« Prolepse ».
La note au bas de la page 415 de mon exemplaire m'a appris le nom de ce procédé par lequel «
Balzac ne permet jamais à son lecteur d'imaginer que Lucien s'en sortira ». Prolepse (ou anticipation) qui fait comprendre que, quoi qu'il puisse arriver au cours des 800 pages de l'ouvrage, Lucien court à l'échec. Procédé qui gâte sensiblement mon plaisir de lecture : à quoi bon découvrir toutes les péripéties puisque le résultat final est acquis ?
Ni billet, ni chronique, ni résumé. Juste mes impressions notées au fur et à mesure de la lecture, pour le cas où je me demanderais, dans un an ou deux : de quoi ça m'a parlé,
Illusions perdues ?
Alors oui, à Angoulême, la vie était quotidienne, rétrécie, et prévisible : Lucien, prétendant poète, s'était fait tourner la tête par une petite aristocrate qui avait besoin de rêver. Eve, la soeur de Lucien, et David, son ami, venaient de former un beau couple, tendre et droit, mais qui allait se faire tondre la laine sur le dos, c'était évident, par le père rapiat de David (un cousin du père Grandet ?) et par Lucien l'inconséquent. Et je m'ennuyais un peu de tout ce qui était déjà annoncé sans être encore dit.
Et puis, Lucien était monté à Paris, avec son amoureuse et son ambition, et, indécrottable provinciale, j'avais découvert la capitale des années 1820 avec eux. Je ne m'ennuyais plus ! Mais que d'apprentissages, douloureux autant pour l'amour propre que pour le portefeuille : des codes, des modes, des usages, et, au total, du mépris des happy few de l'époque, pour celui qui arrivait esseulé, sans nom, sans fortune et sans réseau. Celui qui se construisait dans les salons, les théâtres ou au cours d'élégantes promenades en calèche. le même dont nous tentons aujourd'hui de nous entourer, virtuellement, avec nos téléphones et nos tablettes…
Imprudent Lucien, qui va délaisser un « Cénacle », difficilement mais magnifiquement intégré, d'amis écrivains, désintéressés, généreux, et désargentés, pour s'acoquiner avec de jeunes journalistes et de vieux éditeurs qui ont renoncé à toutes leurs ambitions littéraires depuis longtemps, et vivent de filouteries et de petits chantages. Première féroce description du journalisme de l'époque et de ses servants !
Voilà, pas besoin de consulter la boule de cristal pour envisager de nouveau que les choses vont mal se passer, que Lucien part dans la mauvaise direction et qu'il en fera souffrir sa jolie famille restée en Angoumois. Je ne suis pas sûre d'avoir envie d'avaler toutes les pages longues et minutieuses qui vont décrire en détail l'inévitable descente aux enfers.
Pourtant… pourtant, il aurait été dommage de ne pas lire le premier article publié de Lucien, la critique d'une verve ébouriffante, très « moderne », d'une pièce de théâtre. Une réussite incontestable qui lui attire aussitôt, évidemment, la jalousie et la méfiance de ceux qui, sous couvert de l'aider, ne pensent qu'à se servir de lui.
Mais Lucien ne voit rien et se laisse enivrer par ce premier succès, par la passion qu'il inspire à une ravissante actrice, par le luxe dont celle-ci est entourée grâce à son protecteur. Ce n'est pas faute d'avoir été averti de la réalité du métier de journaliste par ceux-là même qui en vivent : « Lucien ! il est beau, il est poète, et, ce qui vaut mieux pour lui, homme d'esprit ; eh bien ! il entrera dans quelques-uns de ces mauvais lieux de la pensée appelés journaux, il y jettera ses plus belles idées, il y dessèchera son cerveau, il y corrompra son âme, il y commettra ces lâchetés anonymes qui, dans la guerre des idées, remplacent les stratagèmes, les pillages, les incendies, les revirements de bord dans la guerre des condottieri.»
Et c'est la description détaillée, technique, chiffrée, des manoeuvres et des magouilles du milieu littéraire parisien. Les directeurs de théâtre, les éditeurs,
les journalistes, ne cherchent que leur profit immédiat et la qualité des pièces et des textes est le dernier de leurs soucis. Je me dis qu'ils ont dû beaucoup faire souffrir
Balzac pour qu'il les décrive avec un tel mépris. Et qu'il parle pourtant en connaissance de cause puisqu'il a été lui-même journaliste.
Et puis, tant qu'à faire d'avoir des illusions et des ambitions, Lucien se laisse dévoyer ; pour changer le nom de son père contre celui de sa mère, plus scintillant, avec particule, il accepte de renier ses convictions politiques (en avait-il vraiment ?).
Des intrigues du milieu littéraire, on arrive tout naturellement à celles des hommes des partis, puisque de toutes façons elles sont imbriquées les unes dans les autres. Ce n'est pas plus reluisant. C'est détaillé, c'est compliqué, pour un historien cela a sans doute de l'intérêt. Je constate, moi, que cela ne m'apprend pas grand-chose : aujourd'hui comme hier, les politiques ont le sens commun tourneboulé par le pouvoir.
Lucien tombe alors inévitablement dans le piège tendu par l'amoureuse d'Angoulême, qui, après l'avoir rejeté dans son insignifiance à leur arrivée à Paris, n'a pas supporté qu'il la dédaigne quand le succès de ses premiers articles a fait de lui un homme de nouveau séduisant. Elle fait en sorte que le nom de Rubempré lui soit refusé, et dans de telles circonstances que ses nouveaux amis du parti royaliste lui tournent le dos, s'estimant trahis.
C'est le premier pas vers la grande misère et le malheur. La belle maîtresse de Lucien, actrice pourtant talentueuse, fait les frais de la cabale, se trouve sans emploi, tombe malade et meurt dans le plus extrême dénuement, malgré tous les efforts de Lucien qui est allé jusqu'à faire des faux en écriture pour obtenir quelques subsides. Ce dont on sait bien sûr (prolepse) que cela ne restera pas impuni.
Et j'arrive à la troisième partie de l'ouvrage, le retour de Lucien à Angoulême. Je crois que je vais jeter l'éponge. Je n'ai aucune délectation à voir défiler toutes les mesquineries, les bassesses, les concurrences déloyales, les corruptions, les reniements qui s'accumulent contre la soeur et le beau-frère de Lucien. N'en jetez plus, je connais la petitesse humaine, et je comprends mal le plaisir qu'a
Balzac à la seriner, la détailler au plus près, dans la moindre nuance, nous en assommer.
Ah, mais
Balzac me récupère par la peau du cou ! Avec la lettre écrite à Eve par un ami (un vrai) parisien de Lucien. Enfin, une écriture qui a du souffle et de la vigueur ; et de l'honnêteté dont on n'avait pas vu la couleur pendant 650 pages.
Balzac est au meilleur de lui-même quand il fait écrire les autres.
Et puis arrive le personnage de l'avoué débutant d'Angoulême, Petit-Claud, à qui l'on promet monts et merveilles - une femme bien dotée, en finances et en relations - s'il participe au projet des concurrents de David de ruiner celui-ci ; un sommet dans l'infâme et la noirceur, ce Petit-Claud. Une intelligence admirable, à la hauteur de son ambition et de sa duplicité. Là, enfin,
Balzac m'esbrouffe complètement, avec le portrait de ce pervers diabolique ; il était temps (p 673…).
Mais ça ne dure pas : les stratagèmes montés par Petit-Claud, par les imprimeurs concurrents de David, par son ancien employé retourné par ces méchants, tournent au grand-guignol. N'importe qui se prendrait les pieds dans la complexité de leurs machinations (qui m'échappent en grande partie, mais je ne suis ni avoué, ni imprimeur, et peut-être moins retorse que ceux-là) alors qu'à eux tous, ils ne les fassent pas échouer, cela relève du miracle ! Enfin, bref (façon de parler…) Lucien se fait encore berner, donc son beau-frère part en prison, et sa soeur s'évanouit ! Lucien, désespéré de ses inconséquences, décide de mettre fin à ses jours. Or, ne voilà t'il pas que sur le chemin du trou d'eau où il a décidé d'aller se noyer, il rencontre par le plus grand des hasards, un ecclésiastique ibérique, arrivant tout droit de Tolède et prêt, sur juste la bonne mine (un peu défaite quand même) de Lucien, à les tirer, lui, sa soeur et son beau-frère, de leurs embarras… Guignol, je vous dis !
Guignol certes, mais ce jésuite sorti de nulle part permet à
Balzac un moment exceptionnel, de ceux où il s'affranchit de toute réserve, où il déploie toute sa fougue provocatrice et cynique. le talent oratoire de l'
abbé s'impose à Lucien qui revient à la vie, celle fastueuse et sans scrupules qui lui est proposée sans ambages, sauvetage de sa soeur et son beau-frère compris.
Donc, en-dehors de trois, peut-être quatre, mettons cinq, dizaines de pages exceptionnelles, croisées ici et là, je n'ai pas trouvé de vrai plaisir à ce long anéantissement des illusions.
Balzac absolument misanthrope, misogyne à peu près autant, ne sauve personne, alors que je gardais le souvenir de quelques beaux personnages, attachants, dignes de respect, dans d'autres ouvrages :
le père Goriot,
Eugénie Grandet,
Ursule Mirouet et son tuteur, Chabert… Sans colonne vertébrale, talentueux mais velléitaire, intelligent mais naïf, avide de succès mondains plus que de réussite littéraire, ayant beaucoup d'amour-propre à protéger mais peu d'amour à donner, Lucien est du genre dont on sait très vite qu'on n'aurait pas envie de le fréquenter dans la vraie vie. Alors, huit cents pages en sa compagnie…
Même la jolie famille de Lucien paraîtrait niaise à force de bonté. Seule, Eve, sa soeur, sait révéler, face à cette adversité catastrophique, une perspicacité, une finesse et une droiture qui, dans nos temps où la femme a davantage d'autonomie, auraient pu lui permettre de redresser la barre. Mais en 1820, elle était à peine un sujet de droit et n'avait le pouvoir de décider pour rien.
Illusions perdues, c'est 19ème, comme les menus des banquets pesants de l'époque : richesse garnie, plats en sauce à tous les services, à chaque page. Au point que lorsque je trouvais une phrase sans affèterie, je la remarquais, m'arrêtais et la savourais comme un sorbet : un peu de légèreté ! La satiété m'arrive vite, avec le style
Balzac, j'ai eu souvent envie de sortir de table (puisque je lis pendant mes repas) et du livre avant la fin du chapitre.
Pierre Michon a dit récemment dans l'émission La Grande Librairie, qu'il était le dernier écrivain du 19ème siècle. Alors, il y a 19ème et 19ème. Celui tout en fulgurances fabuleusement effilées de
Pierre Michon enchante mes papilles, l'abondance longuement mijotée
De Balzac n'est pas vraiment ma tasse de thé !