C'est une lecture vraiment enrichissante pour mieux comprendre la Turquie contemporaine et ce qu'en pensent ses ressortissants que nous livre ici
Anne Andlauer.
L'auteur, correspondante à Istanbul, nous brosse le portrait d'une jeunesse stambouliote avide d'Europe et désespérée face à un horizon bouché en Turquie, laisse la parole aux journalistes qui, parlant de la liberté de la presse mise à mal, déclarent “on meurt moins, mais l'on souffre plus”, et dénonce la dynamique inverse dans laquelle s'est engagée la Turquie, où les droits des femmes reculent.
J'ai particulièrement apprécié les chapitres sur la géopolitique de la Turquie, où le terme "d'ottomanisme" est réfuté, au profit d'une "occidentalisation de la Turquie". Loin d'être un retour à un Empire ottoman fantasmé par les Occidentaux, la stratégie d'Ahmet Davutoğlu est de recentrer la Turquie comme puissance régionale influençant économiquement et politiquement ses voisins. Les succès pour parvenir à cette vision demeurant bien parcellaires du fait des printemps arabes et de la guerre civile en Syrie. L'interventionnisme armé renouvelé, notamment en Syrie, en Libye et au Haut-Karabagh est d'ailleurs vivement critiqué par l'opposition au gouvernement, qui y voit une politique aux objectifs peu clairs, fondée sur la confrontation et décrédibilisant la diplomatie turque. Cette obsession des anciennes frontières d'un Empire dont l'histoire est modelé à la convenance du président (choix des dates anniversaires, omission des autres peuples de l'Empire ottoman, laissant entendre l'existence d'une Turquie homogène avant le génocide) faisant office d'un argumentaire finalement plus utilisé comme outil de politique intérieure que d'une véritable stratégie de projection de puissance turque dans la région.
Anne Andlauer s'attarde également sur les échecs de l'adhésion à l'Union européenne formulée dès 1959 ; les Turcs voyant dans l'arrêt des négociations une intolérance et un racisme des Européens envers les musulmans, sans remettre en cause les importants reculs de la Turquie en matière de protection des libertés ces dernières années.
Le sujet de l'immigration s'invite également dans un ouvrage décidément bien complet, notamment à travers la question syrienne, dont près de 4 millions de ressortissants sont aujourd'hui réfugiés en Turquie, des mineurs pour l'essentiel.
Anne Andlauer rappelle d'ailleurs que cet afflux, malgré toutes les critiques dont il fait l'objet, contribue aux objectifs démographiques fixés par Erdogan (atteindre 100 millions de personnes), et renforce une économie aux abois.
Le dernier chapitre, vision anticipatrice des tristes évènements de février 2023, revient sur les ambitions démesurées de construction d'un canal sur le Bosphore et les folies immobilières et écologiques qui l'accompagnent ; et l'auteur de rappeler les risques sismiques immenses de la région, et la faiblesse des infrastructures stambouliotes souvent construites sans aucun respect des règles de sécurité.
Bref, une vraie belle introduction à la Turquie contemporaine, avec des chapitres clairs et bien étayés, à lire !