Je viens de lire le premier roman de
Sofia Aouine mais je sais qu'il ne sortira que le 29 août. Je viens de lire cette "
Rhapsodie des oubliés" et j'ai envie, besoin, d'en parler là maintenant tout de suite. En parler du mieux que je peux pour que d'autres lecteurs l'ouvrent, le découvrent et soient happés à l'intérieur des mots comme je l'ai été.
Voilà donc Abad, 13 ans, arrivé du Liban avec sa famille et installé rue Léon,
Paris, XVIIIe arrondissement, qui raconte et qui nous fait pénétrer dans son quartier, dans cette rue qui "raconte l'histoire du monde avec une odeur de poubelles". Oui, les images sont crues, osées, aussi violentes que la réalité quotidienne que ce gamin doit affronter en essayant de ne perdre ni son âme, ni sa liberté. Son âme, c'est avec
Gervaise la belle tapineuse camerounaise qu'elle parvient à s'envoler ; c'est avec Odette, la vieille dame aux milliers de chansons et de livres, qu'elle se nourrit ; c'est avec Mme Futterman, la psy avec "une valise qui hurle dans un coin", qu'elle "s'ouvre du dedans". Et c'est avec Batman, la jeune fille voilée de l'appartement d'en face, avec Colette, avec toutes ces filles et ces femmes rencontrées, croisées, observées, qu'elle apprend à se rebeller.
Comme la rue Léon, le roman de
Sofia Aouine contient l'histoire du monde, d'un monde étroit et mal foutu qui, comme un ogre, dévore l'enfance avant qu'elle ne s'épanouisse et avilit le corps des femmes pour mieux dissoudre leur souffle. Avec ses mots de gamin malicieux et lucide, dans une langue colorée de multiples influences, Abad nous emmène au coeur de la misère, là où justement il n'y a guère de coeur. Et le roman se construit comme une tapisserie où se cousent l'une à l'autre différentes voix, des temporalités éclatées, des histoires déchirées que le récit raccorde entre elles et à celles de cet Antoine Doinel du XXIe siècle. Pas de dolorisme, pas de lamento ! Une énergie incroyable émane du personnage et de l'écriture, une volonté prête à bouffer tous ceux qui seraient susceptibles de l'empêcher d'avancer, de grandir, d'être l'homme qu'il veut être.
Cette langue ravageuse, rebelle, se fait souple pour s'adapter aux histoires qui influent sur celle d'Abad. D'une ironie mordante quand il s'agit d'évoquer l'influence des intégristes, elle se fait poétique pour raconter le passé de Madame Futterman, rageuse pour retracer la vie de
Gervaise, désespérément hilarante pour décrire l'arrivée en Picardie. C'est une langue protéiforme qui vit et qui change au gré des situations, des descriptions, des personnages... et du point de vue du narrateur. Une langue d'aujourd'hui qui ne craint pas de se frotter aux classiques (les noms des personnages et les différents exergues y incitent aussi),
Zola, Ajar-Gary,
Proust, Hugo, Truffaut..., pour s'en repaître, de la même manière qu'Abad se nourrit et s'élève en lisant et en écrivant dans son carnet noir. Emportée par l'urgence d'une vie à vivre loin de la rue Léon, l'écriture parvient à ramasser tous ces lambeaux d'existence pour donner son unité et sa solidité au roman.
Histoire, construction, personnages, écriture, rythme, sujet... tout, absolument tout, m'a épatée dans ce premier roman ! Et, malgré la violence qui en émane, malgré la tristesse et la colère désespérée, je garde de cette lecture une impression d'optimisme revigorant. Cette "
Rhapsodie des oubliés" à l'énergie prodigieuse va chanter longtemps dans ma mémoire !