à nous-mêmes, des hommes et des femmes qui en savent assez sur l'humaine condition pour parler seuls aux Esprits, aux Mystères et aux Invisibles.
Elle aurait écouté des heures durant cette parole arrachée à l'épaisseur des jours. Parce que le temps passé à se parler ainsi n'est pas du temps, c'est de la lumière. Le temps passé à se parler ainsi, c'est de l'eau qui lave l'âme, le bon ange.