«
Cahiers de Bernfried Järvi » de l'écrivain portugais
Rui Manuel Amaral, publié en 2019, traduit par
Hélène Melo (Cadernos de Bernfried Järvi), (2021, Editions Do, 176 p.). C'est le quatrième ouvrage de cet auteur, et le premier à être traduit en français.
Rui Manuel Amaral est né en 1973 à Porto, où il vit et a publié. Il est l'auteur de nouvelles et romans « Caravana » (2008, Angelus Novus, 170 p.), « Doutor Avalanche » (2010, Angelus Novus, 120 p.), et de poésie « Polaróide » (2015, Língua Morta, 66 p.). « Les merles n'étaient pas toujours les oiseaux / timide et insaisissable que nous connaissons aujourd'hui. / Il fut un temps où les merles / étaient blancs et, dans certains cas, semblables / aux poissons rouges ». Il anime également plusieurs revues littéraires telles que « Águas Furtadas », malheureusement suspendue en 2008.
Bernfried Järvi est écrivain, en fait il est employé de bureau à Aix-la-Chapelle (Aachen) en Allemagne. Ecrivain est un grand mot car il est souvent face à la page blanche, et plus que blanche. « Cette nuit j'ai rêvé d'un livre. Cette nuit ? Non. Pas cette nuit. Voilà plusieurs nuits, voilà des nuits et des nuits que je rêve d'un livre ». Alors de page en page, puis de pages en livre, ce n'est plus un cauchemar d'écrivain, mais d'éditeur. Editeur de livres blancs, celà va de soi. « Avec des pauses pour fumer des cigarettes, évidemment ».
« Tous les jours à la tombée de la nuit, quand les nuages prennent des formes et des couleurs fantastiques en s'élevant telles des montagnes au-dessus des toits, la moitié d'Aix-la-Chapelle descend des bureaux avec la précision d'un engrenage à six roues, fatiguée et lasse, se dirige vers les cafés ». Il est vrai que la cathédrale octogonale, qui englobe l'église romane, qui abrite elle-même le trône en pierre, un peu rude et froid, de Charlemagne (Karl der Groẞe), est dans la partie basse de la ville, avec encore ses restes de remparts, maintenant transformés en « Ring » automobiliste autour de la cité.
Au Portugal, Bernfried, quant à lui, se dirige vers le Ceuta, l'Aviz ou le Piolho, trois cafés de Porto. Il a raison, c'est dans la partie haute de la ville, autour de l'Universidade do Porto. C'est là qu'il passe son temps et choisit son endroit « la table près de la fenêtre ». Passent les jours, avec des conversations de bistrot. le tout entremêlé de questions hautement philosophiques (en gras et italique). « Qu'est-ce qu'une machine », « Qu'est-ce que la pluie », « Qu'est-ce que la neige », « Qu'est-ce que le sommeil », « Qu'est-ce que le mouvement de rotation de la terre ». Bref des interrogations quasi indispensables à entretenir une conversation de haut niveau pour pochtrons. On aimera ces Milo, Marcus, Tobias, Pagreus, Benjamin ou Helmut, tous oisifs ou désoeuvrés. Mais on saluera la soif de connaissances, et la soif tout court, de ces piliers de bars. Quoique toutes ces recherches fondamentales n'aident pas Bernfried, face à sa « feuille encore vierge ». Mais bon, pendant ce temps, « il écoute la respiration des choses autour de moi. Table papier, stylo, livres, poussières ». Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?
Il faut dire que l'entourage porte à la réflexion. « Un trou dans ma chaussette. Piqué par le démon de la curiosité, je regarde. Que vois-je ? le désert ! Un désert à perte de vue, des dunes hautes comme des cathédrales et profondes comme des abîmes ». Et que le temps se fait long. « Une année comporte quatre cents jours. Trois cent soixante-cinq jours au cours desquels notre sang pulse et nous sommes vivants, et cent trente-huit autres où bien des choses se passent, même si personne ne sait de quoi il s'agit ».
Il faut dire aussi que Bernfried rêve beaucoup. « La nuit dernière, j'ai rêvé d'un livre. Ce soir ? Pas. Pas ce soir. Il y a de nombreuses nuits, de nombreuses nuits, de nombreuses nuits où je rêve d'un livre. le livre des ouragans. le livre de la tempête. le déluge-livre. le livre du feu. le livre de guerre. le livre des explosions. Pas le "livre - tiret - explosion", mais le livre-explosion colossale et infinie. le livre des vagues géantes. le livre du tremblement de terre. le livre de lave. le livre cannibale. le livre des cris. le livre des murmures. le livre d'haleine. le livre d'étranglement. le livre à poing fermé. le livre à main ouverte. le couteau-livre-pointé-vers-le-coeur. le livre à contre-jour. le livre plein de voix. le livre qui est ma tête. le livre qui est ma chair. le livre qui n'est rien ». Il travaille bien dans un bureau. Quand, c'est une autre histoire. Mais il rêve d'être écrivain.
En fait c'est un grand sentimental. Tout pour lui est prétexte à histoire, à romance. « Au coin de la rue, je tombe sur un stylo-bille perdu. (J'ai un faible pour les stylos-bille.) Quelles histoires, quelles lettres, quels billets - peut-être d'amour, peut-être d'adieu - sont nés de ce stylo-bille ? Et à qui appartient la main qui l'a utilisé pour la première fois ? Et quelle a été la première lettre, le premier mot ? Et le dernier ? Mon gros orteil gauche s'agite vivement dans ma chaussure. Si seulement je parvenais à écrire un poème, une histoire à partir de tels questionnements, ou à soutenir avec brio une thèse du plus grand intérêt. / Je me sens las (l'image qui me vient est celle d'une loque froissée). Les fibres de mon âme sont toutes empêtrées (pour une raison quelconque, j'éprouve un plaisir particulier à écrire les mots « fibres de mon âme »). Je glisse le stylo-bille dans ma poche et reprends ma route ».
Tout cela était déjà dans l'incipit « Je m'appelle Bernfried Järvi comme tout le monde ». C'est même signé « Erik Satie 1922 ». A moins que ce ne soit un ancêtre de Paavo ou de Kristjan, ou de leur père Neeme, tous trois chefs d'orchestre estoniens, il y a peu de chance que Erik Satie ait connu ce Järvi là. D'autant qu'il était né à Honfleur, tout comme
Alphonse Allais
Pour terminer sur
Rui Manuel Amaral, son premier livre « Caravane » s'ouvre sur cette définition de la littérature : « un pommier qui donne des oranges ». Et pour poursuivre, dans son second livre, il y a des histoires sans fin, d'autres qui n'ont même pas commencé, et d'autres enfin qui s'autodétruisent. « Peut-être espéraient-ils que, tout d'un coup, quelque chose allait faire prendre à l'histoire une tout autre direction ? Qu'un grain de sable, une pierre, un petit verre pointu jaillissent de quelque part qui mettraient fin à tant de bonheur ? Je comprends. Mais non »."