« Dans les mystères de notre nature, à la vue de certains hommes, nous sommes parfois assaillis d'impressions pénibles que nous ne saurions définir. Leur extérieur ne suffit pas toujours à justifier l'antipathie instinctive qu'ils soulèvent ; on dirait qu'il se dégage de leur vie un fluide qui les enveloppe d'une atmosphère où l'on ne peut respirer sans malaise. »
(...)
« Ses cheveux châtains aux reflets rougeâtres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse, parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons qui donnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Par instant, un regard éteint, louche, sinistre, perçait le verre de ses lunettes en écaille. Evidemment les trous et les désordres de ce visage n'étaient, on peut dire, que les stigmates d'une vie terrible… »
Clément est abject, répugnant, nauséabond et n'inspire que méfiance.
Aussi, parait-on surpris de le voir vêtu d'habits propres et neufs, encore d'apprendre qu'il est marié à une femme aimante et dévouée, qu'il dispose d'un toit régulier, qu'il travaille et même économise…
Peu de temps avant, il était encore maltraité par un infâme propriétaire en tant que domestique, comblait les mois difficiles en recourant, avec ruse et perfidie, aux secours d'un abbé qui lui remettait de l'argent « un homme naïf et réellement charitable, dont la crédulité était facile à exploiter » selon l'expression même du très honorable Clément.
Comprenant qu'on pouvait tirer davantage de la matière ecclésiastique, Clément renforce sa foi : « Ils suivaient régulièrement les offices, choisissaient à l'église les places les mieux éclairées et s'y faisaient remarquer par une attitude humble et repentante » intègre une congrégation religieuse, et accepte de « régulariser » sa situation avec Rosalie, sa maîtresse, en se mariant : « Il lui fut permis dès lors d'espérer, sinon la fortune, du moins, prochainement, une aisance convenable. » mais tout ceci n'explique que très partiellement sa nouvelle et soudaine prospérité…
C'est ainsi une longue confession que fait Clément a son ami Max Destroy, l'écoutant avec patience et commisération, mais qui ne se doute pas encore qu'il échange avec un véritable criminel. Clément se dénigre tout en se sanctifiant, se dit heureux de sa prospérité tout en retraçant avec joie ses infirmités passées et ses filouteries :
« Clément avouait encore que le fait seul de se démasquer en présence d'un ami lui procurait un bonheur qui approchait de la volupté »
Il lui parle notamment de : « l'horreur secrète avec laquelle il se prêtait à des cérémonies (religieuses) qu'il jugeait ridicules »
Se calomnie :
« En passant la revue de tous ces actes qualifiés crimes par les hommes, je serais en peine d'en trouver un que je n'aie pas commis. »
Tout en paraissant se glorifier :
« Mon orgueil et mon égoïsme sont sans bornes ; je sacrifierais, à l'occasion, le monde entier à la moindre de mes fantaisies. J'ai été beaucoup aimé, et je n'ai jamais aimé personne. Pendant nombre d'années, je n'ai vécu que de dettes. J'en faisais d'autant plus volontiers que je ne pensais pas pouvoir les payer jamais. J'ai puisé sans scrupule dans la bourse de mes amis, et je ne puis pas dire que je me sois jamais employé efficacement pour aucun d'eux. »
(…)
« Rappelle-toi ce que je t'ai dit : J'aurai de l'argent et je deviendrai un personnage. Me suis-je trompé ? J'ai l'estime, voire l'amitié d'hommes considérables ; des magistrats et des prêtres fréquentent ma maison ; j'ai des amis et des flatteurs à n'en savoir que faire. Je deviens estimable aux yeux mêmes de ton ami
De Villiers, lequel, entraîné par le courant, ne dédaigne plus de venir chez moi. »
Et se déclare comme un athée farouchement rebelle à toute idée de transcendance : « L'idée de Dieu, poursuivit-il, n'a pas une seule fois été émise devant moi, que je n'aie sur le-champ proféré un blasphème : je l'ai maudit, défié, ce Dieu ; j'eusse voulu croire à son existence, afin d'être convaincu qu'il entendait ces blasphèmes et ces provocations ; j'ai souhaité de revenir au temps où l'on vendait son âme… Regarde-moi ! »
Comme le résume l'auteur : « tout en Clément était étrange et inexplicable : son mariage, sa manière de vivre, sa préoccupation des jugements d'autrui à l'égard de son aisance, son affectation à en expliquer l'origine, jusqu'au tressaillement qu'il éprouvait dès qu'on sonnait à sa porte »
Le poids des remords ne frappe pas encore Clément suite au crime mais laisse presque immédiatement des empreintes et flétrissures sur sa femme, Rosalie : « Quand, deux années auparavant, elle resplendissait encore de tous les charmes extérieurs que peut envier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendre Destroy que de la retrouver pâle, amaigrie, exténuée, prête, en quelque sorte, à rendre le dernier soupir, et cela, sans qu'il fût possible de préciser sa maladie ou seulement son mal. »
Tout un tas d'hasards fâcheux ou de sournoises vengeances du sort s'acharnent sur le couple :
- Afin d'apaiser ces troubles, Rosalie prend des cours de piano mais il s'avère que la femme qui dispense les cours n'est autre que la veuve de Monsieur Thillard, l'agent de change lâchement assassiné par le couple… Ce qu'elle réalise un peu tardivement.
- La physionomie du jeune enfant de Rosalie diffère totalement de Clément et plus il grandit, plus l'on est certain qu'il descend directement de Monsieur Thillard, qui fut l'amant de Rosalie, laquelle s'était donnée à lui pour quelques maigres rémunérations. Cet enfant, qui aurait dû revitaliser les espérances du couples, les effraie au contraire par des regards fixes et angoissants de poupée et semble animer d'un désir de vengeance : « sa jolie figure n'annonçait ni sensibilité, ni intelligence ; elle conservait, même sous les plus tendres caresses, l'impassibilité de l'idiotisme. »
- Un procureur, dont la présence aux soirées que donne Clément flatte l'orgueil, provoque nausées et évanouissement à Rosalie quand il conte tout un tas de crimes lâches et impunis ayant une ressemblance fâcheuse avec le leur.
Tout ceci accable et précipite la mort de Rosalie en une lente agonie faite de douleurs physiques et de culpabilité. Elle craint son sort pour l'au-delà et demande à Destroy de faire intervenir un abbé pour l'absoudre à temps avant de mourir, mais au moment où ils se rendent à son domicile, alitée, Clément veille et les expulse avec rage : « Ces hurlements de détresse, à émouvoir des coeurs en marbre, ajoutaient à la rage de Clément et le jetaient insensiblement hors de lui. D'une voix étouffée , lançant les syllabes comme des flèches : « Que venez-vous faire ici ? dit-il à l'abbé, et à Max de quoi vous mêlez-vous ? »
L'irascibilité de Clément s'aggrave sensiblement, mêlant provocation et délires :
« Tue, vole, viole, sois un monstre, mais qu'on ne le sache pas ! Qui donc te châtiera ? Il n'est qu'un lâche ou qu'un imbécile qui puisse craindre des chimères et des fantômes ! »
Une simple tempête nocturne le noie dans un cauchemar en pleine conscience : « La tempête m'a tout à coup éveillé. La pluie tombait par torrents ; le vent s'engouffrait dans ma cheminée et produisait un bruit persistant analogue à celui d'orgues lointains. J'avais les yeux pleins d'un rouge sombre et sinistre. Je m'imaginais soudainement que le feu était à la maison, et, saisi d'une terreur indicible, je sautais à terre. Je courus à ma cheminée et appliquais mon oreille à l'ouverture. le ronflement que j'entendais était vraiment celui des flammes d'un vaste incendie. J'ouvris précipitamment ma fenêtre pour voir le ciel. le ciel était rouge ; les murs voisins étaient rouges aussi. Je me penchais dehors au risque de tomber dans la rue, et tâchais d'apercevoir le toit de la maison. Il me sembla encore qu'il était en feu. Enfin, de tous côtés, je ne voyais que les reflets rouges d'un foyer immense. Les gouttes d'eau, larges comme des sous, qui tombaient sur mon front étaient immédiatement séchées par la chaleur intense dont mon corps, plein de fièvre était dévoré. Je résolus de monter à l'étage supérieur. Au droit de mon lit, m'étant détourné par hasard, j'aperçus au fond de l'alcôve une figure pâle qui me regardait. Je reculais d'un pas, puis je roulais à terre sans connaissance. »
Il avoue tout à son ami, en une agitation nerveuse : « Nous raisonnions le crime à l'instar d'une opération commerciale, et appelions de toutes nos forces l'occasion de nous enrichir à l'aide d'un mauvais coup. » et conte toutes les étranges circonstances qui le poussèrent à commettre un crime lâche et la facilité avec laquelle il jeta le corps dans la Seine, en plein brouillard et de la gloire qui résultait de cet acte :
« Je sentais au dedans de moi-même renaître une assurance imperturbable ; ma poitrine n'était déjà plus assez large pour contenir la volupté qui l'envahissait ; je me considérais intérieurement avec orgueil, et, croisant les bras, je regardais le ciel noir d'un air de défi et de dédain suprême. »
En Amérique, où il fuit ses remords, Clément fait une fortune immense, prodigue l'aumône, fonde un hôpital, sauve des naufragés… Puis s'en va mourir enfin sur le bateau qui le ramène en France, toujours repentant, toujours millionnaire et une dernière confession témoigne de sa sincère volonté de se repentir.
L'intérêt du roman n'est pas tellement dans cette morale nécessaire accablant de remords le criminel mais dans la psychologie complexe et confuse de Clément ; de cet homme humilié et orgueilleux qui nous dévoile progressivement l'abîme d'horreurs dans lequel il a chuté ; de ce nihilisme dissimulant une forte détresse. Tout est peint d'une façon morbide, intrigante et poétique, tout réside dans l'atmosphère particulière du roman et de ce rythme lent et saccadé, pour lequel il faut un peu de patience. Et puis surtout, ne soyez pas frustré par la façon stupide dont est présentée ce roman, à savoir « le premier roman policier français… » si vous partez avec cette attente, vous serez nécessairement déçu. Il n'y a pas d'étiquette pour ce roman, mais on peut dire qu'il se rapproche, dans l'esprit, à un mélange entre
Edgar Poe et
Baudelaire que l'auteur admirait particulièrement. Il n'y a pas non plus à mon sens, un but essentiellement moralisateur où l'on étouffe le lecteur par des propos philosophico-religieux en pointant du doigt un cas isolé. L'auteur englobe, dans ce crime lâche, les moeurs de son temps : « En définitive, reprit Max, qu'a-t-il fait, sinon ce que font, sur une moins vaste échelle, bien d'autre jeunes gens de notre génération ? Combien ont en eux le germe des vices qui sont en fleur chez lui, et n'atteignent point à l'énormité de ses fautes, uniquement parce qu'il leur manque sa force, son tempérament, son audace ! »
Tout cela marque assurément l'imagination.
Qui plus est, l'originalité du style, la poésie qui s'y dégage nous sauve d'un sentiment de dégoût qui pourrait facilement résulter d'un tel sujet.