Yann Apperry

Je suis certain, tous les jours qu'il gravissait la colline pour tirer les registres de l'orgue et abîmer son âme dans les couloirs de ses gravures, balayait les allées de l'église, coupait son bois, attisait le feu, s'endormait en musique et se réveillait au son du diamant claquant au bout de sillon sur le tourne-disque - je suis certain, disais-je, qu'une présence manquait à son bonheur. Il avait attendu huit ans, presque jour pour jour, huit années solitaires et studieuses, en compagnie de Frescobaldi, de Bach, de Bruxtehude et de Haendel, que je tinsse debout, que la sauterelle bondît, hors d'atteinte, dans les épis, et que mon père m'apprît, ces mêmes années interminables, à lui survivre.

L'Église était une entreprise florissante, gérée de main de maître, la seule entreprise capable de faire appel à la générosité et à la compassion pour remplir ses caisses et augmenter chaque année son bénéfice.

Je pars moi-même à la recherche du shérif, ce qui d’une simplicité enfantine, le shérif étant de loin, dans toute la communauté, l’individu le plus facile à pister.

- Quand on vit dans une maison, c'est nous qui sommes en elle. Quand on s'en va, c'est elle qui voit en nous...

Je ne sais combien de minutes je regardai Lazarus Jesurum dans le grand salon aux abat-jour de tissus rouge, les doigts pressés sur les touches d'ivoire, n'osant détacher mes mains du clavier, tant l'axtase qui allait me saisir, la révélation d'une apothéose imminente, et de ma délivrance. Je demeurai au piano, le balancier du métronome oscillant toujours, et le sang coulait.

Je dis que la rencontre est une fin. Je dis que l'intersection d'une vie et d'une autre, à la seconde même qui la réalise, est le point de la plus haute intelligence, de la plus haute connivence.

Comme j’imagine, la plupart des membres de sa profession, le Révérend Poach ne manquait jamais une occasion de répéter que son église était la maison de Dieu et que la maison de Dieu était la maison de tous, que sa porte était ouverte aux miséreux et aux petits enfants et qu'on devait s'y sentir chez soi plus que dans nos chambres respectives, ce qui ne l'empêchait pas, chaque soir, de tourner la clef dans la serrure.

Je constatais avec indifférence que le goût excessif pour les structures démantibulées, l'extrême sophistication de l'écriture (la vogue minimaliste m'apparaissait souvent, sauf exception géniale, comme exprimant une tendance tout aussi mystificatrice), l'apparent refus de tout déploiement organique, accouchaient d'une musique sur la défensive, destinée à être jouée, non plus sur la scène d'une salle de concert, mais dans le box des accusés d'un tribunal.

- Sortez de ma chambre, monsieur Merlini, dit-il, renversant sur la couverture le contenu de la mallette. C'est un vrai arsenal que vous avez là, Insanguine. Un beau feu d'artifice pour nos oreilles? De quoi faire sauter un Conservatoire deux fois comme le nôtre, n'est-ce pas ? et des siècles et des siècles de culture. Qu'est-ce-que je lis ici, voyons un peu : Milesse Dâvisse.
- Miles Davis.
-Dans le Concerto di Aranjuez! Oh, oh, oh, voilà qui commence bien! Et là? Thelinous... Thelinus... Thelounis...
- Thelonious Monk.

Je n'entrerai pas dans le détail de nos rapports tempétueux. Quiconque a connu la mauvaise foi du pédagogue raté, celui dont l'ambition, sous couvert de perfectionner les corps et les intelligences, est de planter dans le tendre organisme de ses élèves une graine qui ne portera pas de fruits, me saura gré de lui épargner le récit de cet âge de triste mémoire.

Otello dissimulait, dans les replis de son cerveau imbibé, un mécanisme d'horloge d'une précision formidable, et si je confesse cet atavisme, c'est bien parce que j'y vois le seul cadeau qu'il m'ait jamais offert de son vivant. A moins qu'il ne faille mettre cet instinct d'exactitude sur le compte de son vice : mon, père, comme tous les ivrognes, avait l'accoutumance ponctuelle et minutait ses libations. C'est du reste pourquoi, soutenait Lazarus Jesurum, les jazzmen font de bons alcooliques, et réciproquement.

La misère, j’ai pensé, c’est que les gens n’arrivent pas à raconter l’histoire de leurs misères.

Morts? Elle n'était jamais arrivée à le comprendre.

La mort était comme la lune qui semble aller à la même vitesse que nous, la nuit, quand on voyage, mais qu'on ne peut jamais rattraper, parce qu'elle ira toujours aussi vite, à jamais hors de portée. Peut-être qu'en allant à la vitesse de la lumière... La mort n'était pas un néant, une disparition totale, mais un endroit qu'on ne pouvait pas atteindre parce qu'on n'était pas assez rapide.

C'est en se regardant un jour dans le miroir qu'elle avait eu cette intuition. Elle avait voulu prendre son image de vitesse, bouger si vite que son reflet n'aurait pas eu le temps de réagir. Peine perdue. Mais elle s'était dit que c'était pareil pour la mort: si on était capable de sauter au-dessus du temps, on pourrait y entrer, et retrouver sa mère, son père chéris. Et pour quelques secondes éternelles, les sentir nous prendre dans leurs bras, nous embrasser, nous dire que tout allait bien, que tout irait bien toujours

Ce sont eux qui nous choisissent, lui avait dit son grand oncle. Les monstres.