Eudoxia venait de Cuba. Elle avait quitté son île natale trois ans plus tôt avec son mari et ses enfants en bas-âge dans des conditions rocambolesques. Ils avaient pris place sur un bateau qui prenait l’eau de toutes parts et avait failli sombrer au large de Miami. Puis une association d’aide aux réfugiés cubains les avait pris en charge. A sa surprise, Zora apprit qu’on est souvent forcé de quitter son pays pour des raisons politiques. Pas simplement pour chercher du travail, mais parce qu’on ne supporte pas la manière dont celui-ci est gouverné, qu’on est menacé, qu’on craint pour sa liberté, voire sa vie. Quelle forme d’exil est la plus cruelle, la plus injuste ? se demandait-t-elle. Ou alors toutes les formes d’exil sont-elles aussi douloureuses ? Elle ne parvenait pas à trouver de réponses à ces questions. Comme Eudoxia ne parlait que quelques mots d’anglais, elle communiquait principalement par gestes avec Agnès Jackson. Mais Zora qui depuis quelques années étudiait l’espagnol à l’école, éprouva beaucoup de fierté à parvenir à échanger quelques mots avec elle, se désolant de ne pouvoir dire que des choses très simples, voire élémentaires.
- Como va usted ?
- Que calo resta manana !
- Gracias.
- De nada.
Puis, peu à peu, Eudoxia consentit à articuler chaque mot et à ralentir son infernal débit. Aussi, Zora se fraya-t-elle une voie dans le labyrinthe de ses paroles.
C'était l'époque de la ségrégation quand Blancs et Noirs vivaient, vaquaient à leurs occupations, rigoureusement séparés. Aujourd'hui, cela avait changé. Plus de ségrégation. Mais, la terre ne nourrissait plus les hommes. Aussi, les descendants d'Adam avaient dû accepter n'importe quel travail pour survivre.
« Mon père est le montreur de marionnettes du palais. Son père l’était avant lui. Et le père de son père. Et le père de son grand-père. C’est comme cela de toute éternité. Moi-même, j’étais destiné à devenir montreur de marionnettes après lui si le monde ne suivait pas le chemin déviant qu’il suit à présent… »
Elle reconnut les paroles de « Wayang kulit », un de ses contes préférés.
"Mais de ces différences, il ne fallait pas avoir honte. Ne donnaient-elles pas la preuve de cette fascinante diversité du monde ?" p.118; l.16-18
Augustin Trapenard rend hommage sur le plateau de la grande librairie à Maryse Condé décédée mardi 2 avril 2024 à l'âge de 90 ans. Sa disparition marque la fin d'une époque littéraire marquante. Cette écrivaine guadeloupéenne laisse derrière elle un héritage littéraire riche, composé de près de 70 livres qui ont profondément marqué les esprits avec notamment Segou, La migration des coeurs, En attendant la montée des eaux. Professeur et journaliste, elle était souvent citée pour le prix Nobel, reconnaissance de son engagement et de son talent indéniable.
À travers ses écrits, Maryse Condé a toujours cherché à mettre en lumière les questions cruciales de son temps, notamment le racisme, l'esclavage et le colonialisme. Son oeuvre puissante a fait écho bien au-delà des frontières de son île natale, résonnant à travers les Antilles, l'Afrique et au-delà. En 2018, à Stockholm, elle exprimait avec fierté sa contribution à la reconnaissance de la voix de la Guadeloupe.
Maryse Condé restera dans les mémoires comme une figure majeure de la littérature francophone, ayant enrichi le monde des lettres par sa sensibilité, son engagement et son talent incontestable
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